[Quête] Montequine

[Galathée]

Il s'immobilisa à moins d'un mètre d'elle, pilant en plein mouvement, et cabra comme un cheval sauvage. Il avait une robe noir de jais, les sourcils broussailleux, et son armure de cuir était usée. Il était aussi plus âgé que les jeunes centaures qu'elle avait vu jusque là.
" Paix, Maelwys, dit simplement Neffen, d'un air distrait. Retourne à ta place."
Mais le centaure noir n'avait pas l'intention de se laisser faire et il frappa sa lance dans le sol où elle se ficha.
" A quoi bon accueillir encore un humain ? A quoi bon, Neffen ?! La solution ne viendra pas d'eux, nous le savons déjà ! C'est la quatrième fois que vous prétendez que les connaître, les comprendre, est la bonne voie ! La quatrième ! Où est Sheldon ? Où est Byron ? Où sont Kess, Nyméria, Motrann et Quirm ? Regarde où nous en sommes, aujourd'hui ! Les tergiversations sont désormais inutiles. Sheldon est tombé, que la pierre nous désigne un nouveau chef ! Qui saura aller chercher de l'aide au bon endroit !
— Sheldon n'est pas mort, intervint Dymphéa.
— Reprenez vos places !" grommela Neffen.
Maelwys jeta un regard noir à Astrée puis fit volte-face et retourna dans les rangs.
" A la pierre." fit Neffen d'une voix forte en tapant son bâton sur le sol.
Les centaures formèrent alors un cercle devant la pierre dressée. Neffen se coucha devant elle et aussitôt, les gravures qui y figuraient s'embrasèrent comme si elles étaient remplies de feu liquide. Ce fut le signal et toute la harde l'imita. Le shaman regarda l'humaine et tapota l'herbe à côté de lui, lui indiquant de le rejoindre.

[Voyageuse]

Qu'entendait-il par aller chercher de l'aide au bon endroit ? Astrée s'efforçait de comprendre et d'analyser ce qu'elle voyait et entendait, mais c'était trop obscur. Elle saurait plus tard, sans doute. Et elle ne comprenait pas non plus comment la pierre pouvait désigner leur nouveau chef.
Elle fut stupéfaite de voir les gravures de la pierre s'embraser lorsque le shaman se coucha devant elle. Elle vit tous les centaures s'allonger, hésita sur ce qu'elle devait faire, et se sentit blêmir légèrement quand Neffen lui fit signe de le rejoindre. Elle inspira calmement. Pas de raison d'avoir peur. Fichu trac...
Elle s'avança doucement au milieu du cercle, sentant tous les regards fixés sur elle, et s'efforça de faire abstraction de la peur, de la haine ou de tout autre sentiment négatif qui pouvait y figurer -ou qu'elle imaginait y figurer. Elle avait l'impression de représenter ici, pour certains d'entre eux, l'espèce humaine en son ensemble, avec tous les sentiments que cela éveillait en eux. Une sorte d'ambassadrice ? Elle s'en serait bien passé. Mais elle n'éprouvait aucune peur, ce qui était en soi déjà beaucoup.
Elle s'assit en tailleur à l'endroit que le shaman lui indiquait et se tourna vers la harde, la tête droite et le visage calme, attendant les questions qu'on allait lui poser.

[Galathée]

Une fois tout le monde installé, Neffen écarta les mains devant lui.
" Je vous présente Astrée, l'humaine dont Dymphéa nous a parlé hier. Comme vous le savez, le groupe qui a rejoint le monde a été défait.
— Que la pierre nous désigne un nouveau chef !" s'exclama une centaure à la robe baie.
Son cri fut repris par plusieurs autres. Neffen les laissa s'époumoner, indifférent.
" Sheldon n'est pas mort, intervint Dymphéa. Tant que Sheldon n'est pas mort, nous ne pouvons pas avoir de nouveau chef.
— Que suggères-tu, alors ? Que nous courrions comme le faisan sans tête ?
— Non. Formons un conseil.
— Un conseil ?!
— Un conseil composé de qui, au juste ?
— Cela ne s'est jamais fait ! Cela n'est pas dans nos traditions !
— Sheldon est comme mort, pourquoi attendre ?
— Nous perdons du temps, nous perdons des vies.
— Sheldon n'est pas mort.
— Neffen ! Tu es le garant de la piste ! Dis-lui !
— Je pense que Dymphéa a raison. Je pense que la situation nous appelle à changer."
Le groupe entier se tut.
" Sheldon avait donné des ordres avant de partir, dit le dénommé Maelwys. Farro et moi-même avons rallié le pan nord. Nous avons trouvé la piste. Nous pouvons aller jusque chez les orques."
Dymphéa secoua la tête.
" Il y a d'autres options.
— Bien sûr ! Une option qui est de céder !
— Nous devons fuir !"
Y succéda un brouhaha absolument incompréhensible de paroles lancées dans tous les sens. Neffen se mit à siffloter un air guilleret, doucement, pendant que les centaures s'invectivaient.
" Tu vois, c'est à ça que sert un chef, avec cette engeance." dit-il à Astrée avec un haussement d'épaules.

[Voyageuse]

Astrée observait, écoutait les opinions des uns et des autres, chacun défendant sa position. L'attitude du shaman lui arracha un sourire légèrement amusé.
"je vois..."
Mais la situation n'avait rien de drôle, aussi son sourire fit-il rapidement place à une grimace. Elle soupira.
"Ils n'ont jamais eu à prendre des décisions collégiales. Je ne vois guère comment ils pourraient y arriver... Ça ne sera pas facile."
Il fallait un début à tout, certes, mais en temps de crise, les individualités avaient sans doute tendance à s'exacerber davantage. En tout cas, ils écoutaient le shaman, se taisaient lorsqu'il parlait et respectaient ce qu'il disait. Pourtant, il ne pouvait jouer le rôle de chef, elle le devinait. A chacun son rôle, à chacun sa place... Mais peut-être pouvaient-ils accepter qu'un groupe restreint prenne provisoirement la tête de la harde, juste le temps que Sheldon revienne... ou meure ?
En tout cas, elle savait maintenant vers quelle aide ils voulaient se tourner. Les orques... Et donc la guerre, à nouveau. Situation insoluble.
Elle attendit que le shaman intervienne à nouveau pour calmer les choses. Ils l'écouteraient. Du moins elle l'espérait.

