[Quête] Montequine

[Galathée]

De jour, même sous la pluie, le parcours était nettement moins aisé à réaliser discrètement. Non seulement Astrée laissait des empreintes de pas dans la boue, mais en plus, il était très difficile de déterminer ce que les guetteurs apercevaient de leur perchoir. Elle dut donc redoubler de prudence, infléchir plusieurs fois sa trajectoire, et faire un large détour avant d'atteindre les buissons. Malheureusement, la pluie semblait avoir décidé les Montequins à rester calfeutrés à l'intérieur, car la campagne demeura longtemps déserte. En fin de matinée, alors que l'estomac de la rôdeuse se plaignait déjà, les portes les plus à l'est finirent par s'ouvrir, et un cortège de trois centaures attelés, misérables sous la pluie, sortirent sur la route. Ils passèrent non loin d'Astrée, dirigés chacun par un humain, et s'engagèrent dans un champ voisin, où ils furent dételés et mis au travail, apparemment dans une tâche de désherbage, ou quelque chose d'apparenté. Il n'y avait toujours aucun signe de Byron, ni des jeunes centaures, d'ailleurs.

[Voyageuse]

Astrée levait régulièrement les yeux vers le ciel, guettant une éclaircie qui ne semblait pas vouloir venir. Elle commençait à dire que peut-être, elle ne parviendrait pas à faire évader Byron aujourd'hui. Les centaures allaient s'inquiéter, Dymphéa surtout, Neffen aussi. Certains allaient imaginer qu'elle les avait trahis. Mais elle ne pouvait rien y faire, absolument rien. Elle ne pouvait qu'attendre. Et espérer que le temps s'arrange.
Bon, au pire, cela ne ferait que reporter leur plan au lendemain. Une journée de plus à souffrir et à avoir peur, pour Byron. Une journée de trop peut-être. A croire que le destin s'acharnait sur lui... Elle le rejoindrai ce soir, le rassurerait de son mieux.

Elle avait beaucoup trop de temps pour penser, et son humeur était assortie au temps qu'il faisait. Elle devait libérer Byron, elle ne pouvait transiger là-dessus. Et elle allait déclencher ainsi une guerre entre humains et orques. La nuit avait passé sur sa décision, et même si elle avait mal dormi, elle sentait qu'elle digérait peu à peu les choses. Elle avait peur, toujours. Peur que ça tourne au massacre, que les humains n'aient pas la sagesse de fuir à temps, que les orques et les centaures cherchent à les exterminer et pas seulement à les chasser. Peur que les orques restent, ensuite, dans la vallée. Peut que le remède soit pire que le mal. La guerre allait être violente, à l'encontre de son objectif qui était de restaurer la paix. Elle essayait de ne pas songer aux enfants, aux innocents qui allaient mourir. Que pourrait-elle tenter pour l'empêcher ? Pour limiter les dégâts ?
Tout cela la dépassait... mais en l'absence d'une autre solution viable, elle comprenait le point de vue de Byron : l'alliance aux orques était la seule façon de chasser les humains. Elle aurait tant voulu en trouver une autre pourtant...

Elle grignota un peu de la viande séchée donnée par Dymphéa, et une galette de plus. En fin de journée, si Byron n'était pas sorti, il faudrait qu'elle se trouve quelque chose à manger avant de le rejoindre.

[Galathée]

La pluie devint plus fine en milieu d'après-midi. Glacée, elle s'immisçait dans le buisson, trempant la rôdeuse déjà penaude. Les jeunes centaures sortirent, elle les entendit débouler au grand galop dans la prairie, soulevant des mottes de terre humides. A travers les feuilles de sa cachette, elle vit qu'ils étaient une dizaine, uniquement des garçons, âgés en apparence de huit à douze ans. Elle fut frappée de voir que tous étaient bâillonnés et deux d'entre eux avaient les bras attachés dans le dos. Ils paraissaient cependant joyeux et cabriolèrent en tous sens, ravis, sous la pluie. A ce moment, elle perçut, furtive, la présence de Prince, qui la cherchait. Il était manifestement loin, encore, probablement dans la forêt.

