[MP] Histoire : Ailyn

[Smidge]

"Calmez-vous mademoiselle, calmez-vous, ça va aller..., la coupa le docteur Dupré en la prenant par la main, la relevant, puis la conduisant imperceptiblement en direction de la salle à manger. Je vous invite d'ailleurs tous à sortir de cette pièce calmement. S'il vous plait, messieurs dames, cette jeune femme a besoin d'espace."

Contrairement à tous les autres, le docteur semblait plutôt sûr de ses gestes, et malgré son apparence frêle et maniérée, nullement perturbé de la présence d'un cadavre ensanglanté à leur côté. Il éconduit tout le monde agglutiné aux portes entre la cuisine et l'arrière cuisine un peu plus loin, tandis que les conversations qui s'étaient toutes tues quelques minutes plus tôt reprenaient de plus belle.

"Vous... vous savez quand il est mort ? Il était encore là tout à l'heure, quand...", interrogea le banquier prénommé Gaston d'une voix blanche.
"Je ne pense pas que de quelconques tests supplémentaires puissent nous donner des informations plus précises de ce point de vue là..., avoua le docteur. Comme je vous l'ai dit, je..."

Les portes de la salle à manger s'ouvrirent tout à coup, et Sofia sursauta de surprise.

"Mais... !, s'écria une voix forte féminine. Que se passe... Pourquoi est-ce que... ?"

C'était la cuisinière, de retour en compagnie de l'autre servante plus âgée. Plusieurs invités accoururent, et les mirent au faîte de la situation.

Étonnamment, sa réaction ne fut pas aussi vive que Sofia l'aurait pensé au premier abord. Elle resta tout d'abord impassible, puis acquiesça lentement aux explications désordonnées des invités. La domestique plus âgée, en revanche, tomba aussitôt à genou, serrant son collier orné d'un crucifix qu'elle porta à ses lèvres en récitant quelques prières lancinantes.

Finalement, les gens ne la regardaient pas de travers. A vrai dire, l'attitude sibylline de la jeune Marjorie avait davantage attiré les regards et, espérait-elle, les soupçons. Instinctivement, elle la chercha du regard. Le couteau qu'elle tenait dans les mains avait disparu. La jeune fille s'avança peu après dans sa direction, dans un geste que Sofia perçut comme sincèrement affectueux.

"Vous allez bien ?, demanda-t-elle à sa seule attention. Ne vous inquiétez pas... c'est fini."

Fini ?... Pour une toute autre raison, ce mot la fit sourire. A vrai dire, cela venait plutôt à peine de commencer...

[Ailyn]

Si Sofia comprenait l'attitude de Marjorie, elle avait du mal à saisir celle des autres. Le docteur avait l'air si calme si sûr... et la cuisinière aussi avait un comportement des plus... étranges. Peut être ne serait-elle pas soupçonnée en premier ? Peut être pas en effet... De toutes façons, elle ne dirait que la vérité quand on le lui demanderait : elle avait entendu du bruit était descendue et... avait trouvé Lucien mort, dans son sang. Il ne manquait qu'une si petite partie de l'histoire...

Elle se laissait conduire docilement par le médecin, essayant de retrouver son calme. Ce n'était pas simple car elle aurait voulu partir, disparaître. Définitivement. Loin de tous ces gens. Pourquoi était-elle venue ici ? Qu'allait elle en tirer ? Pour l'instant, à part le grand traumatisme que lui causait son acte, pas grand chose...

Même si Marjorie paraissait sincèrement compatissante Sofia ne voulait pas se trahir. Elle lui adressa un pauvre sourire fatigué, comme une réponse. Pour dire que le message était reçu.

La jeune femme ne savait comment agir à présent. De toutes façons, elle était si fatiguée. Elle avait besoin d'un peu de repos.

"Je voudrais... Je voudrais m'asseoir, s'il vous plaît, docteur. Je me sens... très faible."

[Smidge]

"Asseyez-vous, mademoiselle. Vous avez subi un choc, c'est bien normal que vous ressentiez de la fatigue. Tout va bien se passer, ne craignez-rien."

Il proposa un fauteuil confortable à Sofia, qui s'y laissa sombrer sincèrement. Cela embellissait merveilleusement bien le dramatique de sa prestation, mais elle n'eut guère à se forcer pour le laisser paraître.