[Galathée]

" Rien n'est jamais facile, dit le shaman avec une petite moue. Et sans chef, nous ne pouvons rien imposer, pas même le fait de constituer un conseil. Quand Byron reviendra, quand tu l'auras libéré, il sera porteur de la parole de Sheldon et Sheldon nous enverra chercher les orques. En cela, la question se pose... Faut-il que Byron revienne ? Avec lui s'éteindrait l'ordre du chef et les promesses de guerre. En même temps, je ne vois pas l'avenir et je ne sais pas : ces montagnes appartenaient aux orques, autrefois, avant que les centaures et les humains n'y viennent. Peut-être est-ce un juste retour des choses ? Peut-être les orques sont-ils plus honorables que les humains et nous permettront-ils de retrouver nos terres ? Peut-être Montequine doit-elle brûler ? Sans doute, en réalité. Ou peut-être tout cela provoquera-t-il un massacre... Quoi qu'il en soit, tout ça repose sur la parole de Sheldon, à travers Byron... Difficile, n'est-ce pas ?"
Autour d'eux, les centaures continuaient à s'invectiver sans leur prêter la moindre attention.

[Voyageuse]

Astrée hocha la tête avec une grimace. La situation était infiniment complexe...
"Je doute que les orques soient plus honorables que les humains et plus enclins à vous laisser vos terres, mais je peux me tromper... Après tout je ne les connais pas."
Leur réputation ne plaidait pas en leur faveur... Et puis, pourquoi "leurs" terres ? N'étaient-elles pas aussi aux humains depuis trois cent ans ? Non, c'était les centaures qui avaient montré la vallée close aux hommes. Elle leur appartenait avant... Mais cela ne changeait rien au fond.
"Une guerre fera des dizaines de morts dans chaque camp. Un massacre. Rien ne prouve que vous la gagnerez, et vous serez de toute façon trop peu nombreux, ensuite... Je ne crois pas que vous puissiez vous permettre de risquer des vies. La dryade du bosquet sacré, de l'autre côté des falaises, m'a dit que vous étiez déjà trop peu nombreux. On peut aussi tenter de libérer tous les centaures capturés, ça rééquilibrerait les forces. Mais Sheldon, une fois de retour, repartirait sans doute sur des projets de guerre, avec ou sans appui orque... "
Fallait-il attendre la mort de Sheldon pour les libérer ? Mais ça ne changerait probablement rien... Le chef suivant ferait les mêmes choix, sans doute... Ou peut-être pas ?
"C'est Sheldon qu'il faudrait convaincre... Malheureusement je ne crois pas que Byron ait la moindre chance d'y parvenir. Mais on ne peut pas non plus savoir avec certitude le message qu'il délivrera s'il parvient à s'enfuir, après tout.... Peut-être y a-t-il un espoir de ce côté-ci..."
Pourrait-il rapporter un message... altéré ? Pour le bien de la harde ? Ce n'était guère compatible avec son sens de l'honneur, avec son rôle... Quel dilemme ce serait pour lui. Pourrait-elle le convaincre ? Quoiqu'il en soit, il était hors de question qu'elle le laisse moisir là-bas, jusqu'à la mort de Sheldon par exemple. Même pour le bien de la harde.
Elle soupira. La situation était insoluble. Le village devait-il brûler ? Elle ne le voulait pas... Il y avait là-bas des enfants, et même des adultes simplement convaincus que les centaures n'étaient que des bêtes... Est-ce qu'ils méritaient la mort ?
Elle se prit la tête dans les mains et jeta un regard découragé au shaman.
"Et même ainsi... Je ne sais pas si on peut éviter que tout ça finisse en massacre..."
Même si les centaures renonçaient à la guerre... les humains, eux, ne renonceraient pas.

[Galathée]

Neffen sourit et posa une main amicale sur l'épaule de la rôdeuse.
" Oh, oh, ne prends pas tous les tourments de la harde sur ta frêle échine, petite humaine, ce n'est pas nécessaire, fit-il d'un ton tranquille. L'incendie ne ravage pas encore la forêt et quand il sera là, il faudra trouver un moyen de l'éteindre. Nous essaierons. Si nous échouons, et bien... les arbres et les oiseaux garderont notre mémoire."
Il se leva brusquement et d'un seul coup, la harde se tut.
" Demain, Byron nous sera rendu, et avec lui, la parole de Sheldon nous parviendra. D'ici là, les aigles et les hiboux veilleront sur nous. Allez au galop, frères et soeurs de piste, le peuple est vigoureux et le demeurera.
— Neffen ! L'humaine ne peut-elle pas servir de monnaie d'échange ?
— Ce n'est pas à moi d'en décider.
— Ne pouvons-nous pas monter vers les orques, ne fût-ce que pour les sonder ?
— Ce n'est pas à moi d'en décider.
— Pouvons-nous quitter cet endroit ?
— Je ne le peux pas. Vous le pouvez, mais sans shaman.
— Ce serait une catastrophe, souffla Dymphéa.
— Je ne sais pas, dit alors une femme à la robe entièrement blanche, sabots, crins, cheveux, sourcils même, et aux yeux très bleus.
— Leanne...
— Pensez-y." fit-elle en se levant.
Tous les centaures l'imitèrent et Neffen frappa son bâton sur le sol. Ils se dispersèrent aussitôt. Astrée perçut quand même plusieurs regards noirs posés sur elle.

