[Bâtiment] Le Comptoir des Transparences

[Galathée]

" Je veux bien me laver aussi, murmura alors la prêtresse, manifestement désemparée.
—*Venez avec moi, dit Aliosha avec un sourire chaleureux. Je vais vous montrer où vous pourrez vous débarrasser et nous allons vous trouver de nouveaux vêtements. J'ai l'impression que nous avons plus ou moins la même taille, je crois que ce sera facile..."
Elle se tourna vers Taliesin.
" Je viens vous chercher dès que le bain est prêt."
Elle tendit ensuite la main à Ombeline, qui la prit, et elles sortirent par l'une des quatre portes qui s'ouvraient aux coins de la pièce. Constance poussa un soupir misérable. La demi-elfe aux cheveux gris était toujours silencieuse, les bras croisés, l'expression sévère. Une des portes s'ouvrit sur l'humain blond et le nain, qui prirent des chaises autour de la table.
" Quand vous serez remis, nous vous parlerons des informations que nous avons déjà récoltées sur les disparus de votre traversée, dit la demi-elfe. Constance et Guéric tenaient à ce qu'ils soit secourus en dépit de votre absence et de celles des Luméniens qui avaient embarqués avec vous."

[Taliesin]

Il acquiesça lentement. Leur arrivée ici marquait certes la fin d'une étape, mais c'était surtout le commencement d'une autre, autrement plus cruciale... Pour la première fois, il prit vraiment conscience que Galathée était toute proche de lui, désormais, et cette pensée lui valut une bouffée d'espoir et d'enthousiasme mêlés. Une bouffée d'angoisse, aussi.
-Je vous promets que je ferai tout mon possible pour vous aider dans vos recherches, dit-il. Et pas uniquement pour ma compagne : pour tous les autres disparus, également. J'ai fait certains serments et j'ai à cœur de les respecter.
Il n'avait pas oublié que, juste avant qu'ils ne se sacrifient, il avait promis à Noéline et à Loukian de retrouver leur fils Deverell...

[Galathée]

" Nous y viendrons en temps utiles, dit la demi-elfe. Vous avez besoin de repos."
Elle jeta un regard vers Constance et Guéric, puis soupira, et quitta la pièce.
" Je me nomme Abel, dit alors le nain avec un sourire bourru. Et le grand dadais, c'est Sedanius.
— Dadais ? Tu veux qu'on joue aux Hermines pour voir qui est un petit dadais ? s'offusqua l'humain. Je suis clerc de Tyr. Et j'ai soigné le Luménien, si cela peut apaiser une partie de vos inquiétudes."
Constance soupira à nouveau.
" Qu'est-ce que je vais faire de Gauthier et de Greta ? demanda-t-elle.
—Laisse-les moisir un moment, lui conseilla Abel. Et laisse les choses faire leur chemin dans ta tête."
Guéric grimaça. Sedanius avait croisé les bras, mais il ne dit rien.
" C'est Taliesin qui devrait décider." fit finalement le halfelin.

[Taliesin]

Taliesin avait adressé un sourire reconnaissant à Sedanius : effectivement, savoir que Kerun n'était pas trop maltraité le soulageait grandement. Quant à Gauthier et à Greta, il était trop fatigué pour avoir une idée sur la question. Hormis sur un point précis...
-Ne serait-ce pas plutôt au capitaine et aux dirigeants de la Réunion de statuer sur le sujet ? Je n'ai aucune légitimité pour le faire, ni même pour simplement donner mon avis. D'abord, je suis un criminel en attente de procès : comment pourrais-je avoir l'outrecuidance de juger les fautes d'autrui ? Ensuite, compte tenu de ce que j'ai été, de ce que j'ai fait, je n'oserais jamais leur reprocher de me haïr, de me considérer comme un ennemi : je les comprends très bien, au contraire. Enfin, puisque leurs manigances n'ont abouti ni à ma mort ni à celle de Kerun, puisqu'à l'inverse, elles nous ont permis de sauver bien des vies... Je ne suis même pas certain que j'éprouve encore de la rancune à leur égard.
Certes, l'épisode du Refuge s'était terminé dans le sang et l'amertume. Cependant, l'agent secret et lui avaient contribué à sauver d'une mort atroce des centaines d'elfes. Ce n'était pas rien et s'il ne devait retenir qu'une chose de ces éprouvants événements, c'était bien celle-là.

