[Lieu] Une route oubliée

[Taliesin]

Quête : Exhumés


Chapitre II :
À travers les Landes

Après avoir quitté les abords de Grand Estuaire deux heures environ après le lever du soleil, les multiples chariots de l'expédition, étroitement encadrés par leur escorte, longèrent le chemin côtier durant une bonne partie de la matinée. Sur leur passage, les voyageurs immobilisaient leurs montures ou cessaient leur marche pour regarder défiler cette interminable colonne. Certains, connaissant les rumeurs qui courraient à son sujet, se fendaient d'encouragements ou de mises en garde ; d'autres, stupéfaits, posaient des questions aux soldats puis, leur curiosité satisfaite, demeuraient bouche bée, se demandant sans doute comment un si grand nombre de personnes pouvaient sciemment décider de se rendre dans les Landes des Sirènes, lieu redouté s'il en était.
Midi approchait lorsque l'étrange procession quitta la route pour bifurquer vers l'intérieur des terres, à travers des prairies humides où perçaient, ça et là, des bouquets de roseaux. Dès lors, la progression se fit plus lente et le voyage moins agréable, puisque les véhicules cahotaient allègrement sur ce sol inégal. Pourtant, aucun ne s'enlisa, aucun ne versa et, trois heures plus tard, un cri joyeux se propagea : ils avaient atteint la première borne. Hubert constata qu'il s'agissait d'une stèle de pierre érodée par le temps, fraichement dégagée d'un amas touffu d'arbustes. La découvrir n'avait pas dû être une mince affaire...
-Cette fois, nous y sommes vraiment, dit Marthe, dans la pénombre de l'Académie roulante, sur un ton qui n'était pas dépourvu de gravité.

[Hubert de Maleval]

Hubert avait cheminé sans inquiétude tout au long de la route côtière, amusé du spectacle qu’ils offraient aux voyageurs. C’était une première pour lui : les chevaliers étaient sans doute autrement plus blasés. Mais le paladin, s’il pouvait comprendre la surprise de leur public, ne parvenait plus vraiment à partager son effroi. Mieux, il se sentait appartenir au groupe, désormais, son destin lié à celui de chacun des colons, et leur projet était le sien. Ils allaient réussir, simplement. Les sceptiques seraient mouchés.
Il était conscient, cependant, de l’étrangeté de sa loyauté. Il avait signé seulement quatre jours plus tôt. C’était un fait irréductible. Cela lui était égal. Il n’avait pas la sensation de se forcer à quoi que ce soit. On peut se découvrir une vocation en quelques jours, s’approprier des valeurs en quelques heures, rencontrer quelqu’un et savoir en quelques minutes que rien ne sera plus jamais comme avant.
Il franchit la première borne avec une certaine excitation, un petit frémissement dans le ventre, sourit, puis se reconcentra en une seconde. Les choses sérieuses débutaient. Sans doute ne se passerait-il rien au cours de cette première journée, ni des quelques suivantes, mais il ne fallait rien laisser au hasard… Les Landes étaient un lieu maudit.

[Taliesin]

Jusqu'ici, tout s'était passa sans la moindre anicroche : ses subalternes lui avaient dépêché des messagers à l'heure convenue, pour lui signaler... qu'il n'y avait rien à signaler et que leur organisation fonctionnait à merveille. A présent, le groupe de Frida s'était déjà engagé dans les maris, non sans avoir laissé deux éclaireurs en arrière, pour leur indiquer la direction à suivre : en effet, hormis quelques pavés récemment dégagés, l'antique route était totalement invisible, recouverte par la terre et la végétation. Quant aux deux escouades commandées par les autres rôdeurs, elles 'apprêtaient à prendre quelque distance avec la colonne, pour s'assurer qu'aucun danger n'approchait de ses flancs.
-On s'accorde une brève pause pour permettre à ceux qui en ont besoin de soulager leur vessie et pour distribuer le repas, annonça Robert en le rejoignant. Et dans un quart d'heure, on redémarre.