Des deux domestiques, la cuisinière se ressaisit la première, puis de sa voix forte, elle tenta d'attirer l'attention.

"Excusez-moi... Je sais que le moment n'est pas très bien choisi... Mais les chambres sont prêtes, et si vous voulez bien, je vais vous indiquer le nom de la vôtre."

Elle s'éclaircit la voix - qui tremblait légèrement, sortit une petite note, puis énuméra :

"Monsieur et madame Marquand (elle s'adressa au notaire et à sa femme), vous logerez dans la chambre Olive. Monsieur et madame Chambernaud (elle désigna le banquier et sa femme), vous serez dans la chambre Pervenche. Monsieur Dupré, vous aurez la chambre Orange. Quant à ces messieurs dames les acteurs, vous conserverez la Grande Suite."

Elle replia son papier.

"Merci à tous, et excusez-moi encore..."

Tout semblait normal.

Tout, ou presque.

Avait-elle rêvé, ou son nom n'avait pas été mentionné ?

[Ailyn]

Quel bonheur d'être ainsi ignorée... Comme toujours.
De toutes façons, elle n'avait jamais été la bienvenue dans cette maison, que Lucien soit mort ou non. Elle n'était pas invitée, elle ne faisait pas partie de ces "notables" et de cette bourgeoisie qu'elle n'avait eu de cesse de vouloir intégrer à une époque qui lui paraissait bien lointaine. Dans tous les cas, qui avait réellement envie de dormir, après ce qui venait de se passer...

Sofia, qui avait reçu une éducation religieuse en Hongrie, ne pratiquait pas vraiment. Mais elle restait choquée par la proposition de la domestique : ils allaient ainsi laisser le corps de Lucien étalé sur le sol toute la nuit ?

"Et Lucien ? On ne va pas le laisser baigner dans son propre sang toute la nuit... si ?"

Elle se revit, ressentit dans un lointain écho, la panique, lever le hachoir, et... non, ce n'était pas possible. Elle ne voulait pas revoir cette image. Elle ne voyait pas. Qu'à moitié seulement...

Sofia se remit à trembler tout à coup et les larmes remontèrent à ses yeux. Il fallait qu'elle voie son fils, elle voulait rentrer dans un lieu qu'elle pourrait appeler "chez elle" et regarder Ivan respirer tranquillement dans son sommeil plein de rêves fabuleux.

[Smidge]

Le notaire la dévisagea d'un air surpris tandis qu'elle prononçait le nom de son ancien amant.

"Personne ne doit touche au corps ni pénétrer sur les lieux du crime avant l’arrivée de la police, jeune femme."

Un autre invité, le banquier Chambernaud, s'avança dans leur direction.

"A ce propos, vous avez... vu quelque chose, mademoiselle... excusez-moi, je ne me rappelle plus de tous les noms.. ? Cela pourrait grandement faciliter l'enquête de la police si vous aviez remarqué un détail important..."

Était-ce un piège ? Son regard semblait pénétrer le sien, et lire à travers elle comme dans un livre ouvert.

[Ailyn]

Sofia renifla bruyamment, prenant son temps. C'était parti : on la regardait bizarrement, on la soupçonnait... et puis on lui mettait l'enquête de police sous le nez. Elle allait lui en mettre sous le nez, sous le menton et plein les yeux de la bigoterie face à l'enquête de police. Elle espérait un peu que leurs femmes qui faisaient si propres sur elles viendraient éventuellement la soutenir.

"C'est juste que ce n'est pas chrétien de laisser un pauvre homme dans cet état..." répondit-elle d'une voix faible avant de se moucher, bruyamment là encore.
"Je m'appelle Sofia", ajouta-t-elle dans un trémolo qu'elle aurait aimé ne pas émettre.

"Ce n'est pas grave, se rassura-t-elle, ça ajoutera à la comédie..." Aller encore un effort... Un si petit mensonge... Pour éviter d'être punie pour un acte qu'elle n'avait commis que dans une légitime défense. Est ce que cela comptait dans la loi française ? Probablement moins que son statut d'étrangère... et de femme.


"Je... J'ai... entendu du bruit. Quelque chose de très bizarre. Dans l'escalier. Pendant... pendant la représentation. J'ai... cru que quelqu'un faisait un malaise. Alors je suis descendue et... J'ai trouvé Lucien là, étendu sur le sol..."

L'image. Encore elle. Les yeux fous de Lucien. Elle eut un hoquet violent. Les larmes se remirent à couler malgré elle.