[Galathée]

Les paroles de l'elfe suscitèrent l'incrédulité de ses interlocuteurs.
" Taliesin... Ils vous ont vendus à des esclavagistes... Vous auriez pu... être envoyés dans les mines ou dans les champs, vous auriez pu être contraints... contraints à mille choses indignes, fit Constance d'une voix blanche. Ils ont failli... failli à leur parole... à leur devoir...
— D'autant que si ce que tu nous as dit est vrai, si Griselda a pu y faire référence dès Mersant... C'est qu'ils avaient planifié leur coup la dernière fois que nous étions en terre mélandienne... Que si Gauthier croit à sa médiocre rationalisation, il avait quand même prévu de vendre certains de nos passagers à des esclavagistes, quels qu'ils soient.
— Ou que c'est Greta qui a tout manigancé, intervint Sedanius. Gauthier n'a jamais été très rationnel, quand il s'agit d'elle."
Abel leva ses sourcils broussailleux.
" On a bien fait de les boucler séparément.
— L'un dans l'autre, il faudra prendre une décision." ajouta le clerc de Tyr, sévère.
Constance opina du chef, puis noya son visage dans ses mains.

[Taliesin]

-Ils avaient effectivement l'intention de vendre tous les passagers de la Liberté : les esclavagistes étaient même fort déçus de n'avoir pu acheter que deux personnes. Deux elfes, de surcroît. Néanmoins.. J'ai malheureusement prouvé à quel point les bonnes intentions pouvaient déboucher sur d'effroyables drames. Greta et Gauthier, pour leur part, ont démontré que de mauvaises intentions pouvaient accoucher de conclusions heureuses. Je ne vous mens pas : s'ils ne nous avaient pas vendus, nous n'aurions jamais atterri dans ce camp, nous n'aurions jamais pu aider les prisonniers à se soulever, et d'ignobles monstres auraient continué, en toute impunité, à perpétrer des abominations sans nom. Par ailleurs, ayant moi-même obtenu une seconde chance malgré mes crimes volontaires ou involontaires, je serais mal placé pour la leur refuser, d'autant que, comme je l'ai dit, leur trahison n'a au final causé que du bien. Si l'on excepte les mauvais traitement que nous avons subi - mais nous avons vu pire - et la mort d'Esther, le compagnon animal de Kerun.
Il soupira.
-Enfin, la décision vous revient. Je suis vraiment trop illégitime pour me prononcer en la matière.

[Galathée]

" Ce sont malheureusement les intentions qui comptent, dit Sedanius avec les bras croisés. Ils doivent être punis, Constance.
— Peux-tu lui laisser le temps, bon sang ?" fit Abel en secouant la tête.
La porte qui donnait sur la boutique s'ouvrit alors sur un jeune homme en manteau gris, cheveux châtains et yeux clairs, les sourcils froncés.
" C'est quoi ce bordel dans le magasin ? Pourquoi est-ce qu'il est fermé ? demanda-t-il.
— Assieds-toi, tu veux, Perceval, on va t'expliquer.
— Oui, j'aimerais bien qu'on m'explique parce que..."
Il sembla seulement remarquer Taliesin et lui sourit.
" On ne se connait pas, nous.
— C'est Taliesin. L'elfe du soleil que nous avons perdu à Ferhulm.
— Que l'agent des services secrets avait escamoté ?
— Celui-là même.
— Vous allez devoir me raconter tout ça...
— Oui, mais avant ça...
— D'accord. Je crache le morceau. C'est bien le paladin qu'on cherche. Ça va pas être facile d'aller le chercher. J'aurais pensé qu'on pourrait l'acheter, mais il coûte une fortune.
— Nous avons une fortune, intervint Constance.
— Oui, mais, elle va y passer en entier."
Aliosha reparut alors et posa une main sur l'épaule de Taliesin.
" Ton bain est prêt. Et j'ai emprunté des vêtements à Arion, ça devrait coller."