[Voyageuse]

Astrée n'avait rien d'autre à faire qu'à observer, et les questions se bousculaient dans son esprit.
Pourquoi étaient-ils tous bâillonnés ? Leur interdisait-on toute parole durant leur jeunes années, voire à vie ? Et ceux qui étaient attachés, était-ce une punition quelconque ? Ou juste un moyen de les habituer à être entravés ? Et pourquoi n'y avait-il que des garçons ? Les filles n'avaient-elles pas le droit de sortir ? Ou alors... étaient-elles tuées à la naissance puisque moins fortes physiquement, moins efficaces ? Ils devaient pourtant en garder quelques-unes, s'ils voulaient poursuivre leur "élevage" de centaure. Peut-être n'étaient-elles utiles que dans ce but, à leurs yeux, donc restaient cloitrées ? Ou alors, ils n'utilisaient que les femelles capturées ? Astrée frissonna, et préféra cesser de se perdre en hypothèses plus glauques les unes que les autres. Il fallait mettre fin à cela, c'était une certitude.
Elle grelottait de froid, elle avait envie d'un bon feu, d'un repas chaud, d'une couverture sèche... Et elle devrait attendre l'obscurité pour cela. Et si Byron ne sortait pas, elle aurait passé la journée dans le froid et l'humidité pour rien. Elle sentait son moral décliner au fur et à mesure que la journée avançait. La conscience soudaine, quelque part dans son esprit, de la présence de Prince, lui apporta heureusement un réconfort bienvenu. Elle se concentra de son mieux pour l'aider à repérer sa position. Il fallait qu'il soit prudent, qu'il ne devienne surtout pas cheval à proximité du village. Mais une abeille passerait inaperçue, un écureuil également sans doute, on ne soupçonnerait pas que c'était le sien.

[Galathée]

Prince n'était pas ravi de devoir affronter la pluie mais il parut percevoir que sa maîtresse avait besoin de compagnie, aussi se fit-il écureuil pour la rejoindre. Une abeille aurait été projetée au sol par les gouttes qui continuaient à tomber du ciel et marteler la vallée. Tandis qu'il progressait, galopant, vif et discret, dans les herbes aplaties, le long des clôtures, derrière les buissons, d'autres centaures sortirent avec leurs guides et cavaliers. Un petit groupe de sentinelles, quatre jeunes hommes en selle, fit son apparition et partit au trot sur la route, dans les éclaboussures. Ils allèrent se poster un peu plus bas dans l'espace ouvert, non loin du champ où travaillaient toujours les trois premiers centaures sortis. D'autres avaient emprunté la porte ouest, et il y eut bientôt une certaine activité tout autour de la rôdeuse, malgré la pluie. Aucune trace de Byron. Astrée eut néanmoins le bonheur douteux de sentir son petit écureuil trempé lui sauter sur l'épaule.

[Voyageuse]

Astrée caressa doucement la petite boule de poils mouillée, heureuse de le savoir près d'elle. Il avait mis tant de temps. Elle aurait bien voulu savoir s'il avait senti qu'elle n'avait plus besoin de renfort, si Neffen avait pu le rassurer, ou s'il avait renoncé de lui-même à rechercher de l'aide. Mais c'était quelque chose d'un peu trop complexe à demander, et puis l'essentiel était qu'il l'ait retrouvée. Elle l'invita à se cacher dans l'abri relatif de sa poche, n'ayant pas très envie de le sentir se glisser sous ses vêtements. Elle avait bien assez froid comme cela. Elle rêvait d'une infusion...
L'activité régnant autour d'elle l'incitait à se tenir aussi immobile que possible pour ne pas se faire repérer. Les travaux des champs n'attendaient pas le beau temps, mais il lui semblait peu probable que Caribert ait envie de jouer les dompteurs par un temps pareil. Elle attendait probablement pour rien. Cependant, elle s'obstinait, au cas où le temps se dégage un peu... Et puis, il n'était pas nécessaire de prendre le risque de bouger maintenant qu'elle était bien cachée. Elle observait, en attendant, tout ce qui pouvait être utile. La position des centaures et des hommes alentours, celle des sentinelles. Elles ne semblaient guère s'éloigner du village. Si Byron était entraîné en bordure de forêt, peut-être se trouverait-il loin d'elles au moment de fuir ?

[Galathée]

Le centaure souris finit par apparaître, alors que le ciel demeurait gris, mais que la pluie s'était interrompue un moment. Il sortit par la porte est, la plus proche de l'écurie. Harnaché comme un cheval, il marchait aux côtés de Caribert, lequel lui parlait à mi-voix, des paroles qu'Astrée ne pouvait saisir, pas plus qu'elle ne pouvait réellement distinguer l'expression du centaure. Malheureusement, plutôt que d'obliquer vers son buisson et l'enclos des enfants, ils descendirent la route vers les champs, et ensuite la forêt. Pour l'heure, l'homme ne le montait pas, mais Byron restait à sa hauteur, le pas mesuré. Astrée les vit s'éloigner, puis s'immobiliser plus loin, près d'un arbre auquel le débourreur attacha sa monture, avant de commencer à vérifier la sangle de sa selle.