[Hubert de Maleval]

" Parfait, dit le paladin avec le sourire. Je vais moi-même en profiter."
Il sauta à terre, nouant les rênes de son cheval autour du pommeau de sa selle.
" Avez-vous une idée de notre progression ? Sommes-nous dans les temps par rapport à l'étape du soir ?"

[Taliesin]

-Oui oui, nous sommes largement dans les temps. Nous avons avancé à un bon rythme, et de toute manière, l'itinéraire prévu pour aujourd'hui est relativement court. Il s'agit pour ainsi dire d'une mise en jambe.
Son regard se porta sur la borne puis il revint à Hubert.
-Tout s'est bien passé, de votre côté ? Pas de mutinerie subite parmi vos officiers ? Pas de voyageur ayant tenté de nous rejoindre séance tenante ?

[Hubert de Maleval]

" Je n'ai rien remarqué, en tout cas, dit le paladin avec un haussement d'épaules. J'imagine que s'ils entendent se débarrasser de moi, ils attendront que nous soyons dans les marais pour me pousser dans une tourbière ou m'envoyer en reconnaissance solitaire dans un tertre. "
Il sourit puis s'empourpra légèrement ce qui, il le savait bien, était toujours spectaculaire sur sa peau trop claire de rouquin.
" Bon, je vais... heu... Hum. Sinon vous allez repartir sans moi."
Et il se mit rapidement en quête d'un buisson.

***

De son côté, Albérich sortit la tête du chariot pour jeter un oeil à l'extérieur. C'était apparemment la pause pipi, à en juger du nombre de personnes qui avaient mis pied à terre. Cela devait constituer un véritable casse-tête pour les sentinelles et il se demanda si Ignace en aurait des ulcères. C'était aussi l'heure du ravitaillement et il devina que ses comparses de voyage en seraient ravis. Peut-être y aurait-il du vin... On pouvait toujours rêver.

[Taliesin]

Jusqu'ici, ses compagnons et lui-même n'avaient guère parlé, hormis pour échanger des banalités. Pour être fidèles à la tradition, chacun avait essayé de lire quelques pages, sans grand succès : l'excitation, l'anxiété, peut-être, nuisaient à la concentration. Sans doute se feraient-ils plus bavards durant l'après-midi. Surtout si le repas était accompagné de boissons alcoolisées.
Malheureusement, il semblait que ce ne doive pas être le cas : lorsque, après une courte absence d'Agathe et de Rebecca, un jeune homme vint leur porter de quoi se sustenter - du pain, de la viande séchée, des fruits -, il ne transportait nul outre, nulle bouteille. Marthe parut le regretter, mais le barde et les instituteurs se contentèrent de sourire tranquillement.

[Galathée]

Le Luménien était prêt à parier que cette bande de débauchés avait sa propre réserve, planquée sous les banquettes. Il n'osa cependant pas s'avancer et préféra profiter encore un moment de la vue de cette communauté en mouvement.
Les premières heures du trajet avaient été marquées par une certaine tension, bien qu'il ne se fut rien passé, et qu'ils n'aient pas encore pénétré loin dans les Landes. Il avait observé les visages, les expressions, avait perçu tout cet enthousiasme fébrile, aurait aimé y participer. Malgré sa "trahison", qui ne manquerait pas de ressurgir, il en était certain, il se sentait en bonne compagnie, mais il était un peu surpris de savoir si peu de choses sur tous ces gens. C'était sans doute normal mais c'était un peu déstabilisant. Et il ne s'imaginait pas questionnant les uns et les autres. Comme le lui avait prédit Roxane, personne ne lui avait posé la moindre question sur Luménis, sur ce qu'il s'était passé ensuite, sur les raisons de sa présence en des lieux aussi reculés. Il aurait donc été mal venu de sa part qu'il se mette à s'enquérir des petites vies de chacun. C'était sans doute le propre des nouveaux départs, ce parchemin vierge sur lequel chacun voulait désormais écrire le nouveau chapitre de son existence, mais il ne pouvait s'empêcher de trouver cela un peu étrange... un peu creux, peut-être. En même temps, il n'était parmi eux que depuis quatre jours, et il savait que sa réputation et son attitude ne facilitaient par les échanges.
Aucun de ses compagnons n'était serein, mais ils étaient tous impatients. Il voulait être impatient. Mais il ne savait pas comment faire.