"Je... Excusez moi, c'est trop... trop..."

Elle n'arrivait plus à finir sa phrase. Sa gorge était si serrée qu'elle avait du mal à respirer. L'image ne cessait de lui revenir à l'esprit et elle n'arrivait plus à l'ignorer.

[Smidge]

"Je... Je comprends..., répondit le notaire en baissant la voix et le regard. Si je peux faire quoique ce soit pour vous, madem... Sofia."

Son petit jeu semblait l'avoir convaincu, ce qui la réconforta intérieurement. Le banquier ne répondit rien en revanche, se contenant de la fixer du regard, en affichant un discret rictus malsain.

"C'est vraiment effroyable...", soupira la femme de ce dernier, Alice.

Elle s'approcha de Sofia, et la gratifia d'un sourire que la jeune femme interpréta comme sincère.

"Vous qui semblez l'avoir connu plus... intimement, poursuivit-elle, auriez-vous une idée de qui aurait pu lui en vouloir ?"

Sofia entendit distinctement et ostensiblement souffler derrière elle.

"Alice, ne t'occupe pas de ça, tu veux bien ?"

C'était son mari, vraisemblablement irrité. Il foudroya sa femme du regard, ce qui eut pour effet instantané de la pétrifier sur pied.

"Combien de fois t'ai-je dit de ne pas te mêler de ce qui ne..."

Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase qu'une voix aiguë résonna à l'autre bout de la pièce, coupant court à cet odieux échange.

"Maman ! Je n'ai plus deux ans !"

Tous les regards se tournèrent dans la même direction. La jeune servante était en plein échange mouvementé avec la cuisinière, et elle semblait excédée. La discussion prit cependant très vite une nouvelle tournure. Une fraction de seconde après ce coup d'éclat, la cuisinière gifla d'un coup sec la jeune fille, puis tourna aussitôt les talons, les joues empourprées, avant de débarrasser les couverts sur la table sans un mot.

La jeune fille resta immobile quelques instants, reprenant ses esprits, puis balaya la salle du regard, jusqu'à croiser le sien. Précautionneusement, elle s'avança vers elle. A n'en pas douter, elle voulait lui parler.

[Ailyn]

La curiosité était un bien vilain défaut. Et ces femmes à la vie si "ennuyeuse" et si mondaine n'avaient pas grand chose à se mettre sous la dent... Mais ce soir, c'était une autre histoire... Ce fait divers allait faire le tour de la région. D'ici là, Sofia espérait bien avoir disparu de la circulation...

Mais pour l'instant, il n'était pas encore temps de prendre ses jambes à son cou. La partie d'échecs se jouait ici et maintenant.

Observant avec intérêt le ballet de la jeune servante, Sofia finit par se lever, vacillant sur ses jambes qui lui parurent aussi fragiles que celles d'un enfant. Elle se redressa et s'approcha d'elle, demandant d'une voix faible :

"Excusez moi, j'aimerai tellement me rafraichir... Auriez-vous un verre d'eau ?"

Sofia espérait donner l'occasion à la jeune femme de lui parler. Mais que pouvait-elle bien avoir à lui dire ?

[Smidge]

La jeune femme la prit délicatement par le bras, l'attirant en direction de la table, sur laquelle restaient encore leurs verres.

"Tenez..."

Sofia porta l'eau à ses lèvres, savourant sans artifice le liquide frais. Son interlocutrice regarda plusieurs fois nerveusement autour d'elle - en particulier en direction de la cuisine, et une fois qu'elle fut assurée que personne ne les écoutait, elle poursuivit à voix très basse.

"Excusez-moi, il y a un problème de chambre..."

Au moins, cela avait-il effleuré quelqu'un. La jeune fille toussota, cherchant vraisemblablement ses mots.

"Vous avez le choix, expliqua-t-elle, soit vous pouvez dormir en face du majordome, soit..."

Elle marqua une nouvelle hésitation, ses joues s'empourprant soudainement, et contrastant avec son teint pâle et ses cheveux blonds.


"Soit dans la même chambre que moi, acheva-t-elle finalement, c'est à vous de voir."

La proposition lui parut sincère, même si elle doutait qu'elle émane d'une quelconque autorité supérieure. Cela dit, qui avait à présent autorité dans cette demeure... ? Elle ne lui laissa guère le temps de la réflexion, qu'elle enchainait de nouveau.