[Voyageuse]

La rôdeuse écoutait de toutes ses oreilles, s'amusant presque de l'idée farfelue de la prendre comme otage, se posant mille et une questions en entendant les autres remarques. Neffen jouait parfaitement son rôle, restant simplement à sa place de shaman. Mais pourquoi serait-ce une catastrophe de quitter la vallée close ? Et pourquoi le shaman ne pouvait-il pas le faire ? Et si elle avait bien compris, d'autres humains étaient venus, auparavant... des montequins ?
Astrée avait l'impression désagréable que cette assemblée n'avait servi à rien, ou pas grand-chose. Simplement à ce qu'ils sachent qu'elle était là, et à leur annoncer que Byron reviendrait avec la parole de Sheldon, ce qui n'était même pas certain vu le danger du plan qu'il envisageait. A les rassurer, peut-être... A les faire patienter encore un peu ? A vérifier qu'ils n'étaient pas mûrs pour un fonctionnement autre que tribal ?
Elle laissa couler les regards noirs, ne retournant qu'une expression neutre et calme. Elle comprenait bien qu'ils lui en voulaient simplement parce qu'elle était humaine. Même si elle trouvait ça injuste, même si ça lui serrait un peu le coeur.
Elle se leva à son tour et se tourna vers le shaman.
"Est-ce que... je peux vous poser quelques questions ?"

[Galathée]

" Bien sûr, fit Neffen avec le sourire. Mais nous avons tout le temps. Tu vas dormir avec moi ce soir. Je ne crois pas qu'il soit très opportun que tu partages le lieu de repos de tout ce troupeau."
Il fit signe à Dymphéa et à la centaure blanche, la dénommée Leanne, qui s'inclinèrent puis s'esquivèrent à leur tour vers l'une des deux grandes habitations. Neffen se mit en marche vers la tente excentrée, située à l'orée du bois. En approchant, Astrée vit qu'elle était décorée de mille symboles, similaires à ceux qu'elle avait déjà vus dans la grotte, sur les troncs et les roches.
" Tu dois néanmoins savoir que toute parole repose toujours sur un échange. Tu me poses une question, je t'en poserai une. Si tu veux une histoire, je te demanderai une histoire. Si tu veux un secret, je te demanderai un secret. Ainsi demeure l'équilibre. Il ne peut pas y avoir de vérité sans échange, et pas d'échange sans confiance. Tu as accepté mon sort, c'est bien. Et tu ne t'es même pas rendue compte que subitement, tu comprenais le sylvestre. Cela ne durera pas, mais ce n'est pas grave. Je le relancerai, et le relancerai encore. C'est un sortilège si simple... et pourtant, se comprendre, c'est si compliqué."
Il évita finalement la tente et rentra dans le sous-bois.
" Mais je parle, je parle. Quelle est ta question ?"

[Voyageuse]

Astrée salua Dymphéa avec un petit pincement au coeur. Elle aurait été rassurée de la savoir près d'elle. Elle avait confiance dans le shaman, certes, du moins elle le pensait. Mais elle se fiait davantage à Dymphéa. Reynald, puis Byron, lui avaient dit qu'elle l'aiderait...
Elle réprima un soupir et suivit le shaman. Il n'avait pas tort, elle ne pouvait pas dormir dans la tente commune. Elle n'avait pas non plus envie de passer la nuit avec lui, cela dit. Cela lui semblait-il incongru parce qu'il était un mâle ? Elle n'en revenait pas d'avoir compris le sylvestre. Et pourtant, il était bien évident que les centaures entre eux n'avaient aucune raison de s'exprimer en langage commun...
Le "marché" qu'il proposait, en tout cas, ne l'inquiétait pas. Elle n'avait rien à cacher, après tout. Vraiment rien. Enfin... à part le fait, peut-être, que Reynald et Maedron lui en avaient trop dit ? Bah, il n'y avait aucune raison que ce sujet soit abordé en aucune façon.
Elle fut un peu surprise qu'ils obliquent vers le sous-bois et non vers la tente, mais elle préférait de toute façon dormir à l'extérieur. Et parmi les dizaines de questions qui lui venaient en tête, elle décida de commencer par une question qui ne touchait certainement à rien de secret.
"Ils ont dit que vous avez amené des humains, déjà, avant moi... Apparemment sans succès... Qui était-ce, et que s'est-il passé ? C'est juste... pour essayer de mieux comprendre.

[Galathée]

" En réalité, nous n'avons jamais amené des humains, dans le sens où ce n'est pas moi... ou Dymphéa... ou aucun d'entre nous qui les avons menés jusqu'à la harde. Mais c'est la quatrième fois, en trente ans, que des humains non hostiles sont accueillis parmi nous, et... protégés, dirons-nous, par l'hospitalité de certains. Il y a eu votre ami Reynald, Tybert et l'elfe noir, Maedron. Il y a eu un jeune druide, Daryoon, il y a plus de quinze ans. Et il y a eu Frannie et ses trois fils, il y a... oh... Je n'étais pas né, en fait. Donc environ vingt-cinq ans, je dirais. Chaque fois, nous nous sommes employés à écouter, comprendre, côtoyer, percevoir. Chercher des solutions dans ce qu'ils étaient, sans leur parler de Montéquine, car les choses étaient alors encore... diffuses, quelque part. Nous ne pensions pas qu'ils prendraient le dessus comme ils l'ont fait. C'était notre problème à régler. Comme ça l'est peut-être encore."
Il haussa les épaules.
" Cela répond-il à ta question ?"
Du bout de son bâton, il écarta l'humus au pied d'un arbre et dénicha des champignons violets qu'il cueillit, avant de se remettre en route.