[Voyageuse]

La chance n'était vraiment pas avec eux aujourd'hui. Il n'allait pas quitter Byron d'une semelle... Ni le laisser libre de venir vers elle. Elle n'avait pas le choix : il fallait qu'elle quitte sa cachette et qu'elle tente de s'approcher, très discrètement, de l'endroit où ils étaient. S'il y avait un buisson proche de l'arbre, et si le débourreur avait la bonne idée de s'éloigner quelques instants en le laissant attaché, elle pourrait peut-être agir. Et si ça n'était pas possible ici, ou s'ils se mettaient en route avant qu'elle ne les rejoigne, elle chercherait à les dépasser pour les attendre plus loin. Il y avait forcément des cachettes le long du chemin, des buissons derrière lesquels elle pourrait se tapir. Couper la lanière ne demandait qu'un instant, elle pouvait le faire même s'il avançait lentement. Le souci était de ne pas être vue. Prince pourrait peut-être attirer le regard de l'homme, un bref instant, loin d'elle. Bien sûr, c'était extrêmement risqué... mais il fallait qu'elle coupe cette fichue lanière. Elle allait rester proche d'eux et guetter la moindre occasion. Et surtout, surtout... ne pas se faire voir de quiconque alentours, y compris des enfants centaures.

[Galathée]

Mais l'arbre où se trouvait Byron était distant de plusieurs dizaines de toises de l'endroit où elle était cachée et il n'y avait aucun moyen de l'atteindre sans passer à découvert : le long de la route, dans un champ à peine ensemencé, puis le long de la clôture des vaches... Elle pouvait tenter de l'approcher par l'autre côté, mais le détour nécessaire était tout aussi hasardeux. Sa seule chance était qu'absolument personne ne regarde dans cette direction pendant un certain temps... en ce compris les enfants centaures, et Caribert semblait n'avoir aucune intention de s'écarter de Byron, dont il continuait à inspecter le harnachement.

[Voyageuse]

Astrée grimaça. Il fallait qu'elle trouve un moyen. Elle avait promis à Byron qu'elle réussirait à lui couper cette lanière, qu'elle se débrouillerait. Il n'était pas question de remettre au lendemain sous prétexte qu'il ne passait pas à l'endroit espéré.
Elle observa calmement les environs. Caribert allait sans doute poursuivre sur cette route, s'approcher de la forêt, jusqu'à trouver un espace suffisamment dégagé pour faire galoper Byron. Elle essaya de deviner sa destination, puis observa mieux la route qui y menait : y avait-il, le long de ce chemin, une cachette qu'elle pourrait atteindre, par un détour sans doute, sans trop risquer d'être vue ? Il suffisait de s'y poster pour agir lorsqu'il passerait...
Ou sinon, si rien d'accessible ne se présentait à son regard, elle pouvait tenter de faire intervenir un petit rongeur tant qu'il était immobile, mais il lui paraissait peu probable qu'une bestiole quelconque accepte de s'approcher d'un sabot de centaure, surtout avec un humain à proximité. Est-ce que Prince en serait capable, lui ? Si le cuir n'était pas trop épais ?

[Galathée]

Il était probable que le cavalier et sa monture descendraient la route le long d'un champ, puis soit s'en écarteraient pour galoper dans l'herbe, soit y demeureraient, au risque de rentrer dans la forêt. L'un dans l'autre, donner un coup de couteau dans une lanière, sans se faire voir, alors que Byron était en mouvement, paraissait pratiquement impossible. Astrée vit le débourreur glisser son pied dans l'étrier et se hisser en selle, avant de rassembler les rênes et de mettre son centaure en mouvement. Elle en vit la croupe s'éloigner, dodelinante, au pas pour l'heure. Une chose était certaine, ils ne repasseraient devant elle qu'au moment de rentrer dans Montequine, pour autant qu'ils n'empruntent pas la porte ouest. Mais il était encore tôt et il n'était pas impossible que Caribert reste une heure ou deux avec Byron à l'extérieur. La rôdeuse, par contre, avait tout intérêt à réévaluer sa propre position, quitte à confier la tâche de libérer Byron à Prince et son bon sens.

[Voyageuse]