"De plus, j'adorerai savoir ce qu'il s'est passé entre le moment où nous sommes arrivées à la cuisine, et le moment où vous avez trouvé le cadavre."

Sofia écarquilla imperceptiblement les yeux. Pourquoi lui posait-elle cette question ? Pourquoi juste après lui avoir proposé une chambre ? La même sensation anxiogène de totale transparence la saisit de nouveau. Savait-elle, elle aussi ? Il n'y avait pas cinquante façons de s'en assurer. Il allait falloir mentir. Et cette fois-ci, de façon directe.

[Ailyn]

Sofia lutta pour éviter de s'étouffer en déglutissant l'eau qu'elle avait dans la bouche. Elle ne comprenait pas très bien ce que lui voulait la servante... Qu'espérait-elle obtenir comme détails ? Il n'y avait rien à dire de toutes façons. Pas de détail supplémentaire. Elle n'avait plus de commentaires à faire.
Elle reprit une petite inspiration avant d'entamer avec le même sourire attristé qu'elle avait affiché quelques instants plus tôt :

"Je préférerai un lieu des plus calmes : je suis fatiguée par tous ces évènements, et je ne me sens pas très à l'aise dans cette maison pour tout vous dire... Encore moins depuis que j'ai découvert ce pauvre Lucien..."

Sofia reprit une gorgée et pris son temps pour déglutir et reprendre sa respiration. Il fallait passer à la suite. Et il n'y avait rien de plus à dire. Les images qu'elles avaient mises à distance pendant quelques minutes revinrent la hanter immédiatement, comme quelqu'un tambourinerait impérieusement derrière une porte close.

"Je ne comprends pas vraiment votre question. Je suis descendue parce que j'ai entendu du bruit, et il était là, étendu, sur le sol... Je ne vois pas vraiment ce qu'il y a à dire de plus sur une situation aussi effroyable. Je n'ai rien vu, et je n'ai vu personne. Personne d'autre que Lucien... et son sang, par terre..."

Sofia frissonna.

[Smidge]

Elle n'avait pas réellement répondu à sa question, mais malgré l'empathie de Marjorie au sujet de son éventuelle chambre, elle préférait se contenter de réponses approximatives et convenues.

Sofia n'avait pas achevé sa phrase que plusieurs coups sourds et brefs résonnèrent dans la pièce. Instinctivement, elle regarda en direction du plafond, puis en chercha l'origine. Non, il ne s'agissait définitivement pas du tonnerre. Plutôt comme quelqu'un frappant à une porte.

Le regard interrogateur de son interlocutrice lui confirma qu'elle n'avait pas rêvé.

Que se passait-il... ? Un nouvel invité surprise allait-il se joindre à eux pour cette nuit improbable ?

[Ailyn]

Sofia avait beau la trouva sympathique, elle se méfiait des gens. Plus encore depuis que Lucien l'avait abandonné sans explication... et plus encore depuis qu'elle avait dû se défendre contre la violence qu'il avait tenté d'exercer sur elle... Il avait essayé de la tuer, à n'en pas douter, et si elle lui en avait laissé le temps... Ah, c'est sûr que ce ne sont pas ses cris d'alerte qui auraient réveillé tous ses invités occupés à s'empiffrer autour du dessert !

Les coups à la porte firent sursauter la jeune femme. Que pouvait-il encore se passer ? Le vaudeville, transformé subitement en tragédie par la mort de Lucien (probablement pas aussi prématurée qu'on aurait pu le penser, il était tout de même loin d'être un jeune premier...), allait-il en redevenir un ?

Qui cela pouvait-il être ?

[Smidge]

Sofia parcourut la salle d'un regard, mais ne vit nulle trace du majordome. Émile allait certainement s'occuper du nouvel arrivant...

Marjorie toussota, et reprit.

"La chambre d’Émile est assez au calme, expliqua-t-elle en désignant le petit couloir par lequel elle était arrivé un peu plus tôt dans la soirée. Il y a aura moins de circulation que dans l'aile Nord, avec tout ce monde... Le seul problème concerne la salle d'eau, il faudra utiliser la salle commune dans l'aile Nord."

Elle marqua une pause, puis s'inclina légèrement.

"Si vous n'avez pas d'autres questions..., je vais aller préparer votre chambre. Elle n'est pas utilisée d'habitude."