[Taliesin]

Le paladin ? Il devait s'agir de Deverell... Bien sûr, Taliesin aurait de beaucoup préféré pouvoir se lancer immédiatement à la recherche de Galathée, d'autant qu'il disposait d'informations qui faciliteraient sa localisation. Mais il devait respecter les règles de l'organisation. Et puis, il était probable qu'ils travaillent sur plusieurs dossiers à la fois...
Il se leva, salua courtoisement le nouveau venu puis se tourna vers Aliosha.
-C'est très gentil à vous. Et je ne priverai pas longtemps Arion de ses vêtements : à moins que Constance et Guéric n'aient jeté mes affaires par dessus bord sitôt après ma disparition, pour tenter d'effacer de leur mémoire mon atroce compagnie, je dispose de plusieurs tenues de rechange sur la Liberté...
Il avait évidemment prononcé la tirade sur le ton de la plaisanterie, adressant même un large sourire complice aux intéressés. Toutefois, savoir qu'ils avaient conservé au moins le pipeau le rassurerait. Cependant, pourquoi se seraient-ils débarrassés de ses possessions ? Hormis "De la bonne éducation des garçons", le petit volume aux pages blanches dont la couverture était marquée du symbole de Lathandre, rien dans son paquetage n'aurait pu leur valoir des ennuis si la douane mélandienne y avait jeté un œil...

[Galathée]

Guéric sourit.
" Nous avions tout gardé, Taliesin, vraiment tout, fit le halfelin avec une grimace. Mais j'ai tout perdu, absolument tout, dans une partie de Rouste mémorable hier soir... Cela dit, peut-être que le nécromancien borgne qui a raflé la mise sera prêt à te revendre ton flutiau en échange de tes services...
— Tais-toi. Nous avons tout gardé à bord de la Liberté. Je vais envoyer cet abruti te chercher ça pendant que tu te détends..."
Son expression s'altéra.
" Misère, ce sont trois marins que je dois trouver, maintenant !
— Nous les achèterons, intervint Sedanius. Les esclavagistes ont toujours de bons arrivages de ce genre.
— L'eau va être froide." dit Aliosha en lui prenant le bras et l'attirant vers le couloir voisin.
Ils montèrent une première volée d'escaliers, une seconde, puis la jeune femme l'introduisit dans une chambre où se trouvaient trois lits. Deux d'entre eux étaient déjà occupés, et Taliesin reconnut les vêtements de Guéric et Gauthier, mais le troisième était libre, et un gros baquet d'eau fumante semblait attendre le barde.
" Prenez votre temps. Guéric vous apportera vos vêtements."
Ensuite, elle s'éclipsa, le laissant seul.

[Taliesin]

La vision de cet eau lui redonna quelques forces et, après avoir déposé près du lit les fioles contenant le remède contre la Feuille Pourrie, après s'être promptement dévêtu, il pénétra dans le baquet. Quoi qu'il ne soit pas grand au point qu'il puisse s'y étendre, la tentation fut forte de s'y installer le plus confortablement possible, de fermer les yeux et de laisser son esprit dériver. Mais s'il s'abandonnait ainsi, il dormirait en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire. Aussi le barde s'abstint-il et préféra-t-il se frotter avec énergie, pour ôter de sa peau la seul et le sable récoltés dans le désert et, surtout, le sang qui la maculait. Celui des demi-elfes terrassés, certes, mais surtout le sien...

[Galathée]

L'eau prit rapidement une couleur innommable, grise et brun sombre, puis quasiment noire. La chaleur bienfaisante s'en échappa peu à peu, mais l'elfe avait eu si chaud, de bon matin, qu'il apprécia également sa fraîcheur. Il songeait à s'extirper du liquide infâme qui risquait bientôt de lui maculer la peau lorsque la porte s'ouvrit sur Guéric. Le halfelin lui décocha un sourire goguenard en déposant sa pile d'effets sur le lit encore libre.
" Je vois qu'on mitonne dans une bonne bonne soupe ! Mmm... Quel fumet ! Parfum de route et de sueur, mon préféré !"
Son expression se fit plus sérieuse tandis qu'il tendait une serviette au barde.
" Je suis rudement content de te voir, vraiment... Je... je crois que je ne réalise pas encore. Un peu trop d'émotions dans une seule journée... mais... avoir survécu à Mersant pour te perdre, stupidement, lors d'une escale stupide... Je n'en reviens pas. Et Gauthier, merde... Vous étiez allés à la chasse à l'alligator ensemble ! Tu n'y auras même pas goûté... Je dois dire que... Tout ça me laisse un peu sans voix."