[Taliesin]

Le chariot ne tarda pas à s'ébranler et, moins de deux minutes plus tard, Philibert se penchait, déplaçait un sac et révélait... un tonnelet. Oui, rien moins qu'un véritable tonnelet.
-Mesdames, messieurs, j'ai l'honneur de vous annoncer que nous allons boire un Castel Margelle de dix ans d'âge, acheté une bouchée de pain à un sommelier de Grand Estuaire, après que je lui aie promis que nous ne tenterions pas de lui voler son assistant...
-Parle moins et sers plus vite ! lui lança Agathe en lui tendant déjà deux coupées tirées d'Albérich ne savait où.
-Dieux, de quelles surprises vais-je encore être témoin ? s'exclama Marthe, stupéfaite.
Il faut dire qu'un Castel Margelle, ce n'était pas n'importe quel vin : il s'agissait de l'un des crus les plus prestigieux de tout Hélonna.

[Galathée]

Albérich n'osa pas bouger. Il devinait que s'il manifestait son approbation trop clairement, il en serait certainement privé en représailles de son indiscrétion de la veille. Il fit donc celui qui n'en pense rien, tout en frémissant d'impatience à l'intérieur. Il savait cependant qu'il devait prendre garde à sa consommation de spiritueux. C'était une voie qu'il avait empruntée plusieurs fois à Solarcis, dans les moments de stress, et il n'était pas très vaillant d'humeur à la minute présente. Mais une coupe ou deux ne le tueraient pas. D'autant qu'on ne buvait pas un Castel Margelle comme une piquette de taverne.

[Taliesin]

Que les précautions d'Albérich aient porté leurs fruits ou qu'on ait décidé de ne pas le punir quoi qu'il advienne, Agathe ne tarda pas à glisser entre ses mains une coupe pleine à ras bords. Puis elle se tourna vers Marthe.
-Comme vous ne cautionnez pas nos activités, j'imagine que vous ne souhaitez en aucune manière y prendre part ?
-Bien sûr que si, mais par devoir, non par plaisir. Si je ne vous prive pas d'une quantité conséquente de ce vin, vous finirez tous par rouler par terre en chantant des chansons grivoises...
-Ah, des chansons, quelle excellente idée ! Je me disais justement que l'art d'un barde accompagnerait agréablement notre dégustation...
-Je vous satisferais volontiers si seulement les consignes n'étaient pas de limiter le bruit autant que possible...
-Quelle mauvaise excuse !

[Galathée]

" C'est avec un poème, une ode, une apologie, qu'on célèbre un tel breuvage... pas avec une chanson !" s'exclama Albérich.
Il n'y trempa cependant pas les lèvres, attendant que tout le monde, Marthe y compris, soit servi. Il espérait que Philibert n'avait pas été escroqué sur la marchandise : un tonnelet d'un cru de cette qualité devait coûter une fortune et l'instituteur paraissait ravi de son affaire.
A bien y réfléchir, ils n'étaient pas très sérieux, dans ce chariot... S'il y avait la moindre urgence, on les retrouverait guillerets et imbéciles, en train de deviser du sens de la vie autour d'un verre de vin. Mais dans le fond, comme ils étaient de piètres combattants, à l'exception du barde, sans doute, ce n'était pas une grande perte. Et de toute façon, c'était juste un bon vin... qu'ils allaient consommer très modérément. Avec une conseillère qui leur offrait sa bénédiction, de surcroît. Il n'était pas obligé de porter toute la responsabilité des libations sur ses épaules... Il était juste témoin, soucieux de s'intégrer... et très sage, toujours.

[Taliesin]

-Vous avez raison, Albérich. Et nous vous écouterons sitôt que nous serons tous servis...
-Et sitôt que nous aurons porté un toast. A quoi boirons-nous, d'ailleurs ?
-A la réussite de notre expédition.
-Aux heures agréables que nous passerons ensemble durant notre périple.
-Aux merveilles artistiques que nous découvrirons dans la cité.
-Et vous, Albérich ? A quoi voulez-vous boire ?