Une voix s'éleva alors de l'assemblée.

"Bon, hé bien puisque nous sommes sans lumière... et condamnés à dormir ici... pourquoi n'irions-nous pas rejoindre nos chambres ?"

C'était le notaire, Louis Marquand, aussitôt approuvé par les autres convives.

[Ailyn]

Dormir... Mais quelle idée ! Après une telle soirée... Comment cela aurait-il été possible ?

A travers la grande fatigue et l'extrême lassitude qui la gagnait, elle sentit une crise d'angoisse monter : sa gorge se serra, son coeur s'emballa dans une course effrénée, et ses mains se mirent à trembler. Dormir. Rester dans le noir. Seule. Elle ne s'en sentait plus capable.

Sofia attrapa le bras de Marjorie.

"Non finalement, si vous n'y voyez pas d'inconvénients... Je préfère rester avec vous."

[Smidge]

Marjorie se raidit à sa dernière phrase, et son visage blêmit.

"C'est que..., balbutia-t-elle après quelques secondes de silence. Il va y avoir un problème, en fait... Comment dire..."

Elle semblait terriblement gênée, ce qui mit Sofia mal à l'aise. Ne venait-elle pas de lui proposer de partager sa chambre à l'instant ?

La domestique demeura quelques instants immobile, son regard se portant régulièrement en direction des cuisines, puis s'apaisa enfin.

"Ma chambre est actuellement occupée par quelqu'un d'autre, finit-elle par avouer, et je suis censée dormir avec... ma mère".

Elle désigna la cuisinière d'un penchant de tête.

"Vous avez sûrement entendu notre dispute tout à l'heure..., poursuivit-elle, et ne n'ai pas très envie de lui demander un service..."

Elle hésita quelques secondes.

"Cela vous irait si nous partagions la chambre, ici, toutes les deux ? Le lit n'est pas très large, mais en se serrant un peu..."

Marjorie la dévisagea avec une insistance douloureuse. Après une courte pause, elle reprit.

"Au fait, je m'appelle Marjorie."

[Ailyn]

Sofia fronça les sourcils avant de laisser son visage retrouver sa chaleur habituelle. Elle repoussa ses lunettes sur son nez, et se rendit compte qu'il serait bon de les essuyer. Elle s'exécuta avec l'un des pans de sa robe en répondant à Marjorie :

"Euh, non, je ne suis pas gênée mais... Je ne comprends pas très bien : ne venez vous pas de me proposer de partager votre propre chambre ? Qui pourrait l'occuper ?"

[Smidge]

"C'est... Marie-Madeleine, expliqua Marjorie, en désignant l'autre domestique, toujours prostrée suite à l'annonce de la mort de Lucien. Elle ne travaille pas ici d'habitude, mais elle a été embauchée pour la soirée... Normalement, je devais lui laisser ma chambre, et dormir avec ma mère..."

Elle haussa les sourcils dans sa direction, dans une mimique suppliante.

"J'espère que vous comprenez... ?"

[Ailyn]

Sofia rosit. Non, il n'était pas question de laisser cette pauvre Marjorie à la porte ! La soirée avait été suffisamment éprouvante pour qu'il soit question d'en rajouter !

Revenir à ce genre de "priorités" l'aidait à renouer avec la vie "normale". Une vie où il n'est pas besoin de se défendre contre un ancien amour ingrat qui cherche à vous tuer...

"Bien sûr que je comprends ! répondit la jeune femme en repoussant ses lunettes sur son nez. Et bien, je me sentirais moins seule... Cette maison m'angoisse... Pas vous ?"

[Smidge]

Marjorie répondit d'un signe de tête affirmatif.

"Je m'occupe de vous... enfin, de nous !, tout de suite.", conclut-elle.

Après une courte révérence, la jeune fille s'éclipsa en direction des portes du salon.

Sofia se laissa retomber dans son fauteuil, poussant un soupir las. Plusieurs personnes s'étaient levées à la proposition du notaire pour rejoindre les chambres... mais cela n'avait fait que déplacer le centre de gravité des conversations. Elle se laissa bercer par le flot de paroles, savourant qu'elle n'ait pas à y prendre part.

Quelques minutes s'écoulèrent ainsi dans le calme et la pénombre, lorsqu'un grésillement soudain résonna du plafond. Un première vague de lumière surgit brusquement, puis une seconde, plus définitive, marqua le retour du courant.