[Voyageuse]

Astrée hocha la tête.
"Oui, parfaitement. Merci..."
Elle n'était pas sûre que Montequine ne soit que leur problème, à présent. En tout cas, s'ils devaient le régler seuls, ils échoueraient probablement. Mais elle n'était qu'une invitée, elle connaissait à peine la situation, et ne se sentait pas le droit d'émettre ce genre de jugement.
Mais donc, ils n'avaient vu que quatre fois des humains non hostiles en... vingt-cinq années ? Dont Reynald et ses compagnons. Elle devait donc s'estimer, finalement, infiniment chanceuse d'être ainsi reçue par la harde. Et il n'était pas étonnant que la majorité éprouve de la haine, ou de la peur au moins, si les seuls humains qu'ils connaissaient étaient ceux de Montequine.
Elle avait d'autres choses qu'elle voulait demander. Mais elle devait respecter sa règle du jeu.
"J'ai d'autres questions, mais je suppose que vous voulez m'interroger à votre tour avant..."

[Galathée]

Il hocha la tête avec le sourire, tout en cheminant plus avant dans la forêt. Il avait glissé les champignons dans une poche de son manteau et paraissait en chercher d'autres. Pendant un moment, il ne dit rien, les yeux au sol, attentif, puis il se redressa et la fixa de ses iris jaunes. Elle réalisa qu'une partie de leur étrangeté tenait à leurs pupilles allongées, comme celles d'un chat.
" A quoi ressemble la mer ? Pas seulement en surface, mais à l'intérieur de soi ?"

[Voyageuse]

Astrée ouvrit des yeux ronds de surprise. Elle ne s'attendait pas... à ce genre de question. Et elle n'était pas sûre de pouvoir fournir une réponse qui convienne au centaure. Comment ressemblait la mer au fond de soi ? Que voulait-il dire exactement ? Et que ressentirait un centaure au juste ? Elle essaya de se plonger dans ses souvenirs de petite fille. Elle avait grandi près de la mer... Comment la ressentait-elle ?
"C'est compliqué à expliquer..."
Et pourquoi une question aussi... métaphysique ? Pour se donner le temps de la réflexion, elle ramassa quelques champignons à son tour.
"La mer c'est de l'eau à perte de vue, de l'eau salée. Et c'est de l'eau... vivante, ou du moins en mouvement. Mais pas à la manière d'une rivière. C'est plutôt une énorme masse mouvante, si puissante que la terre et ses habitants paraissent ridicules face à ses colères. On entend son grondement jusqu'au fond de soi lors des tempêtes, et si on est sur le rivage, on sent presque les rochers et les falaises frémir lorsque les vagues s'écrasent contre eux. Mais je n'ai jamais su si je les sentais vraiment vibrer ou si c'était le vacarme qui me donnait cette impression.... Elle peut renverser les frêles embarcations des humains, elle peut faire s'écrouler un pan de falaise lors des pires tempêtes. Ceux qui vivent sur les rivages craignent ses colères. Mais lorsqu'elle est calme, elle berce et apaise. Et nourrit, aussi, pour ceux qui partent pêcher. Sur le rivage, on peut rester des heures à observer le mouvement des vagues en respirant les embruns. C'est presque... hypnotique. Reposant.
Elle grimaça.
"Je ne suis pas sûre que ça réponde à votre question..."

[Galathée]

Le centaure avait écouté son récit tout en continuant sa récolte et il opina du chef lorsqu'elle en eut terminé.
" Si, si, cela répond parfaitement à ma question." dit-il.
Il lui fit signe de repartir vers l'orée du bois.
" C'est à présent ton tour. Mais tu dois me tutoyer. Les centaures n'ont pas de mot pour ce vous. Amie ou ennemie, tu es toujours la même, les mots ne peuvent créer ce qui n'est pas, une distance invisible." ajouta-t-il avec le sourire.

[Voyageuse]

Astrée hocha la tête.
"D'accord, je vais essayer... Ce n'est pas immédiat pour moi. On nous apprend toujours, à nous les humains, qu'on ne doit pas tutoyer quelqu'un qu'on ne connaît pas... en tout cas pas sans sa permission. Mais donc, je vais essayer..."
Ce ne serait pas facile. Le shaman l'impressionnait.
"je voudrais comprendre... pourquoi est-ce que Dymphéa dit que ce serait une catastrophe de quitter cette vallée ? Et pourquoi vous... heu, je veux dire pourquoi tu ne le peux pas ?"
Bon, cela faisait deux questions en une. Et en plus, elles touchaient sans doute à des secrets de leur race...

[Galathée]

Le shaman sourit et gagna l'orée de la forêt. Il lui désigna alors la pierre dressée au centre de sa petite place.
" Je suis lié à cet endroit comme la dryade l'est à son bosquet ou un fantôme le serait à sa tombe, dit-il simplement. Je ne peux pas exister loin de cette pierre. Si les Montequins me capturaient, je mourrais très certainement dans la veille, peut-être moins. Or je suis la mémoire de la harde, le dépositaire de ses secrets, de ses traditions. Si les autres centaures décidaient de quitter la vallée... et c'est une possibilité non négligeable, et pas complètement stupide, comme le dit Leanne... Si les centaures décidaient de quitter cette vallée, donc, ils devraient le faire sans moi. Cela signifierait la fin de notre harde, car nous ne pouvons nous improviser un groupe qui fait sens juste par la force de notre volonté. Je ne peux pas transmettre ce que je sais, parce que ce que je sais est ce que je suis. Les survivants devraient rallier les hardes de la Vallée du Nirvana. Il y en a plusieurs, plus au nord de l'île, et même une dans la Lorien. Certains deviendraient sans doute des Ne'ghells'inennean, des "hors-piste", solitaires et déracinés. On dit que certains s'en sortent plutôt bien, deviennent mercenaires ou intègrent des armées humaines, mais c'est pour nous une abomination. Le centaure existe dans sa communauté et dans le nombre, sinon il n'existe pas vraiment..."
Il lui fit signe de venir vers la tente. Bien que minuscule par rapport aux deux grandes, elle était d'une taille acceptable.
" Certains estiment que nous sommes de toute façon perdus, et qu'il vaut mieux que les individus se sauvent avant d'être asservis. D'autres estiment que nous sommes de toute façon perdus, mais que nous devons tomber en luttant. Les derniers espèrent que nous pourrons sauver la harde et son essence, parce qu'une fois qu'elle se sera éteinte, elle ne pourra jamais renaître."