Il ne servait plus à rien qu'elle reste par ici. S'il repassait là, il serait trop tard. Il lui fallait donc s'éloigner, et se rapprocher de la forêt à son tour, sans se faire repérer, ce qui ne serait pas aisé : il y avait désormais de l'animation autour d'elle. Il allait lui falloir un temps fou pour parcourir tout ce chemin en se glissant de cachette en cachette. Elle avait intérêt, sans doute, à passer le plus près possible de la falaise, là où le terrain était moins fréquenté.
Et en attendant qu'elle y parvienne, Prince pouvait peut-être tenter quelque chose. Elle essaya de lui faire comprendre ce qu'elle attendait de lui. Elle avait repéré la position de la lanière, juste au-dessus du sabot. Elle s'efforça de lui en transmettre l'image mentale, et l'ordre de la mordiller au maximum... Il était complexe de lui transmettre l'idée de la fragiliser jusqu'à ce qu'elle ne tienne qu'à un fil. Mais s'il la coupait complètement, ce n'était pas si grave : le débourreur s'apercevait trop tard que la lanière était sectionnée, et le centaure serait peut-être suffisamment proche de la forêt pour pouvoir fuir. Le plus difficile, pour l'écureuil, serait de trouver un moment où agir sans risquer de se faire piétiner, et sans être vu de Caribert. Sans doute celui-ci allait-il s'arrêter pour donner des consignes au centaure, juste avant de le lancer au grand galop. Il aurait un peu de temps à ce moment-là pour agir. Elle lui répéta une dernière fois les consignes -couper la lanière attachée au pâturon du centaure-, et le laissa filer.
Il était temps pour elle d'en faire autant. Elle observa le chemin qu'elle avait à parcourir, la position des humains et centaures les plus proches, pour se choisir un itinéraire où elle pourrait se glisser de cachette en cachette, s'éloignant en direction de la forêt.

[Galathée]

Une fois l'écureuil au fait de sa mission, la jeune femme entreprit donc de retourner vers la forêt, le plus discrètement possible. Il lui fallait toute sa concentration, car les jeunes centaures s'ébattaient dans le pré à sa gauche et elle devait franchir une longue distance à découvert, juste sous leur nez, avant de trouver refuge derrière un appentis et, plus loin, une haie de noisetiers. Il n'y avait heureusement pas d'adultes, ni d'humains à proximité. Restait cette bande de gosses indisciplinés, galopant joyeusement dans la boue, qui l'empêchaient d'avancer. Et puis soudain, elle entendit un appel, une sorte de hululement aigu, lancé par une voie humaine, et tous les gamins filèrent vers les remparts de Montequine. C'était l'instant propice, elle put traverser l'espace ouvert, gagner l'appentis, la haie, filer d'arbre en arbre, de meule en bosquet, et quitter les alentours proches du village. Elle avait cependant perdu Byron de vue et Prince d'esprit. Rejoindre la forêt n'était plus qu'une formalité... mais pour aller où ensuite ?

[Voyageuse]

Elle s'éloigna encore un peu du village, jusqu'à se sentir suffisamment en sécurité pour prendre le temps d'observer ce qui se passait derrière elle. Elle s'inquiétait de ce que devenait Byron, et de ce que faisait Prince. Avait-il réussi ? Elle hésitait à s'éloigner davantage. Si Prince ne parvenait pas à couper la lanière, il fallait qu'elle le sache, qu'elle tente quelque chose d'autre. Mais elle se rendait compte qu'elle risquait de toute façon d'être impuissante... Bien sûr, si Caribert s'éloignait suffisamment du village et des sentinelles, elle pourrait peut-être oser l'attaquer... mais c'était extrêmement risqué, et sa présence serait dévoilée. Non, ce n'était pas une bonne idée. Mais si c'était la seule solution ? Ou sinon, pouvait-elle avoir une autre occasion de couper la lanière ?
Elle prit le temps d'une pause pour tenter d'apercevoir ce qui se tramait, cherchant à voir le centaure gris et à sentir la présence de Prince. Il ne devait pas être très loin. Elle ne voulait pas perturber sa concentration en pleine action, juste savoir où il se trouvait : il lui répugnait de le laisser en arrière sans avoir s'il s'en sortait. Si elle ne parvenait pas à le retrouver, si elle n'apercevait pas le centaure... et bien elle n'aurait plus qu'à croiser les doigts, à lui faire confiance, et à continuer à s'éloigner : elle réalisait que si Byron devait fuir subitement, l'attention des humains serait attirée par là, loin du village, et qu'il valait mieux qu'elle se trouve à l'abri des arbres avant cela. Une fois à couvert, elle rejoindrait la rivière, se dirigeant au juger, peut-être en longeant la route. Et elle n'aurait plus qu'à la remonter jusqu'au saule. Partir ainsi lui pesait, mais il fallait qu'elle s'en remette à Prince pour la réussite de leur mission.