[Taliesin]

Après le mauvais coup dont il avait été victime, l'elfe aurait pu se défier de Guéric. Il aurait pu se défier de tout le monde. Mais ce n'était nullement le cas et faire ce constat le réconfortait énormément. Il craignait en effet que les épreuves finissent par le rendre terriblement méfiant, par l'empêcher d'accorder sa confiance à qui que ce soit. Et si une telle chose devait un jour arriver... Ce serait comme s'il était à demi mort. Plus qu'à demi, même.
-Je suis sincèrement désolé, Guéric, et je comprends à quel point c'est un choc pour Constance et toi, répondit-il tout en commençant à se sécher. Cependant... J'ai commis des crimes autrement plus graves que celui de Greta et de Gauthier. Et pourtant, on m'a offert une opportunité de m'amender. J'espère vraiment qu'on leur accordera une telle chance et qu'ils sauront la saisir. Sincèrement... Il n'est pas impossible que cela se produise et que cette sinistre affaire connaisse une conclusion heureuse.
Il sourit au halfelin.
-En tout cas, je suis heureux de te revoir, moi aussi. Et ça me fait également tout drôle...
Son sourire s'élargit.
-Ceci dit, je n'ai pas oublié ce que je t'ai promis, sur le bateau : je dois t'entraîner pour que ta résistance à l'alcool devienne proverbiale ! J'espère donc que les caves de la Réunion sont bien remplies. Sinon, on fera le mur pour se dégotter un petit troquer mieux fourni...

[Galathée]

Guéric soupira une seconde.
" Je crains qu'on ne puisse pas vraiment comparer des crimes commis sous l'emprise de la démence avec des méfaits réalisés en toute connaissance de cause." commença-t-il.
Un sourire traversa son visage.
" Maintenant, je dois t'avouer qu'il y a de bonnes choses dans les caves de la réunion. Quand on est spécialiste en verre, qu'on fournit des bouteilles pour tous les producteurs de la région, on reçoit souvent des petits cadeaux. Un petit alcool de poire, un bon vin elfique, une eau-de-vie de prune qui arrache, de la bière de Graëlon... Non, il y a de bonnes choses dans notre cave. Mais je connais aussi deux trois endroits sinistres mais pas trop où nous pourrons aller fêter nos grandes réussites !"
Il s'assit sur son lit, les pieds balançant dans le vide.
" Mais j'imagine que tu auras avant tout envie qu'on cherche Galathée. Comme tu l'as entendu, on a déjà localisé le fils de Noéline et Loukian, ça a été assez facile, mais on n'a pas beaucoup d'informations sur les trois autres... et leur signalement n'est pas suffisamment spécifique pour que nous ayons beaucoup avancé... Parfois, les enlèvements remontent à si longtemps que les souvenirs sont flous... C'est pour ça qu'on a plus de chance avec ta compagne. Vu que c'est encore très récent."

[Taliesin]

Il hocha la tête.
-Oui. En plus... Ne me demande pas comment, mais je sais où la chercher : dans le Havre Bourgeois, dans le jardin jouxtant une vaste villa aux allures de petit château. J'ai donc bon espoir que nous puissions la sauver avant peu, avant que notre enfant soit né, si ce n'est pas déjà trop tard : je préférais qu'elle accouche en ces murs... Quand elle sera en sécurité parmi nous, quand l'angoisse ne me tenaillera plus... C'est l'esprit libre que je pourrai aider aux recherches visant à retrouver les autres.