[Voyageuse]

Astrée resta un instant silencieuse, assimilant de son mieux ce que le shaman lui expliquait. Elle finit par hocher la tête, résumant en quelques mots ce qu'il lui avait appris :
"Vous... tu es lié à cet endroit... et à travers toi, la harde est aussi liée à cet endroit, et ne peut pas exister ailleurs..."
Elle soupira. Elle souhaitait qu'il soit possible de sauver la harde. De tout coeur, elle voulait les aider. Mais était-ce possible ? Les humains ne voudraient pas quitter leur village, les centaures ne voudraient pas quitter leur vallée eux non plus. Qui devait partir ? Pourraient-ils coexister pacifiquement après ce que les humains étaient en train de faire ? Et faire venir une troisième race, les orques, par ici, ne ferait que compliquer encore les choses... Trois races à se disputer le même morceau de terre au lieu de deux. Ce serait insoluble.
"Pourtant, il y a bien eu une première fois... Puisque tu disais qu'autrefois les orques peuplaient ces montagnes, que les humains et les centaures sont arrivés ensuite. Il y a bien eu un moment où des centaures venus d'ailleurs ont fondé cette harde... Mais peut-être est-ce un processus qui a pris longtemps... "
Elle aimerait qu'il lui conte cette histoire, aussi. S'il la connaissait.
"Mais c'est à toi de poser une question..."

[Galathée]

" C'est à moi, en effet." dit-il malicieusement.
Il repoussa le pan de la tente et lui fit signe d'entrer. C'était un espace vaste et clair, car la tente était ouverte à son sommet et laissait entre le soleil au-dessus d'un âtre pour l'heure froid. Plusieurs toiles en délimitaient des alcôves et Neffen en écarta une, révélant une couche confortable d'herbe sèche et de fourrure.
" Je t'ai aménagé ce petit coin, j'espère que ça te conviendra... Je n'ai pas exactement l'habitude de recevoir."

[Voyageuse]

Astrée sourit.
"Ça ira très bien, merci. Je me doute que tu ne dois pas avoir souvent des invités, puisque vous ne voyez quasiment jamais d'humains, et sans doute guère plus d'autres races. "
Des elfes, peut-être ? Mais la Lorien était loin.
"Et je suis très honorée de pouvoir bénéficier de ton hospitalité."
Elle aurait pu dormir seule au sommet d'un arbre, comme d'habitude. Elle aurait été plus à l'aise. Elle devait bien admettre que partager la tente du centaure l'impressionnait un peu. Mais ça ne se faisait pas de refuser l'hospitalité offerte. Et puis, il lui apprenait tellement de choses... Et lui ne semblait nullement gêné de partager sa tente avec une humaine, après tout. Pourquoi donc se sentait-elle tellement intimidée ?
"Je vais t'aider à faire le feu, à préparer le repas... enfin... J'ignore ce que vous aimez manger, vous autres centaures..."

[Galathée]

" Oh, mais nous n'allons pas manger ici ! s'offusqua-t-il. Je suis shaman, pas cuisinier. Nous mangerons avec la harde. Ne t'en fais pas, l'appel est clair, tu l'entendras retentir. Mais tu peux poser tes affaires, déjà."
Il vida ses poches sur une table, dans la partie centrale de la tente, alignant ses champignons avec soin, les triant par taille et par couleur.
" Et puis répondre à ma question."
Il se tourna vers elle.
" Que cherches-tu, dans ces montagnes, Astrée ? Et que serais-tu prête à faire pour l'obtenir ?"

[Voyageuse]

Elle aurait dû se douter... Chacun avait son rôle, y compris pour la cuisine... Ce n'était décidément pas simple de faire connaissance avec une race aux moeurs différentes. Mais tellement intéressant.
La question la prit un peu de court. Elle l'attendait, bien sûr. Du moins la première partie... mais elle n'avait jamais réfléchi à la seconde.
"Ce que je cherche... C'est quelque chose qui devient plus flou au fur et à mesure que j'avance. Au départ, c'est une herboriste, une amie de Dymphéa, qui m'a envoyé chercher quelques simples dans les montagnes, et surtout m'a mise en contact avec une guérisseuse de Luménis. Cette guérisseuse voudrait sauver un petit garçon paralysé, et elle a entendu des légendes à propos d'un arbre, l'arbre qui est, ou l'arbre de vie. Ou l'arbre qui donne. Cet arbre pourrait, paraît-il, guérir cet enfant, mais elle ne sait ni s'il existe, ni s'il est possible de le trouver, ni même si c'est un arbre... mais elle aurait voulu que je le trouve, si jamais c'était possible, et que j'en ramène une bouture, puisqu'il a tant de pouvoir. J'ai promis que je ferais tout mon possible..."
Elle posa ses affaires dans l’alcôve qu'il lui avait indiquée, et poursuivit.
"Depuis... du peu que l'on m'a dit, j'ai compris que cet arbre ne se trouve pas en un lieu précis, et qu'on ne peut le voir qu'une fois dans sa vie. Et aussi, apparemment, qu'il faut le mériter, et en avoir besoin. Donc... je doute fort de pouvoir en ramener une quelconque bouture, en fait. Mais si je parviens à le trouver, peut-être me donnerait-il tout de même un remède pour cet enfant. Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu'il est, cet arbre. Mais je dois essayer."
Elle haussa les épaules.
"On m'a dit de me rendre de ce côté-ci des montagnes et de laisser le hasard me guider. Je me suis dit des dizaines de fois que c'était complètement fou, qu'il n'y avait aucune raison que je trouve quoi que ce soit ainsi... Mais j'avais promis de faire tout mon possible pour réussir, donc j'ai continué. Et puis je me suis retrouvée entraînée dans votre guerre... J'ai mis de côté tout cela, oublié ce que je cherchais, et je me suis laissée porter par les événements... Parce qu'il faut que je vous aide, je ne peux pas rester les bras croisés quand je vois ce que les humains d'ici vous font. Je dois essayer de faire quelque chose..."
Reynald avait dit qu'elle tomberait sous le charme des gardiens de l'arbre. Étaient-ce les centaures ? Oui, sans doute, puisqu'il y avait un rapport avec Byron et Dymphéa. Mais... il n'était pas sensé lui avoir dit cela, après tout, non ? Le shaman devinait-il qu'elle se doutait ? Et peut-être interprétait-elle de travers ce qu'avait dit Reynald ?
"Et pour en revenir à la question... Je ne peux pas dire ce que je serais prête à faire, exactement. Juste... tout mon possible. Je ne sais pas jusqu'où ça peut me mener, mais je le ferai.
Elle hésita, puis ajouta.
"Et je ferai aussi tout mon possible pour vous aider. Je veux dire... Ça n'est pas à cause de l'idée de vouloir mériter cet arbre, d'autant que je ne sais pas ce qu'il faut faire pour cela. Peut-être que le hasard qui m'a conduit ici n'a absolument aucun rapport avec ma quête initiale. Mais je veux vous aider, dans tous les cas. Je sais que je le dois. Mais je ne sais pas comment", conclut-elle avec un soupir.
Aider les centaures était la mission qu'elle devait accomplir pour atteindre l'arbre, elle le sentait, confusément. Enfin... aider la vallée à retrouver la paix, plutôt. Mais elle aurait proposé son aide, même sans avoir cet arbre à trouver. Elle n'aurait certainement pas pu rester sans rien faire. Mais peut-être aurait-elle été chercher de l'aide ailleurs au lieu de vouloir se battre seule ? Non, elle n'en avait pas le temps si elle voulait sauver Byron.