[Galathée]

La vallée était vaste et, une fois en sécurité, Astrée ne pouvait pas vraiment distinguer autre chose que de vagues silhouettes lointaines, d'autant qu'elle était protégée de leurs regards comme ils l'étaient du sien. La pluie, qui avait recommencé à tomber, ne facilitait pas non plus la vision. Heureusement, pour l'heure, elle était légère, rien qui n'aurait forcé un rapatriement rapide de tout le monde, hommes et centaures, à l'intérieur des murs. La jeune femme parvint à trouver l'esprit de Prince, cependant, et comprit qu'il suivait sa cible, concentré, cherchant une opportunité d'intervenir.
Il ne lui restait plus qu'à lui faire confiance et à rejoindre le couvert des arbres. Elle termina donc son arc de cercle, gagna les taillis, puis s'avança au jugé entre les troncs. Sans doute espérait-elle entre quelque clameur, le signe qu'un événement se déroulait à l'extérieur de la forêt, mais le vent et la pluie emplissaient le sous-bois d'un crépitement constant, presque tonitruant, qui enveloppait la rôdeuse comme dans une bulle. La nature autour d'elle frissonnait, comme ravie. Une odeur de brûlé, forte, finit par lui parvenir aux narines, et elle découvrit l'arbre calciné qui avait été frappé par la foudre la veille, fendu jusqu'aux racines. Ça avait été un hêtre fier, il n'en restait presque rien. Et elle ne pouvait que marcher et marcher encore, en espérant que tout se déroulait au mieux quelque part, loin, derrière elle.

[Voyageuse]

Astrée aurait voulu être certain que tout se passait bien là-bas. Elle se sentait coupable de s'éloigner sans rien tenter par elle-même. Elle aurait pu revenir en arrière, se tenir prête à l'épauler avec son arc. Il avait dit qu'il ne le souhaitait pas... mais si Prince échouait ? Pire, si le centaure tentait de fuir sans savoir que la lanière n'avait pas été coupée ? Et si Caribert comprenait ce qui se passait ? Elle ne se pardonnerait pas de n'avoir rien tenté d'autre... Et elle avait beau savoir que toute tentative de l'aider directement aurait été extrêmement dangereuse, elle ne pouvait s'empêcher de se dire qu'elle laissait peut-être passer sa seule chance de liberté.
Mais elle devait s'en tenir au plan initialement prévu, même si cela lui était extrêmement difficile. Faire confiance à Prince, et rejoindre la rivière malgré son angoisse.

[Galathée]

Elle progressa donc dans la forêt humide, encerclée par l'averse printanière, sans croiser personne, traversa la route loin de l'orée du bois, en suivit un moment la courbe pâle jusqu'au pont qui traversait la rivière, et la quitta ensuite pour remonter le cours d'eau. Tout paraissait incroyablement tranquille, ordinaire, même, il n'y avait nul signe du drame qui était peut-être en train de se jouer. Astrée dépassa les zones que les humains avaient défrichées et aménagées, et s'engagea dans la partie plus sauvage du bois, escalada des rochers, dépassa quelques rapides, un semblant de barrage, peut-être l'oeuvre de castors, et parvint enfin à la séparation entre les deux bras de la rivière.
Débuta alors l'attente.
Une libellule qui frôle la surface de l'eau.
Une sitelle qui descend le long d'un tronc.
Un reflet d'argent qui scintille un instant dans l'onde.
Quelque chose qui tombe des hauteurs, peut-être une branche délogée par le vent, arrachée par la tempête.
La pluie crépite soudain plus vite.
Une petite créature qui farfouille dans les feuilles, au pied d'un arbre.
Vol d'un bourdon.
Cri d'un renard.
Une odeur de pourriture, prégnante une seconde, disparue la suivante.
Une feuille qui descend la rivière, tournoie, s'enfonce et s'efface.
La danse de l'araignée dans sa toile parsemée de rosée.
Le temps qui s'écoule, inlassablement, indifférent.
Rien et tout à la fois.
Et puis une course dans l'humus, légère, à peine perceptible, et Prince qui surgit enfin, roux et trempé, mais satisfait de son travail.

[Voyageuse]

Astrée avait tenté de tromper son impatience et son angoisse par tous les moyens, tentant de trouver un semblant de sérénité dans l'observation de ce qui l'entourait, s'interdisant de ressasser ce qui se jouait peut-être, là-bas, ce qu'elle aurait pu, ou dû, tenter. Elle ne pouvait pas agir, elle ne pouvait qu'attendre. Mais que c'était long de patienter ainsi sans savoir... Pourquoi mettait-ils si longtemps ? Avaient-ils échoué ?
L'arrivée de Prince illumina subitement son coeur d'un espoir nouveau. Elle l'accueillit dans ses bras sans s'inquiéter du contact glacé de sa fourrure imbibée d'eau. Il avait réussi, et il était sain et sauf, c'était tout ce qui comptait. Maintenant, tout dépendait de Byron, de sa capacité à désarçonner son cavalier par surprise, et à fuir suffisamment rapidement pour échapper aux flèches des sentinelles. Elle avait fait ce qu'elle pouvait... ou plutôt, Prince avait fait ce qu'il pouvait.
Elle le laissa se glisser à l'abri dans sa poche : il avait bien mérité un peu de repos. Débuta alors une nouvelle attente, peine d'espoir cette fois-ci, et qui serait certainement plus courte : Caribert n'allait pas passer des heures dehors avec Byron, celui-ci devrait donc fuir très vite. Parviendrait-il à semer ses poursuivants avant de la rejoindre ici ? Dans le cas contraire, elle devait se tenir prête à demander à Prince de redevenir étalon pour fuir aussitôt avec lui, après avoir défait rapidement ses entraves. Elle ne pouvait pas décemment demander à ce qu'il la transporte.
Elle réfléchissait également à la suite des événements : les Montequins chercheraient certainement à suivre leur piste pour parvenir jusqu'à la harde. Ils avaient intérêt à remonter la rivière, peut-être, pour tenter de perdre leurs poursuivants, et elle devrait s'efforcer ensuite de masquer au maximum les traces de leur passage. Peut-être que Byron connaîtrait des itinéraires plus discrets...
Mais pour l'heure... pourvu qu'il réussisse. Qu'il arrive, vite.