[Galathée]

" A la démocratie et aux nouveaux départs." annonça-t-il avec aplomb.
Bon, c'était un peu ronflant, mais c'était plutôt sincère, ce qui devait rattraper le coup. Il était conscient de penser le groupe capable de fonder une cité égalitaire et d'offrir à chacun la possibilité d'une seconde chance dans une vie troublée... Mais fondamentalement, il ne parvenait pas à croire qu'ils traverseraient les Landes indemnes et qu'ils trouveraient des ruines habitables. Pourquoi donc n'avaient-ils pas tenté de réaliser leur rêve à partir de rien, dans une prairie verdoyante de la Vallée du Nirvana ? Parce qu'il n'y avait nul trésor, nulle mine, et que les fonds n'auraient pas suivi. Albérich pouvait adhérer au sens et au projet, mais il avait l'impression que les conditions étaient chargées de ténèbres infranchissables.
Hubert avait dit qu'ils survivraient. Tout le monde, autour de lui, paraissait convaincu que la traversée des Landes ne serait qu'une formalité désagréable, à l'exception, peut-être, de Robert. Pourtant le Luménien avait peur. Etait-ce de la paranoïa ? Ou bien les autres avaient-ils refoulé la réalité de la situation sous la couche d'un enthousiasme nécessaire, parce qu'il n'y avait pas d'alternative, qu'ils devaient réussir sous peine de retourner à des vies mornes, serviles, insupportables ? Il n'était pas certain de vouloir savoir. Pour l'heure, il pouvait se persuader qu'il était le seul à avoir tort. Mais ce n'était pas le moment de voir les choses en noir, la route était encore longue, et il saurait bien assez tôt si ses craintes étaient fondées...
Ne restaient plus que les toasts de Rebecca et Marthe, et ils pourraient — enfin — étancher leur soif.

[Taliesin]

-Aux nouveaux départs, répéta la juge. Et à la concorde au sein de notre communauté.
Un instant plus tard, Albérich découvrait que Philibert ne s'était pas fait duper : il s'agissait bel et bien d'un excellent Castel Margelle. A croire que, sous ses dehors taiseux, l'instituteur était un redoutable négociateur...
-Déguster un tel nectar, confortablement installée dans un chariot s'enfonçant dans la région la plus dangereuse d'Hélonna, en direction d'une cité recelant mille merveilles... Si l'on m'avait dit, il y a un an, que mon existence prendrait un tel cours, je ne l'aurais pas cru !
-Les surprises donnent tout son sel à la vie..
-Et elles prouvent bien qu'elle vaut la peine d'être vécue jusqu'au bout.
-Du moins tant qu'elles sont bonnes...

[Galathée]

Il y avait, chez Marthe, une gravité constante, et Albérich devinait qu'elle avait dû vivre sa part d'événements malheureux. Elle n'était pas restée à Luménis, selon ses dires, et n'avait donc pas pu connaître la dictature morféenne. Mais Rebecca avait mentionné des drames et il y avait un époux invisible, peut-être décédé. Nombreux avaient été les servants de Morféa à s'échapper lors de la révolution et, exsangue, la cité de la lumière avait dû laisser les villes provinciales se débrouiller pour leur faire face, mais Albérich ne parvenait à croire que les Morféens aient tous conservé cette rage au ventre. Ces gens avaient été luméniens, avant l'arrivée du tyran, pourquoi avaient-ils sombré dans une folie meurtrière ? Cela n'avait pas de sens. Autant il pouvait comprendre la haine envers les nantis de la capitale, tous ces nobles, ces bourgeois corrompus, qui piétinaient leur belle démocratie depuis des années, autant il ne saisissait pas ce qui avait pu pousser certains à poursuivre le massacre dans les campagnes. La violence en l'être humain. Il la connaissait, désormais, pourtant. Elle lui paraissait toujours aussi étrangère.
En goûtant religieusement son vin délicieux, il lorgna vers la juge aux cheveux gris, à peine plus âgée que lui, sans doute, prématurément vieillie par les événements, comme tant d'autres autour d'eux. Marqués. Survivants. Comment faisaient-ils ? Où avaient-ils trouvé l'élan ? A quel moment, sous quelle forme ? Il les devinait fragiles, comme lui, à la merci de ces surprises qui, selon leur tonalité, les guidaient vers la lumière ou les renvoyaient dans le gouffre.
Il songea que, comme Rebecca, un an plus tôt, il n'aurait jamais imaginé se trouver dans ce chariot. Il était alors, probablement, dans un autre véhicule du même genre, cheminant vers Luménis après un sauvetage inespéré.
Et comme Marthe, il souhaita que les surprises soient bonnes. Pour changer. Il le souhaita pour elle, pour eux tous, et un peu pour lui-même aussi...