[Galathée]

Neffen acquiesça, songeur.
" Ah, l'Arbre de Vie, fit-il finalement. Tu n'es pas la première à le chercher, non."
Il secoua la tête, un sourire revint sur ses lèvres. Il prit un petit couteau sur la table et entreprit de couper les champignons en menus morceaux.
" Excuse-moi de procéder à mes préparations alors que tu es mon invitée, dit-il avec une grimace. Je te dirais bien de t'asseoir quelque part mais... heu... nous ne nous asseyons pas vraiment, donc je doute de pouvoir te trouver un siège... Il faudra que le sol suffise."
Il reprit son travail.
" J'aurais bien d'autres questions à te poser... mais ce n'est plus mon tour. Et certaines choses ne peuvent s'apprendre par la parole, mais doivent se découvrir dans les actes."

[Voyageuse]

Astrée ne se formalisa pas du manque de siège, bien évidemment, et s'assit en tailleurs sur le sol. Elle se trouvait nettement plus petite que Neffen, ainsi, mais cela n'avait pas d'importance. Comme elle s'y attendait, il n'avait pas vraiment réagi à la mention de l'arbre de vie. Juste admis que beaucoup le cherchaient. Et puis, peut-être les centaures n'avaient-ils qu'un rapport indirect avec lui ? Elle hésita à le questionner à ce sujet. C'était un secret... Et elle n'avait pas de secret à lui livrer en retour. Elle lui demanderait, peut-être... mais elle avait aussi d'autres questions. Et elle se demandait bien quelles questions lui voulait tant lui poser.
"Je peux t'aider à couper tes champignons, si tu veux, plutôt que rester simple spectatrice... Et pendant ce temps, est-ce que tu peux me raconter comment tout ça a commencé ? Cette guerre... et l'asservissement des centaures ? Byron n'a pas vraiment su me répondre, la nuit passée. Il a dit que ce n'était pas son rôle, mais le tien.

[Galathée]

" Ce n'est effectivement pas son rôle." dit le shaman.
Il fit glisser ses champignons dans un plat de terre cuite, puis se dirigea vers des bouquets de plantes séchées et en sélectionna quelques uns, avant de se coucher sur le sol avec son matériel. Il se mit à égrener un épi d'une graminée brune, minutieusement, au-dessus de sa mixture en devenir. Puis il ferma les yeux, écrasa quelque chose entre ses doigts et le respira. Ses yeux se rouvrirent et le jaune de son iris était devenu doré, presque luminescent.
" L'histoire veut que Névé, la seconde épouse de Garven, ait été prise en chasse par la meute du grand blanc. C'était un loup féroce, qui avait le goût du sang centaure, depuis qu’il avait tué deux jeunes égarés au printemps précédent. Névé était brave et farouche, une archère hors pair, mais elle était sur le point de mener son premier enfant sur la piste, et en digne fille de la harde, elle avait pris le chemin des landes pour prier Skerrit et connaître la voie. Le grand blanc l’avait pistée, sa meute grosse de trente loups cruels, et lorsqu’elle sentit leur haleine sur ses sabots, Névé courut.
L’histoire veut qu’ils étaient nombreux, qu’elle était lourde, qu’ils la guidèrent jusqu’à la falaise et qu’elle se trouva piégée. Mais trois humains, en quête de cerf, vinrent à entendre ses cris de rage et de détresse. Ils l’atteignirent alors que, les flancs sanglants, elle s’épuisait au cœur de la curée. Ils alignèrent leurs flèches et tirèrent. Une, deux, dix, cent fois. Les loups partirent, mais Névé était gravement blessée, et la harde était loin, si loin, elle n’aurait jamais pu la retrouver. Alors ils la chargèrent sur le chariot qu’ils avaient apporté pour leur gibier et la ramenèrent à Montéquine. Ils la soignèrent des veilles durant, alors que fiévreuse, elle ne pouvait leur parler. Elle mit bas au cœur de l’hiver et délira encore trois jours, puis elle mourut.
L’histoire veut que les hommes avaient faim, c’était un hiver terrible, froid et meurtrier. L’histoire dit que l’un d’entre eux sépara la partie humaine de la partie cheval, alors qu’elles ne sont qu’une, une seule, dans le regard de Skerrit, et qu’ils la mangèrent.
L’histoire dit qu’ils élevèrent l'enfant sans jamais tenter de retrouver la harde.
L’histoire dit que deux ans plus tard, ils capturèrent un groupe de trois jeunes femmes qui cueillaient des baies, puis ceux qui partirent à leur recherche.
Mais comment la harde aurait-elle pu croire, imaginer, une telle chose ? C’est seulement lorsque Moran parvint à s’enfuir que la vérité fut connue. Et c’est le moment où la guerre commença. "
Il referma les yeux, puis les rouvrit. Ils avaient retrouvé leur couleur normale.