[Galathée]

Elle l'entendit bien avant de le voir. Son galop résonnait comme le roulement de tonnerre d'un nouvel orage, tellement tonitruant qu'il paraissait impossible qu'on ne l'entendît pas à des lieues à la ronde. Il surgit brusquement entre deux arbres, à pleine vitesse, freina et dérapa, glissant sur la croupe avant de s'immobiliser. Ses flancs gris étaient couverts d'écume et son regard paraissait fou. Il avait le visage en sang, à l'endroit où la bride lui avait déchiré la joue, sa poitrine se soulevait à un rythme fou, contrainte cependant par le harnais de cuir qui lui retenait aussi les bras, et des taches sombres, dégoulinantes, maculaient ses épaules équines, juste devant la sangle tournée de la salle. Un son rauque, douloureux, s'échappa de sa gorge et pendant une seconde, Astrée eut la conviction qu'il allait tourner de l'oeil. Mais il écarta légèrement ses antérieurs, trouva la force de pousser sur ses postérieurs, et se remit d'aplomb. Puis il accrocha son regard de ses yeux verts, hantés et suppliants.

[Voyageuse]

Astrée se tenait prête, inquiète de le voir arriver à une telle vitesse : étaient-ils à ses trousses ? Elle devait faire vite. Elle pâlit en le voyant surgir enfin. Il était dans un tel état...
Dès qu'il s'immobilisa, elle se précipita vers lui, et trancha d'un coup de couteau son bâillon. Il devait asphyxier à moitié là-derrière.
"Respire, tu as besoin d'air. Je t'enlève tout ça..."
Elle trancha rapidement toutes les sangles qui lui comprimaient la poitrine et lui immobilisaient les bras, puis ôta la selle et le harnachement.
"Ca va aller, Byron, murmura-t-elle en lui pressant doucement l'épaule, c'est fini. Tu es libre..."
Les villageois étaient-ils juste derrière ?
"J'ai une gourde, des vêtements pour toi... Ou peut-être qu'on ferait mieux de filer plus loin d'abord, avant qu'ils n'arrivent ?"
Mais était-il seulement en état de galoper encore ? Il paraissait à bout...

[Galathée]

Dès qu'il eut récupéré l'usage de ses bras, il les serra autour de sa carcasse, déplia plusieurs fois les doigts, comme s'ils étaient engourdis, ce qu'ils étaient probablement. Il regarda Astrée comme s'il la voyait pour la première fois, écarta les lèvres, la bouche en sang, secoua la tête, fit un pas sur le côté et à nouveau, ses jambes fléchirent, et il se retrouva assis dans les feuilles mortes. Ça aurait pu être comique s'il n'avait pas paru aussi déboussolé. Son souffle demeurait rapide, il plongea son visage dans ses mains, regarda le sang qui les maculait, frôla son épaule en grimaçant, puis sembla brusquement paralysé.

[Voyageuse]

Nul bruit de cavalcade ne se faisait encore entendre. Il n'y avait pas urgence à fuir. Astrée contempla le centaure, le coeur serré. Il avait eu une telle peur...
- Calme-toi, Byron. Respire. Prend le temps de te remettre, murmura-t-elle doucement, une main amicale sur son épaule.
Pourquoi ne bougeait-il plus ? Était-ce une sorte de malaise, une crise quelconque, de tétanie ou d'apoplexie par exemple ? Non, peut-être pas, il avait sans doute simplement eu trop peur. Elle fouilla dans son sac, en sortit une couverture dont elle l'enveloppa avec douceur, l'observant avec inquiétude. Arrivait-il à respirer, à retrouver son souffle ? La crise de paralysie se prolongeait-elle ?
- Respire, doucement. Tu es en sécurité maintenant... Ça va aller... Tu n'es pas blessé ?
Bon, ils n'étaient peut-être pas aussi en sécurité qu'elle l'aurait voulu... Mais il fallait le rassurer.