[Taliesin]

Une odeur, ténue mais peu agréable, commençait à s'infiltrer à l'intérieur du chariot. Une odeur humide de pourriture et de décomposition.
L'odeur des marais.
-Dire que nous sommes à peine entrés dans les Landes... Je n'ose imaginer ce que cela donnera demain. Et ensuite.
-Allons, ç'aurait pu être bien pire ! Pense à tous ces moustiques qu'il aurait fallu affronter si nous avions voyagé en été !
-Et n'oublie pas que j'ai apporté de l'encens.
-Dieux, dire que nous appelons votre véhicule "L'académie roulante". "Le chariot des plaisirs" serait plus approprié...
-C'est un beau nom.
-Et fort justifié : en effet, existe-t-il plus grands plaisir que ceux que procurent la culture et les arts ?
-Il est vrai qu'on peut considérer la viticulture et la parfumerie comme des arts...

[Galathée]

Albérich avait perçu ces effluves désagréables, mais les avait combattus à l'aide de son verre de vin. La trouvaille de Philibert était vraiment somptueuse et il songea à l'excellente bouteille que lui avait offert Blaise, le maître des novices du temple luménien. Il ne l'avait pas ouverte et elle se trouvait à Combeloup, où il l'avait laissée en vue d'un retour prochain, et d'une réelle occasion de célébrer. C'était un pari sur l'avenir, une preuve, peut-être, qu'il avait continué à espérer.
Et voilà qu'il était dans le chariot des plaisirs. Un véritable Lathandrite, ou Thibault, auraient certainement apprécié. Il se demanda si Giovanni connaissait son ami sunite. Sans doute de réputation, a minima, si le peintre avait réellement une affinité particulière pour les servants de la déesse de la beauté. Et puis il songea aussi au chanvre dont avait parlé Edgar. Marthe n'était pas au bout de ses surprises.
" Si nous empestons trop le patchouli, nous allons avoir des problèmes avec les gens d'épée, commenta-t-il. Sauf si les goules craignent les odeurs fleuries..."

[Taliesin]

-Oh, vous n'avez aucun souci à vous faire à ce sujet. Quand nous atteindrons le cœur des Landes, la où grouillent les goules et leurs congénères en décomposition, le délicat parfum de l'encens ne suffira plus à couvrir les effluves de crasse qui émaneront de chacun d'entre nous, puisque nous n'aurons eu aucune occasion de nous laver...
-Il y a des sources, quand même...
-Oui, mais elles serviront uniquement à étancher notre soif.
-Agnès, Barthélemy et Gabriel peuvent faire apparaître de l'eau pure, non ?
-Assez pour cinq cent personne ? J'en doute. Et comme l'égalité est de mise...
-Nous pourrions soudoyer les conseillers pour obtenir un traitement de faveur...
-Nous sommes incorruptibles.

[Galathée]

" Allons, les odeurs s'installeront progressivement, j'en suis certain, et nous nous y habituerons, dit le Luménien en riant. Les vapeurs de cloaque des marais seront assurément pires, de tout façon."
Barthélémy et Gabriel, donc. Il n'osait pas parier sur qui était qui.
" Et puis avec un peu de chance, il va neiger. Nous pourrons alors nous rafraîchir... dans de l'eau glacée... Je suis sûr que c'est tout à fait votre genre."