[Voyageuse]

Astrée resta un moment songeuse. Ils avaient eu un enfant, mâle peut-être, puis trois femelles. Puis d'autres. Et les avaient fait se reproduire... C'était inconcevable, bien sûr, pour les centaures de l'époque. Elle-même n'avait pu imaginer qu'une chose pareille se passe avant de le découvrir de ses propres yeux.
"Je ne comprends pas pourquoi ils ont fait une chose pareille. Pourquoi, un beau jour, ils ont considéré que les centaures n'étaient que des animaux qu'on pouvait chasser, manger ou élever en captivité. Ils avaient faim... mais ensuite ? Simplement parce que l'enfant qu'ils élevaient leur est apparu comme un moyen d'assurer une meilleure prospérité ? C'est tellement difficile à concevoir pour moi... Et en même temps, ce n'est pas si vieux. Ils m'ont dit que la guerre durait depuis trente ans. Alors les plus anciens d'entre eux doivent se souvenir de tout ça... Ils doivent avoir en mémoire que les centaures ont été, autrefois, des alliés ou même des amis. Enfin, ils devraient, s'ils ne se voilent pas la face... Mais les moins anciens n'en ont pas conscience, de ce que j'en ai vu. On leur a inculqué autre chose."
Serait-il possible de faire évoluer ces mentalités, ces convictions déjà trop enracinées ? Il faudrait que les plus anciens se souviennent, et acceptent de revenir en arrière, et donc de reconnaître leurs torts. Ou que les plus jeunes remettent en question ce qu'on leur a inculqué. Difficile.
Et pourquoi prenait-il cette herbe avant de raconter ? Avait-il besoin d'une drogue quelconque pour accéder à sa mémoire ? Ou plutôt à la mémoire qu'on lui avait transmis ? C'était étrange. Incompréhensible. Mais elle le questionnerait une autre fois... Et sans doute était-ce un secret de shaman qu'elle n'avait pas à connaître.
Elle sourit.
"A ton tour alors..."

[Galathée]

Le shaman lui sourit doucement.
" L'esclavage existe dans bien des sociétés de par le monde. Je suis surpris que tu sois surprise. Les humains se l'infligent entre eux, déjà. Alors pourquoi devraient-ils hésiter quand il s'agit d'une autre espèce, aux moeurs étranges et au corps hybride ? Dans les situations difficiles, chacun se replie sur son sang. C'est une chose immuable, malheureusement."
Il termina d'effeuiller une seconde plante, puis saisit un mortier dont il usa pour réduire sa mixture en poudre.
" Je t'ai conté une histoire. Conte m'en une. Quelque chose qui t'est arrivé. Quelque chose qui m'éclairera sur ton monde. Je ne peux pas quitter cet endroit, mon regard sur ailleurs ne peut venir que de gens comme toi."

[Voyageuse]

"Je sais que l'esclavage existe entre humains... A Mélandis, par exemple, sur Dorrandin. Mais ça m'a toujours paru quelque chose de... mauvais, d'inacceptable. Et je suis surprise d'en trouver ici, sur Hélonna. Je pensais que nous étions loin de ça... Et ça me fait bizarre de voir comment peut naître, en quelques années, une forme d'esclavagisme qui n'existait pas, avant, ici... Et puis, aussi, il me semble que les montequins ne se considèrent peut-être pas comme des esclavagistes, que c'est plus subtil."
Elle soupira.
"Et je ne sais pas ce que je pourrais te raconter... Ce qui pourrait t'intéresser parmi ce que j'ai pu vivre... "