Plusieurs "oh" de surprise et de contentement s'élevèrent de l'assemblée, lorsqu'on toqua discrètement à la grande porte qui donnait sur le hall.

Émile était de retour. Où était-il parti déjà ? Elle n'eut guère le temps de se poser la question qu'une autre personne dans son ombre fit son apparition.

"Mesdames, messieurs, déclara le majordome en désignant leur nouvelle hôte, mademoiselle Lemaçon, lieutenante de police."

"Bonsoir à tous", lança-t-elle.

Voilà qui répondait à sa question. C'était une femme, grande, plutôt maigre, les cheveux châtains coupés au carrés. Elle semblait les jauger tous un par un dès l'instant où elle avait pénétré dans la pièce.

"Je sais que vous êtes tous bouleversés par les évènements et qu'il vous tarde de partir d'ici..., poursuivit-elle d'un ton compatissant, mais personne ne quittera les lieux avant que j'ai le fin mot de cette histoire. Naturellement, j'aurais des questions à poser à chacun d'entre vous, je compte donc sur votre entière coopération dans cette enquête."

Le ton n'avait plus rien en commun avec la compassion, finalement. Sofia frissonna intérieurement. Ainsi, c'était cette femme qu'elle devrait leurrer ?...

S'extirpant des invités, Louis Marquand s'avança en direction de la policière.

"Bonsoir !, lança-t-il. Ravi d'apprendre que vous êtes arrivée ! Je me présente, Maître Marquand, notaire."

Il s'inclina bassement.

"Comme je le disais tantôt, j'ai personnellement demandé à ce qu'on appelle la police... Lucien... pardon, Le Comte de Rochebois avait rédigé un testament, et - paix à son âme - il nous faut la présence d'un officier de police et du notaire pour procéder à sa lecture officielle... Pour le notaire, il n'y avait aucun souci !, s'esclaffa-t-il, il ne restait plus que vous !"

Il marqua une pause, effaré de sa propre audace.

"Enfin, ce n'est pas ce que je voulais dire... mais, enfin, tout le monde est là à présent. Mais... (il se tourna vers eux) il se fait tard, et je proposais justement à ces messieurs dames d'aller tous nous coucher, et de voir ça demain... ?"

Il régnait à présent un silence de plomb dans cette pièce si vaste.

"C'est vous qui décidez, bien sûr", ajouta-t-il prestement.

[Ailyn]

Sofia se sentait terriblement fatiguée. Elle ne savait pas qui était cette nouvelle venue, mais il lui semblait qu'elle allait encore au devant de problèmes encore plus grands et encore plus terribles qu'auparavant. Mais elle n'avait plus le choix, de toutes façons... Ce soir ou demain, il faudrait répondre aux questions. Et elle répondrait... toujours la même chose. Qu'y avait-il d'autre à répondre de toutes façons ?

Elle préféra dans tous les cas se taire, et continuer à boire son verre d'eau, essuyer ses yeux et sangloter doucement dans son coin. Elle n'avait de toutes façons plus envie de parler, mais rechignerait quoi qu'il arrive à aller se coucher. Il n'y avait pas d'issue qu'elle ait envie de choisir. Le sort l'ayant déjà "gâtée" pour ce soire, elle décida de laisser faire à nouveau. A ses risques et périls. Mais à cette heure-ci, ça ne comptait plus.

[Smidge]

Le plus marquant devait être ce silence soudain et pesant qui emplissait la pièce, dont Sofia s'aperçut lorsqu'elle distingua nettement le son de ses discrets gémissements.

La lieutenante de police reprit enfin la parole dans un demi murmure, pourtant aussi brut que si elle avait hurlé.

"Non. J'aimerais ne pas perdre une seconde de plus."

Elle marqua une courte pause, et reprit.

"Rassurez-vous, je ne compte pas vous priver d'une nuit de sommeil, mais il me semble que cela peut encore attendre. Je vous demanderai de ne pas trop vous éloigner, j'aurais peut-être des questions à vous poser."

La policière posa son regard sur elle quelques instants, puis s'avança dans sa direction. Assise, Sofia releva la tête, suivant des yeux son corps filiforme interminable, jusqu'à croiser son regard. Elle s'agenouilla à son côté, puis murmura à son attention.

"Excusez moi, dit-elle doucement. Est-ce que tout va bien ? Quel est votre nom ?"