[Galathée]

Le regard de Guéric s'éclaira.
" Mais c'est formidable ! s'exclama le halfelin. Oh par les dieux, Taliesin ! Pendant tout ce temps, j'ai craint... J'ai craint ce qu'on peut craindre quand une femme est vendue comme esclave à Mélandis ! Et elle est dans le havre bourgeois, c'est une excellente nouvelle ! Cela va restreindre notre périmètre d'investigation... De plus... de plus Galathée est enceinte, si tout va bien, et même si... enfin... même si certaines esclaves, évidemment, enfin..."
Il leva les mains au ciel.
" Je suis désolé, ça doit être terrible pour toi, d'être si près du but... et en même temps... toutes ces possibilités..."
Il grimaça.
" Il faudra que tu donnes tes informations à Arion, Perceval ou Meloenn. Ils sont en première ligne pour la recherche des disparus. Chacun a son type d'entrée... Meloenn est barde, comme toi, et elle est bien introduite dans la bonne société. Elle pourra sûrement entamer les investigations."

[Taliesin]

L'enthousiasme du halfelin lui alla droit au cœur et, un moment, il ne sut que répondre. De surcroît, la manière dont il parlait désormais librement de l'enfant à naître, alors qu'il n'en avait pipé mot jusqu'à très récemment, le troublait profondément. Etait-ce d'avoir dormi dans cette chambre, chez Elbereth et Jaeld, qui avait changé quelque chose ?
-C'est dur, oui. D'autant que je sais que le pire a pu se produire : Galathée a pu perdre le bébé, tous deux ont pu mourir... Cependant...
Son sourire, un temps volatilisé, refit son apparition.
-Cependant, tout ne se termine pas toujours mal. Ce que nous avons traversé depuis notre départ de Luménis le prouve assez. Alors... j'ai bon espoir de les retrouver sains et saufs.

[Galathée]

" Ils sont sains et saufs. J'en suis certain." fit Guéric avec conviction.
Il se releva.
" Bon, je ne sais pas si tu veux dormir ou si tu préfères venir te sustenter en bas... Aliosha est une excellente cuisinière et même si en général, à la mi-journée, on fait un peu à la bonne franquette, je suis certain qu'il y a des restes d'hier soir qui feraient saliver n'importe qui !"
Il sourit, puis son regard tomba sur les fripes de Gauthier et il soupira.
" Alors, t'en dis quoi ?"

[Taliesin]

Le barde hésita un instant.
-Je passerai bien encore un moment en ta compagnie, mais je crois plus raisonnable de me coucher : je me suis levé aux aurores... hier matin. Et depuis, je n'ai pas arrêté une seule seconde : infiltrations, combats, pourparlers, évasions, folle chevauchée à travers le désert... Bref, le corps est aussi fatigué que l'esprit et, à mon avis, je vais sombrer avant même d'avoir posé la tête sur l'oreiller ! Par contre, si tu en es d'accord, pourrais-tu me réveiller avant le dîner du soir ? J'aimerais manger avec vous puis vider quelques vers avec toi... Si bien sûr cela te tente.

[Galathée]

" Nous verrons, fit le halfelin. Ybarra est très à cheval sur la sécurité. Je ne suis pas certain qu'elle nous laissera sortir. Mais on peut aller boire sur le pont de la Liberté et respirer les bons effluves pourris de la Houleuse."
Il se dirigea vers la porte.
" Mais je vais te laisser te reposer. Je viendrai te chercher ce soir, histoire que tu puisses rencontrer notre équipe."
Le matelot s'éclipsa ensuite avec un clin d'oeil, et Taliesin demeura seul dans la chambre, avec son baquet sale et toute sa fatigue. Celle-ci le conduisit rapidement entre ses draps, propres et frais, sur un matelas un peu dur mais tout de même confortable. Il n'eut pas le loisir de penser à grand chose, de s'interroger, de craindre ou d'espérer. Son épuisement eut raison de ses dernières forces et il s'enfonça dans un sommeil sans rêves, profond et réparateur. Il émergea beaucoup plus tard, dans la pénombre, parce qu'il avait faim. Quand il ouvrit les yeux, il constata que le baquet avait disparu, tout comme les vêtements de Gauthier : on était passé pendant qu'il reposait, sans troubler son besoin de silence. Il faisait presque nuit et il n'entendait rien ni personne. Une lumière douce filtrait cependant sous la porte et il finit, en se concentrant, par percevoir de lointaines conversations, et les lointains sons de la maisonnée, au rez de chaussée.