[Taliesin]

-Après les bains de mer glacés, les bains de neige gelés... Je crois que je vais m'abstenir.
-Ne fais pas ta douillette, Agathe ! Et dis-toi que les thermes de la cité ne te paraîtront que plus agréables, ensuite.
-La communauté se lavant dans la neige. Blancheur et pureté au milieu des marécages... Voilà qui ferait une fresque magnifiquement belle, chargée de sens, de symbolisme...
-N'y compte même pas ! Nous serions devenus des statues de glace avant que tu n'aies terminé tes esquisses !
-Au lieu de voir le verre à moitié vide, vois le verre à moitié plein ! Quand on a eu très froid, il faut se réchauffer de toutes les manières possibles, et c'est là que les choses deviennent très, très agréables...
-Cela me rappelle ce fou que j'ai dû juger... Il se donnait des coups de marteau, et quand on lui demandait pourquoi, il répondait : "Parce que ça me fait du bien quand je m'arrête !". Le souci, c'est qu'il tentait de montrer aux autres le bien fondé de ses conceptions, et qu'il n'y allait pas de main morte...
-Les seuls maux que j'ai jamais causés a autrui, ce sont des crampes consécutives à de longues pauses. Mais je l'avoue, en général, je me fais un devoir de réconforter les malheureux modèles...

[Galathée]

Plus aucun doute, ce Giovanni était sunite, ou presque. Albérich espérait qu'il n'entendait pas "réconforter" tous les membres de la communauté.
" Il me semble que dans les Vaux, en Féérune, ils construisent des sortes de huttes de sudation, avec des pierres très chaudes et beaucoup de vapeur, puis ensuite, ils vont se coucher dans la neige. C'est paraît-il très bon pour la santé. Et ça doit sûrement éclaircir l'esprit. Bon... On risquerait de faire brûler le chariot, je suppose, mais... avec un peu d'organisation... "
Peut-être que le barde disposait de pouvoirs utiles en la matière... comme l'invocation d'un élémentaire de feu, par exemple. Il lui semblait avoir entendu parler de ce genre de prouesses...

[Taliesin]

-Ah oui, les saunas... Tous les Nordiques en sont friands, de même que maints peuples du Sud, quoiqu'ils parlent plutôt de hammams, si je ne m'abuse. Même sur Hélonna, tous les temples de Sunie disposent de ce genre d'installations, comme beaucoup de sanctuaires lathandrites, voire de bains publics... Il faut avouer qu'outre leur aspect agréable et sain, ces lieux fournissent l'occasion d'agréables discussions à bâtons rompus... Alors qui sait ? Si, d'ici quelques jours, la communauté n'en peut plus d'être sale, peut-être votre idée fera-t-elle son chemin, Albérich. Après tout, construire une hutte, ça n'est pas très difficile...
-Vous allez donner des migraines à ceux chargés de notre organisation et de notre protection...
-Pourtant, il suffirait de ramasser des branches et des pierres. Je suis sûr que ces matériaux ne manqueront pas dans les endroits où nous bivouaquerons.

[Galathée]

Albérich n'était pas surpris que Giovanni ait fréquenté les installations de bains des multiples temples où il avait sévi. Plus il y réfléchissait, plus il était persuadé qu'il devait connaître Thibault. Peut-être même le connaissait-il de très près... puisqu'il avait l'habitude de réconforter ses modèles. Thibault était un mécène reconnu à Eredhun... Il ne faisait sûrement pas que dans le théâtre.
Il n'y avait pas de hammam ou de sauna ou quoi que ce soit du genre au sanctuaire de Lathandre à Luménis. Il y avait de l'eau. Parfois chaude, souvent froide. Et il était prêt à parier que même les Sunites n'allaient pas de la vapeur à la neige. Evidemment, ce détail s'était perdu dans la conversation...

[Taliesin]

Agathe s'étira.
-Après un bon repas, après un excellent cru, rien de tel qu'une petite sieste. Qu'en dites-vous ?
-Je vote pour, d'autant que ce sera l'occasion d'une troisième surprise pour Albérich et Marthe : oreillers, coussins, couvertures, nous avons tout le nécessaire pour faire de ce chariot un nid douillet...
-Il faudra quand même que nous lisions un peu, pour ne pas être trop indignes de notre réputation...
-Rabat-joie !
-Quel livre vas-tu attaquer ?
-"L’Émile". Tu sais, ce traité d'éducation progressiste qu'a récemment publié Maître Rousselot.
-Quoi ?! Tu bosses même pendant les vacances ?!
-Et puis, ce bouquin, il est assez sexiste, non ?
-Bah, c'est comme pour tout, il y a du bon et du mauvais...