Elle réfléchit un moment, hésitante. Ce qui la surprenait le plus, chez les centaures, c'était cette hiérarchie poussée à l'extrême, pour chaque aspect de la vie. Inversement, ils devaient s'étonner de leur individualisme.
"Chez vous, chacun a un rôle et doit rester à la place qui est la sienne, si j'ai bien compris. Chez nous, il y a plus de liberté individuelle. On peut choisir d'agir différemment de ce à quoi notre naissance ou nos proches nous destinent. Je suis née dans un village de la côte, sur le continent de Dorrandin. Mon père était un commerçant, qui transportait sur ses bateaux toute cargaison monnayable. Y compris des esclaves. Elle grimaça. Il était riche, et très ambitieux, il rêvait de grimper les échelons de la haute société mélandienne. Et il avait pensé, je crois, que je prendrais sa succession pour le commerce. Il y avait une sorte d'école, pour ceux dont les parents pouvaient payer, où j'ai appris très jeune à lire, écrire et compter... J'aimais lire, parce qu'il y avait des tas de choses qui me faisaient rêver dans les histoires. Mais me lancer dans des calculs compliqués pour trouver comment gagner plus d'argent ou payer moins de taxe, ça ne me passionnait pas. Mon père voulait aussi que j'aie quelques bases de combat à l'épée, mais mon instructeur était un vieux soldat qui adorait se vanter de ses combats et du nombre de personnes qu'il avait tuées, et je n'aimais pas trop ça. Un jour, je me souviens, je devais avoir huit ans, peut-être neuf. Ce que m'avait raconté le maître d'escrime m'avait tellement écœurée que j'en avais la nausée, alors je lui ai dit que j'étais malade, que j'avais dû manger quelque chose d'avarié. Il m'a laissé rentrer à la maison. Mais il ne m'a pas accompagnée, j'étais assez grande pour rentrer seule et je n'habitais pas très loin. Et quand je suis arrivée, mon père était sorti, la maison fermée... Alors, plutôt que de revenir sur mes pas, j'ai continué tout droit, jusqu'au bout de la rue, jusqu'au bout du village. Jusque dans les bois. Il me semblait me souvenir que ma mère le faisait, mais elle est morte quand j'étais très jeune. Ce jour-là, sa présence me manquait, et peut-être que j'essayais de la retrouver, inconsciemment. En tout cas, j'ai erré un moment, je me sentais bien, avec une sensation de liberté que je n'avais jamais connue, une sorte d'ivresse... et aucune notion du danger. J'écoutais tous les bruits que je n'avais jamais vraiment pris le temps d'écouter. Et puis je me suis perdue. J'ai commencé à avoir peur, le soleil se couchait, je ne savais pas du tout où aller et je ne voulais pas passer la nuit dehors avec les bêtes sauvages. J'avais l'impression d'entendre un loup. Je me suis mise à courir, à paniquer, à appeler. Et j'ai eu de la chance, je suis tombée sur Jo, un rôdeur qui habitait près du village. Il m'a raccompagnée, et en chemin il m'a raconté des tas de choses sur les oiseaux qu'on entendait, sur les traces d'animaux qu'il apercevait et que moi je ne distinguais pas. Peu à peu, je n'ai plus eu peur. Et c'était bien plus passionnant que le calcul ou l'escrime... C'est ce jour-là, je crois, que j'ai commencé à quitter la voie qu'on voulait me voir suivre. Par la suite, j'ai souvent séché des cours de calcul ou les leçons d'escrime, en me disant malade, pour me réfugier chez Jo. Il est devenu un ami, et même un mentor. Et bien des années plus tard, lorsque mon père a voulu me marier à un jeune homme de la haute noblesse mélandienne, c'est aussi chez lui que je me suis réfugiée pour fuir ma famille.

[Galathée]

Le centaure sourit et acquiesça.
" Je crois que je comprends ce que tu essaies de me dire, fit-il. Mais je suis le mauvais interlocuteur. D'entre tous les centaures, je suis celui qui a le moins de latitude. Et nous en avons peu. Contrairement aux humains, nous ne naissons pas similaires... presque interchangeables... prêts à être forgés par nos expériences, nos rencontres... Chacun d'entre nous est déjà placé, quelque part. Cela rend notre société plus solide et plus stable, quelque part. Prévisible, tu dirais. Ou... contraignante ? Mais c'est un leurre..."
Il haussa les épaules.
" Ce qui m'interpelle, c'est que ton histoire est encore plus rigide que notre mode de vie. Si tu avais été réellement forgée par ton expérience, si tu avais été libre, comme tu dis, tu serais devenue l'esclavagiste que ton père désirait. La commerçante qui additionne ses chiffres. Si tu as été à l'encontre d'une influence pourtant forte dans ton environnement, n'est-ce pas parce qu'il y avait en toi autre chose ? Quelque chose qui est venu de l'intérieur, d'inné, peut-être ? N'est-ce pas le contraire de la liberté ?"

[Voyageuse]

Astrée secoua la tête.
"Je n'ai jamais pensé que c'était quelque chose d'inné... Je crois que ce jour-là ma mère me manquait. Mon père était difficile à vivre, très autoritaire, n'acceptant pas la moindre contestation, et c'est quelque chose de très pesant pour un enfant humain. Il vient un moment où on a envie de briser ce carcan. Trop de contraintes finit par donner le goût de la révolte. A moins que... peut-être est-ce cela qui est un trait de caractère inné ? Ou peut-être est-ce parce que je voyais, autour de moi, d'autres enfants dont les pères n'étaient pas aussi autoritaires. Je crois que je l'idéalisais ma mère, en l'imaginant à l'opposé de lui, pour me garder un espace de rêve et de liberté dans ma tête, pour pouvoir croire que si ma mère avait été là tout serait différent, et pour me donner, aussi, une raison de détester mon père... Ou peut-être est-ce simplement parce qu'elle me manquait que j'étais malheureuse et que je repoussais mon père ? Je ne sais pas. Et même si je sais avec certitude qu'elle se réfugiais souvent dans les bois, dans la nature, je ne crois pas qu'il y ait eu quelque chose d'inné qu'elle m'aurait transmis. C'est juste que pour résister au trop-plein de contraintes qu'on m'imposait, son exemple, même idéalisé, me servait de soupape de sécurité, me donnait la possibilité de rêver à une autre réalité. Ensuite, ce sont les hasards des rencontres qui ont fait que ce n'est pas resté un rêve... Enfin, moi, c'est comme ça que je comprends les choses. Tu sais, je suis, comme tout le monde, le produit de ma culture, de ce qu'on m'a transmis, et peut-être que mon interprétation des faits peut être remise en question par quelqu'un qui serait issu d'une autre culture, d'un autre monde...Et peut-être que tu as aussi un peu raison, peut-être que j'avais en moi cette capacité de révolte, innée, et que c'est pour ça que j'ai provoqué et surtout su tirer parti de ces rencontres... "

Tout cela était complexe... Elle grimaça.
"C'est un peu confus, je crois, ce que je dis... Et je ne cherchais pas vraiment à te transmettre un message en particulier, par mon histoire. Je cherchais juste ce qui me paraissait le plus dissemblable entre nos façons de vivre."
Elle sourit.
"Et vous, les centaures, vous avez un rôle fixé dès votre naissance ? C'est difficile, pour moi qui suis humaine, à imaginer. Difficile de penser que cela ne vous pèse pas, que vous ne vous sentez pas prisonnier. Mais je suppose que lorsqu'il n'y a aucun autre choix possible... et bien on ne peut même pas imaginer une autre façon de vivre puisqu'il n'en existe pas pour vous...Qui donc décide, alors, de ce que vous allez être ? Votre dieu ? "
Pour le coup, ça lui paraissait inconcevable...