[Ailyn]

Sofia se redressa un peu, tâchant de se donner une contenance. La fatigue était bien présente, latente, mais bien réelle. Elle ne savait plus si elle aurait apprécié de dormir ou non. Elle aurait aimé simplement disparaître... là où on ne viendrait plus la chercher, là où les yeux de Lucien ne viendraient plus la harceler avec ce regard fou et cette incroyable violence... Mais comment avait-elle fait pour ne pas voir ? Comment avait-elle pu être aveuglée à ce point par un homme aussi misérable ?

"Je suis Sofia Stoän", répondit-elle d'une voix tremblante.

Elle continua de trembler, serrant son mouchoir contre elle. Elle était en état de choc, mais pas pour la raison qu'imaginaient les autres. Et c'était tant mieux. Elle garda également le silence, car elle préférait encore répondre aux questions que de se livrer directement. Et si ça pouvait accentuer le côté tragique...

[Smidge]

"C'est vous qui avez retrouvé le corps", répondit la policière, sans véritablement poser la question.

Elle savait déjà ? Cela n'augurait rien de bon...

Elle posa son regard sur elle, puis effleura son bras de sa main.

"Est-ce que vous pouvez m'en parler ?"

Sofia n'eut à peine le temps de se réfléchir à une réponse qu'un toussotement grave s'éleva derrière elles, ce qui ne manqua pas de la faire sursauter.

"Peut-être souhaiteriez-vous voir le corps ?", s'enquit le majordome, vraisemblablement à l'attention de l'inspectrice.

[Ailyn]

La voix de Sofia trembla encore plus qu'auparavant :

"Oui, c'est moi qui l'ai trouvé."

L'image de ses yeux s'imposa à elle. Ses yeux. Fous. Comme jamais.
Elle ne pouvait plus se débarrasser de cette image. Elle ne se souvenait même plus d'avoir porté le coup. Il fallait bien que ce soit elle, qui d'autre ? Mais elle ne voyait que ce regard fou qui s'imposait à elle, malgré tous ses efforts pour les laisser derrière elle, pour se dire que tout était mort chez cette personne. La pièce n'existait plus, les voix n'étaient qu'un lointain souvenir à côté de cette malédiction qui semblait ne plus vouloir la quitter.

Les yeux de Sofia se remplirent de larmes et elle retira précipitamment ses lunettes.

[Smidge]

L'inspectrice poussa un long soupir, puis elle hocha lentement de la tête.

"Oui, fit-elle, en se retournant en direction d’Émile. Je vous suis."

Elle la gratifia d'un bref sourire de circonstance puis se leva, et suivit le majordome en direction des cuisines, à l'autre bout de la pièce. Sofia respira profondément, tentant d'évacuer son stress, puis porta sa main sur ses tempes pour apaiser une migraine montante.

Tout à coup, sa respiration s'arrêta. Elle cligna des yeux une première fois, puis une seconde. Non, elle ne rêvait pas. A présent que la lumière était revenue, cela lui sauta immédiatement aux yeux. Sa robe avait beau être bleu foncé, on distinguait nettement plusieurs traces pourpres sur les manches. Il n'y avait pas de doute possible. C'était du sang. Une éclaboussure lorsqu'elle s'était protégée instinctivement de ses bras, à n'en pas douter.

Une panique sourde la saisit tout à coup. Et si... Et si l'inspectrice l'avait vue ? Et si elle s'était approchée d'elle uniquement pour ça ? Pourquoi n'avait-elle rien dit dans ce cas ? Autant de questions sans réponse, qui manquèrent de l'étouffer au point de lui faire perdre connaissance.

La policière avait disparu, et sans doute était-elle plus absorbée en cet instant par le cadavre de Lucien que par les invités. Peut-être pouvait-elle... se changer ? Mais elle n'avait pas de valises, rien d'autre à se mettre... Peut-être pouvait-elle laver ses vêtements quelque part ?... La jeune Marjorie était partie chercher des draps propres. Elle devait certainement savoir où accéder à une pièce d'eau. Allait-elle la suivre ? Ou rester terrée dans son fauteuil à dissimuler ses manches du mieux qu'elle pouvait...?

[Ailyn]

Sofia reprit lentement sa respiration. Tranquillement, doucement. Il fallait reprendre ses esprits. Peu importait sa décision, elle ne pouvait pas s'éclipser comme ça, tout à coup, sans explication, juste pour se lever et aller... faire Dieu seul savait quoi. Les tâches étaient là, et c'était difficile à nier. Autant mettre ce nouveau détail à profit.