[Galathée]

Il la regarda, éperdu, frissonna sous la couverture.
" Il faut partir, nous devons partir..." souffla-t-il, avant de marbrer son avant-bras d'écume sanglante en s'essuyant la bouche.
Il se remit sur ses jambes. Il ne paraissait pas gravement blessé, mais son torse humain portait de nombreuses meurtrissures, comme son poil gris, et Astrée vit le sang empoisser sa robe au passage de la sangle, là où les éperons de son cavalier l'avaient probablement frappé. Ses poignets était lacérés, il avait des marques sur le ventre et la poitrine, mais sa fébrilité et sa désorientation semblaient plus dangereuses que son état physique. Il allait falloir qu'Astrée prenne les choses en main de manière plus musclée, du moins dans un premier temps.

[Voyageuse]

"Oui, mais attends, pas tout de suite. Tu n'es pas en état."
Elle s'était placée face à lui, plongeant son regard dans le sien. Ils avaient certainement encore un peu de temps devant eux. Elle espérait ne pas se tromper. D'un ton calme, elle expliqua :
"Ils sont encore loin. S'ils ont des montures, on les entendra arriver de loin, on aura le temps de fuir. S'ils sont à pied, tu les as largement distancés. Je vais envoyer Prince, mon écureuil, guetter en remontant ta piste, si ça peut te rassurer. Mais toi, tu dois d'abord souffler un peu. Tiens, bois un peu d'eau, tu dois être assoiffé. Quand tu te sentiras mieux, on remontera la rivière pour qu'ils perdent ta trace. Mais il n'y a pas d'urgence, on a un peu de temps devant nous..."
Si l'idée d'attendre semblait augmenter sa panique, elle l'entraînerait au milieu de la rivière et ils se mettraient en marche, sans précipitation. Prince pourrait la porter.

[Galathée]

Il ne paniqua pas, gardant les yeux dans ceux de la rôdeuse, comme hypnotisé. Il avait crispé les doigts sur le tissu de la couverture, la serrant autour de lui comme s'il faisait glacial, et Astrée vit à nouveau sa croupe plier jusqu'à reposer dans l'humus. Il ne refusa pas l'eau qu'elle lui tendait, mais la but sans hâte, presque absent. Il avait les cheveux collés de saleté, plaqués contre son front et son crâne, et sous la couverture, sa partie humaine était animée de grands frissons. Un moment, elle eut l'impression qu'il regardait ailleurs, dans une dimension invisible, comme s'il avait déconnecté du réel. La seconde suivante, il se raccrocha à elle, la fixa et se redressa. Il lui adressa plusieurs phrases en sylvestre, avant de réaliser qu'elle ne le comprenait pas.
" Partons, je t'en supplie, je ne veux pas qu'ils me reprennent, je ne le supporterais pas..."

[Voyageuse]

Astrée, toujours face à lui, lui prit les deux mains, et les serra doucement dans les siennes, sans lâcher son regard. Elle répondit avec tout le calme et la conviction possible :
"Je te jure, Byron, que je ne les laisserai pas te reprendre. Jamais. Tu n'as plus rien à craindre. De toute façon, ajouta-t-elle avec un léger sourire, tu es le centaure le plus rapide de la vallée. Ils ne pourront pas te rattraper."
Sans lâcher ses mains, sans le quitter des yeux, elle se concentra un instant, cherchant à capter l'attention de Prince pour lui demander de se faire cheval. Le plus prudent était d'entrer dans la rivière, pour masquer leur piste, et de la remonter, et une monture serait plus confortable pour cela. Il pouvait sans danger se transformer devant Byron s'il le voulait.
"Est-ce que tu te sens capable de marcher ?"

[Galathée]

" Oui, oui, bien sûr." murmura-t-il, à nouveau prisonnier de son regard.
Il parut ne même pas remarquer la présence du petit cheval miel qui s'avançait, tranquille, derrière l'épaule d'Astrée. Il frissonna cependant quand elle lui lâcha les mains et resserra la couverture autour de lui. Il ferma les yeux et ses postérieurs fléchirent à nouveau, comme s'il allait s'écrouler. Mais il revint tout aussitôt au réel et s'engagea dans la rivière, sur les traces de la rôdeuse, dès qu'il la vit faire. Le courant était fort et l'eau glacée et profonde : elle monta haut sur les flancs de Prince, grimpant jusqu'aux cuisses de la rôdeuse, et prit Byron jusqu'à la taille. Il parut suffoquer un moment, puis, rendant la couverture à la rôdeuse, il s'aspergea entièrement d'eau, penchant son torse humain dans l'onde. Une fois trempé, il sembla moins incommodé par le froid, mais aussi plus réveillé, et il lui décocha un sourire un peu vide, mais courageux.