[Taliesin]

Le barde, pas encore tout à fait réveillé, se demanda s'il avait l'autorisation de sortir de sa chambre. Puis il se prit à sourire tout seul : il n'était plus au Refuge mais se trouvait parmi des amis, dans un lieu sûr qu'il était libre d'arpenter à sa guise. Certes, la dernière occasion où il avait connu pareilles conditions remontait à seulement une ou deux semaines : il s'agissait de son ultime jour sur la Liberté. Pourtant, cela lui paraissait déjà extrêmement lointain...
Une fois complètement sorti des limbes, peu désireux de demeurer seul, il se leva, s'habilla, mit l'une des fioles dans sa poche et gagna le couloir. Les lieux n'étant pas un labyrinthe, il y avait peu de risques qu'il s'égare avant d'avoir atteint la grande salle...

[Galathée]

Il la trouva sans difficultés. Quand il y pénétra, il trouva la table mise et quelques unes des personnes qu'il avait rencontrées plus tôt déjà installées. Il y avait le jeune Perceval, Sedanius le clerc de Tyr et la sévère demi-elfe aux cheveux gris, sans doute la dénommée Ybarra qu'avait mentionné Guéric. Celui-ci était invisible, mais Constance était également présente, ainsi qu'une drow aux longs cheveux blancs, revêtue d'une robe de mage. Ils s'interrompirent à son apparition et des sourires amicaux bourgeonnèrent sur les visages.
" Nous étions sur le point d'aller te chercher, dit Constance. Viens donc t'installer. L'équipe en cuisine ne devrait pas tarder."
La magicienne drow tendit la main au barde.
" Je suis Lena, enchantée de faire ta connaissance.
— J'espère que nos lits ont été à ta convenance." dit Perceval avec un sourire.

[Taliesin]

Il avait légèrement frissonné en découvrant la drow : instantanément, des souvenirs terribles liés à Mersant lui étaient revenus à l'esprit. Mais il se ressaisit aussitôt : ce n'était pas parce que ses compagnons et lui avaient été victimes d'horribles matrones qu'il allait avoir un apriori négatif envers cette elfe noire. Cela ne lui ressemblerait pas.
-Enchanté également, répondit-il en serrant la main tendue avec chaleur.
Puis, se tournant vers Perceval :
-Le lit était parfait, je vous remercie. Je n'ai pas souvenir d'avoir aussi bien dormi depuis longtemps !
Enfin, il prit place à table, à côté de Constance, et son estomac choisit ce moment pour se manifester. Depuis combien de temps n'avait-il pas mangé ? Depuis le début de la nuit précédente : c'était le défunt Étienne qui, dans la petite pièce sordide du bâtiment de l'extraction, leur avait offert un repas bienvenu...

[Galathée]

La porte s'ouvrit quelques minutes après seulement, sur Guéric, Abel et Aliosha qui apportaient les plats. Il y avait là du poison frit, du blé, des saucisses et du chou, de la salade, des pois au lard, du pain fumant et du fromage, et encore une volaille rôtie, des haricots, des salsifis, une soupe rouge à l'odeur délicieuse et un pichet de crème onctueuse. On servit également du vin et de la bière, ainsi que de l'eau. Les trois derniers arrivés s'assirent et le repas débuta sans cérémonial. Aliosha s'était assise près de Taliesin, Guéric était en face de lui.
" Votre amie a préféré prendre une soupe dans son lit, lui dit la demi elfe en aparté. Elle m'a dit avoir été esclave jusqu'à hier. Ce qu'elle m'a raconté sur cet endroit, dans le Bois du Gobelin Pouilleux... C'est à peine croyable ! Je me renseignerai sur ce Maebryn. Ce n'est pas le genre de choses que la Réunion prend en charge, mais nous avons des contacts avec d'autres groupuscules amis..."