Oui, elle avait touché le corps. Oui, elle avait cru bon d'essayer de voir si Lucien était encore vivant. Voilà tout. Il fallait simplement mettre les éléments en présence à profit.
Moins elle inventerait, plus il serait facile d'omettre certains détails. Ce ne serait pas mentir que de dire qu'elle avait touché Lucien et que oui, ses manches avaient été tâchées par le sang au cours de l'opération...

Sofia retrouva calme et sérénité, mais sa lassitude ne la quittait pas. Il serait grand temps, quoi qu'il arrive, de se mettre au calme.

[Smidge]

"Bonsoir ?"

La voix, si soudaine, la fit sursauter, et Sofia manqua d'en perdre ses lunettes. Elle leva les yeux en direction du visage au sommet de ce corps interminable. C'était Nils, le directeur de la troupe de théâtre.

"Je..., commença-t-il, hésitant. Il parait que c'est vous qui avez découvert le corps ? Heu... Vous étiez une proche du Comte ?"

Sa voix était grave et chaude, et Sofia la trouva apaisante.

Derrière lui, son assistant - Roland si ses souvenirs étaient bons - la salua d'un discret signe de tête.

[Ailyn]

"Bonsoir", répondit doucement Sofia.

Décidément, les surprises étaient loin d'être terminées ! Mais qu'est ce qu'ils avaient tous avec leurs questions ? En plus d'avoir des attitudes étranges (qui accepterait de jouer une pièce au texte aussi ridicule, franchement ?), voilà qu'on se mettait à poser des questions. Il s'agissait de garder, toujours, la même ligne de conduite. Elle serait efficace, et peut être même payante, si elle était maintenue jusqu'au bout.
Sofia réalisait bien qu'elle marchait en équilibre sur un fil, mais il n'y avait rien d'autre à faire. Mieux valait aborder la situation de façon calme... et le plus sereinement possible. Après tout, son geste n'avait été que de la légitime défense...

"Oui, répliqua Sofia, avec quelques tremblements toujours perceptibles dans sa voix. Lucien et moi nous sommes bien connus, à une époque."

[Smidge]

"C'est vraiment terrible..., soupira Roland, prenant part à la conversation. Je n'avais encore jamais vu quelqu'un de mort "pour de vrai" "

Il soupira.

"Ce n'est pourtant pas faute d'en avoir joué plus d'un sur scène..."
"Le plus terrible, reprit Nils, c'est qu'il s'agisse... de quelqu'un, ici-même. Vous ne trouvez pas ça... effrayant ?"
"Oui, assez, confirma le premier. J'espère que Mylène tient le coup, d'ailleurs... Elle n'a pas décroché un mot depuis tout à l'heure..."
"Oui, j'espère..."

Il parcourut soudainement la pièce du regard.

"Roland ? Tu as vu Mylène ?", s'enquit Nils tout à coup.
"Oui, elle est sortie tout à l'heure... Elle ne se sentait pas très bien."
"Ah, d'accord..."

Il marqua une pause, pensif, puis se retourna vers Sofia.

"Enfin... J'ai cru comprendre que vous étiez dans la sculpture, mademoiselle ? Vous avez vu les oeuvres dans l'une des pièces à l'étage, à côté de la scène ? Je les trouve... impressionnantes. Je me demande d'où elles viennent."

Il lui décocha un sourire charmeur.

"Peut-être... pourriez-vous nous éclairer, à l'occasion... ?"

[Ailyn]

Sofia était toujours aussi affectée. Dès qu'elle clignait des paupières, les yeux fous de Lucien réapparaissaient comme un éclair déchirant un ciel calme. Il lui était difficile de se concentrer comme elle le souhaitait. En réalité, elle n'avait pas très envie de parler de sculpture. Ce sujet la ramenait pour l'instant bien trop à Lucien... qui était devenu un monstre. Peut être l'avait-il toujours été ?

Cette maison était finalement à son image : grande, majestueuse, dépourvue de lumière franche, et regorgeant de zone d'ombres...

Elle secoua la tête pour retrouver le fil de ses idées. Sofia se força à esquisser un pauvre sourire et répondit enfin :

"Oui, peut être... à l'occasion..."