[Voyageuse]

Astrée hésitait sur la direction à prendre. Le petit affluent de l'est était sans doute moins profond, mais ils ne pourraient suivre jusqu'au bout le chemin qu'elle avait pris, l'avant-veille, pour rejoindre Dymphéa. En même temps, il y avait sans doute d'autres itinéraires possibles, une fois arrivés au vieux chêne où elle avait vu les peintures des centaures. D'ailleurs, ce chêne avait certainement une signification quelconque. Peut-être marquait-il une limite de leur territoire ?
"Suis-moi. On va prendre le petit ruisseau qui part vers l'est, jusqu'au vieux chêne au moins. Enfin, à moins que tu aies une préférence pour l'autre bras de la rivière... Après tout c'est ton domaine ici".
Il n'était sans doute pas vraiment en état de prendre ce genre de décision. Pas encore. Elle espérait qu'il reprendrait complètement ses esprits d'ici le soir, pour la conduire à la cascade. Mais pour l'heure, elle pressentait qu'il valait mieux qu'elle se charge de le guider vers les profondeurs de la forêt, en veillant à faire disparaître le plus possible leurs traces. Elle espérait qu'ils trouveraient un endroit rocailleux et dégagé où reprendre pied discrètement. Ses souvenirs de l'itinéraire étaient un peu flous.

[Galathée]

Ils cheminèrent un moment dans l'eau. La pluie s'était remise à tomber, plus drue, et les arbres qui surplombaient la rivière n'offraient que peu de protection. Quand ils quittèrent son lit, trempés, à la faveur d'une zone de roche propre à dissimuler leurs traces, Astrée constata que la peau humaine de Byron virait au bleu et qu'il claquait des dents. Il s'emmitoufla dans la couverture qu'elle lui rendit mais cela ne sembla pas suffire à calmer ses tremblements. Son regard s'était fait trouble et il paraissait dodeliner de la tête, les épaules basses. Elle l'entendait trébucher régulièrement, dans son sillage, et plus d'une fois, elle dut arrêter Prince, pourtant nettement plus petit que le centaure, pour que Byron puisse les rattraper. Quand ils parvinrent enfin à hauteur du chêne, son compagnon titubait littéralement et il lui suffit d'un regard pour comprendre qu'il était brûlant de fièvre.

[Voyageuse]

Astrée observa son compagnon, soucieuse.
"Byron... je crois qu'on ne risque rien dans l'immédiat. Tu as besoin de reprendre des forces, de te réchauffer. Et moi aussi d'ailleurs. Viens, on va s'installer dans la petite cavité, sous le chêne : on y sera à l'abri. Et je vais faire un feu : on est en territoire centaure, les humains sont loin. Au moins un petit feu discret pour faire chauffer une infusion. Tu en as besoin, tu ne tiens plus debout. Il faut juste que je trouve du bois suffisamment sec pour brûler sans trop de fumée. Installe-toi, là. Prince va rester près de toi.
Ils s'étaient enfoncé profondément dans les bois. Elle espérait ne pas se tromper en estimant la zone sans risque. Voyons, à la place des Montequins, qu'aurait-elle fait ? Sans doute aurait-elle tenté de poursuivre le fugitif sur une longue distance. Mais ensuite, n'y parvenant pas, il était probable qu'ils soient rentrés au village avec l'intention de monter une expédition le lendemain : les traces de Byron pouvaient potentiellement les conduire jusqu'à la harde, et ils comptaient certainement dessus. Il fallait absolument qu'elle les dissimule de son mieux.
Mais pour l'heure, le plus urgent était de le soigner. Leanne ou Neffen pourraient certainement le faire mieux qu'elle, mais elle n'avait pas la moindre idée de l'endroit où les trouver, et elle ne pouvait pas envoyer Prince les chercher ainsi à l'aveuglette. Elle avait déjà soigné Byron, une fois, elle pouvait recommencer, elle avait ce qu'il fallait. Il ne lui manquait qu'un peu de bois le plus sec possible pour limiter la fumée. Ce qui était loin d'être évident à trouver, à moins qu'il n'y ait quelques brindilles ou un peu de mousse sèche dans la cavité...
Sans doute, si Byron ne se remettait pas vite, devrait-ils passer la nuit là. Une fois la soirée un peu avancée, elle pourrait faire un feu plus important pour les réchauffer et sécher leurs vêtements, sans trop de risque. Elle espérait juste que les villageois attendraient bien le lendemain pour les pourchasser.