[Taliesin]

Il demeura pensif un instant.
-J'espère qu'il se rendra au Refuge avant longtemps et que les elfes pourront s'emparer de lui. Ce serait la meilleure solution et elle me semble possible : je pense qu'ils feront en sorte que l'aspect extérieur de l'endroit ne change pas, afin que les convois de prisonniers et de ravitaillement ou le maître des lieux y entrent sans se douter de rien. Mais si ce dernier se méfie malgré tout, ou s'il n'a pas prévu de se rendre là-bas dans l'immédiat... Le capturer ici pourrait être une bonne idée. Cependant...
Il soupira.
-Je suis désolé si je vous parais égoïste mais, pour l'heure, je n'ai pas le courage de songer à cette affaire. Ce que nous avons vu et vécu a été particulièrement éprouvant. De surcroît... Le petit groupe que nous formions, avec notamment Kerun et Ombeline, a essayé de faire en sorte que la rébellion ne vire pas au bain de sang. Mais les elfes ont choisi de prendre les choses en main, fort légitimement d'ailleurs, puisque cette révolte était la leur. Mais ils étaient tellement furieux contre leurs geôliers que... Enfin voilà, la manière dont les choses se sont conclues me laisse un goût amer, et je préfère ne pas trop y repenser pour l'instant.

[Galathée]

" Je comprends, fit Aliosha avec un sourire compatissant, tout en tendant un premier plat au barde. Surtout que nous avons beaucoup d'autres sujets qui requièrent notre attention, ici. Le Comptoir parait protégé mais notre position à Mélandis est toujours précaire, et nous devons surveiller nos pas au dehors, les questions que nous posons, les pistes que nous suivons... Moi-même suis censée être une esclave, pour l'extérieur, ainsi qu'Abel. Sedanius sort très peu, c'est notre guérisseur, principalement. Vous ne rencontrerez pas Meloenn et Arion ce soir, car ils sont sur le terrain. Dès que Constance nous a fourni le signalement des disparus, nous avons mis la machine en marche, et voilà... Il nous faut retourner chaque pierre. Mais Guéric nous a déjà transmis vos informations, et si Meloenn entend quelque chose, elle nous le ramènera rapidement. Mais je parle, je parle, et vous devriez manger."

[Taliesin]

-Vous savez, les bardes n'aiment rien tant que discuter ! répondit-il d'un ton léger en se servant. Pour revenir un instant sur Maebryn... Si des alliés de la Réunion peuvent enquêter sur lui, je pense que ce serait une bonne chose : ce monstre ne doit jamais pouvoir reprendre ses ignobles activités.
Il leva sa fourchette mais se ravisa : s'il commençait à manger, il ne pourrait plus s'arrêter. Mieux valait donc qu'il finisse ce qu'il avait à dire avant de se sustenter. Cependant, il prit le temps de tirer de sa poche la fiole qu'il avait emportée avec lui et d'avaler l'une des petites boules théoriquement destinées aux lunaires.
-Pour le reste, j'espère que je pourrai vous aider a retrouver ma compagne, mais aussi les autres disparus. Remettre les pieds à Melandis s'est avéré fort rude, alors même que notre trajet dans les rues a été bref. M'y aventurer plus avant sera donc encore plus pénible. Cependant, je tiens à me rendre utile. Il faudra juste que je trouve un déguisement et une couverture crédibles. J'ai joué les pirates à Mersant, les matelots à Ferhulm et à Rivenalis : ça a a peu près fonctionné, mais je n'aurais pu maintenir l'illusion très longtemps, car j'oublie parfois de... et bien, de parler d'une façon moins châtiée. Au Refuge, c'est pour un maître d'école que je me suis fait passer : je m'en suis assez bien sorti, jusqu'à ce qu'on me surprenne en train de raconter une histoire à deux gamins, pile au moment où, pour les rasséréner, j'y mettais autant de cœur que possible. Enfin, de toute manière, je ne vois pas en quoi un professeur servirait, pour ce que nous avons à faire. Mais on trouvera bien quelque chose d'autre !

[Galathée]

Aliosha attendit qu'il soit servi et qu'il ait commencé à manger avant de lui répondre.
" Il n'est pas toujours nécessaire d'inventer des choses très complexes. De manière générale, on apprend vite cette loi fondamentale : les gens ne s'intéressent pas tellement les uns aux autres. Chacun a envie de raconter son histoire, mais pas vraiment d'écouter celle des autres. Des informations évasives suffisent à délier les langues. Meloenn, par exemple, chante deux ou trois morceaux, et puis elle écoute, elle écoute, elle écoute encore, et c'est cette capacité à laisser traîner son oreille, à hocher la tête souvent, à paraître touché ou intéressé, même par les choses les plus triviales, qui lui fournit tous les éléments dont nous avons besoin. Seules les choses très louches ou très sombres sont tues et dissimulées... Mais à Melandis, ces choses sont étonnamment rares, du moins dans certains lieux."
Elle lui sourit.
" Ne vous inquiétez donc pas pour votre couverture. Nous devrons être circonspects en ce qui vous concerne car vous êtes une personnalité, et votre présence en ces murs n'est pas très ancienne. Vous risquez d'être reconnu. De nombreux esclaves vous doivent la liberté mais il en est resté derrière et... si certains vous idolâtrent toujours et espèrent votre retour, d'autres ont trop souffert de la défaite pour ne pas vous craindre et vous dénoncer..."
Elle grimaça.
" Mais je ne devrais pas vous ennuyer avec ça. Nous discuterons probablement après le repas, si vous vous sentez d'attaque."

[Taliesin]

Pour répondre, il attendit de ne plus avoir la bouche pleine, ce qui prit un certain temps : comme il l'avait supposé, il lui était dur de s'arrêter de manger, tant il avait faim. Et tant les mets étaient bons...
-Au Refuge, j'ai connu un ancien esclave qui... qui n'avait pu nous suivre dans le désert. Et sa réaction n'a pas été amicale, c'est le moins qu'on puisse dire. Heureusement, je crois qu'il n'a rien révélé aux autres concernant mon identité réelle. De toute façon, ceux-ci le sachant traumatisé, ils n'auraient pas pris ses assertions pour argent comptant... J'ai également glané quelques informations sur la manière dont avaient été traités les révoltés, après notre départ. Pas beaucoup, juste assez pour avoir un bref aperçu de l'horreur que cela a été.
Il soupira.
-En fait, il vaut mieux que je n'y pense pas trop. Il vaut mieux que je me concentre uniquement sur le présent, sur le futur. Et, bien sûr, que je fasse en sorte de n'être reconnu par personne. Le contraire serait une catastrophe absolue. Pour moi, et pour vous tous. Alors... Ça n'arrivera pas.

[Galathée]

" Non, tu as raison. Le passé peut y rester." fit-elle avec un sourire, lui frôlant une seconde l'avant-bras.
Autour de lui, les conversations bourdonnaient. Aucune n'avait trait à leur mission, comme s'il y avait un accord tacite de ne pas aborder le sujet pendant le repas. Constance parlait voile avec Abel, lequel semblait malade à l'idée même de mettre un pied sur le pont de la Liberté. Guéric, Sedanius et Perceval discutaient d'entraînement. Le clerc se plaignait de manquer d'exercice et son congénère, qui avait des allures de guerrier, lui proposait d'y remédier dans la cour, avec le bémol de s'exposer aux regards des marins de passage. Lena et Ybarra avaient une conversation sur le meilleur endroit pour se procurer des composants magiques sans trop attirer l'attention. L'atmosphère était détendue et chaque fois que le barde croisait un regard, un sourire l'accompagnait. Malgré la quantité impressionnante de nourriture qui avait été servie, tous les plats furent bientôt vides ou en passe de l'être. La Réunion avait bon appétit. En fin de repas, Guéric se leva et s'éclipsa. Perceval et Sedanius rassemblèrent les assiettes et gagnèrent la cuisine. Le halfelin reparut ensuite, se glissa auprès de Taliesin et lui déposa une pipe et du tabac, les assortissant d'un clin d'oeil amical.

[Taliesin]

-Ouah, pour un peu, je croirais que c'est mon anniversaire ! s'exclama-t-il, ravi. D'ailleurs, ça l'est peut-être : je ne connais pas ma date de naissance, après tout... En tout cas, merci beaucoup, Guéric ! Je t'embrasserais bien, mais je ne suis pas sûr que tu apprécierais...
L'instant suivant, il s'employait à bourrer la pipe. Ce faisant, il eut un vif pincement au cœur en songeant à Kerun. Il aurait aimé qu'il soit avec eux et culpabilisait de profiter de si agréables moments alors que le Luménien était enfermé, quelque part... Il aurait bien demandé sans tarder la permission d'aller le voir, mais l'instant était sans doute mal choisi, puisqu'ils allaient, d'ici peu, parler de leurs recherches. Il attendrait donc jusqu'à la fin des discussions...