[Galathée]

En fait, Albérich n'était qu'à moitié surpris du matériel de couchage qu'avaient emporté les instituteurs. Après tout, s'il avait bien compris les projets pour les jours à venir, ils étaient supposés dormir dans le chariot lors des bivouacs. Il ne doutait pas que la chose serait pénible, et croisait les doigts pour qu'il n'y ait pas trop de ronfleurs dans leur compagnie, mais en même temps, cela le ramenait à sa prime jeunesse, au dortoir des novices d'Eredhun, à un temps béni et révolu qu'il ne pouvait évoquer sans nostalgie. Et au cours de sa traversée de la Vallée du Nirvana, à l'été précédent, il avait dormi dans toutes sortes de conditions atroces : granges peuplées d'araignées et de moustiques, bergeries puantes, cabanons troués laissant passer la pluie d'orage. Non, franchement, il y avait pire.
Mais là, malgré la nourriture, malgré le vin, il ne se sentait pas particulièrement fatigué.
" Bon, qui a le courage de jouer aux Hermines contre moi ?" demanda-t-il.

[Taliesin]

-Hum, je prendrai le perdant de votre partie.
-Et moi, le perdant de la tienne.
-Tu sais très bien de qui il s'agira !
-Justement : tu es la seule contre qui j'ai une chance infime de l'emporter...
Marthe hésitait, apparemment embarrassée. Cependant, après un bref soupir, elle hocha la tête.
-Je veux bien essayer. Jadis, je me débrouillais, mais n'ayant plus joué depuis assez longtemps, je crains d'avoir perdu la main.

[Galathée]

" Je ne veux pas vous forcer... dit Albérich, embarrassé. Mais on m'avait dit que cela faisait partie des activités habituelles du chariot des plaisirs, alors... Je pensais rester dans le mouvement."
Il écarta les mains en signe de reddition.
" Si vous préférez faire la sieste, ou lire, ou deviser, je n'ai vraiment pas envie de vous imposer une activité cérébrale de plusieurs heures... Mais si c'est juste parce que vous craignez de ne pas avoir mon niveau... Dites-vous que je ne suis pas si bon que ça, et que je m'y suis remis très récemment, moi aussi."

[Taliesin]

-C'est ce que disent tous les bons joueurs. Puis, après vois avoir vaincu en deux temps, trois mouvements, ils vous réconfortent d'un sourire compatissant et d'un mot gentil, du genre "Vous êtes meilleur que vous ne le disiez !". Mais je ne suis pas mauvaise joueuse. Simplement...
Elle hésita, soupira de nouveau.
-Nous allons faire cette partie. Cela me tente. Et je crois important de me remettre aux Hermines. Vous avez votre propre jeu, j'imagine ?

[Galathée]

Albérich sourit. Il était persuadé que la juge retrouverait rapidement ses sensations : on n'oubliait pas les Hermines, il avait pu le constater lui-même quelques mois plus tôt. Mais il n'ajouta rien : elle le rabrouerait.
" J'ai le jeu d'Hubert." dit-il en se mettant en quête de son sac.
Il en exhuma la boîte qu'il posa sur le banc entre eux, puis déplia le plateau et ses 121 cases, avant de faire coulisser les tiroirs où les pièces étaient rangées. C'était un superbe jeu, en bois et os finement sculpté, peint avec de nombreux détails. Le paladin en prenait grand soin. Il y avait peut-être une raison sentimentale là-dessous, à moins qu'il ne soit simplement très soigneux de certains objets choisis. Hubert avait beau être relativement moyen aux Hermines, il adorait y jouer.
" Voulez-vous les Brunes ou les Blanches ?" demanda-t-il en présentant les deux matriarches à la juge.
Lui-même avait une préférence pour le jeu retenu des Brunes, mais comme il avait utilisé cette faction dans presque toutes ses parties contre Hubert, il n'était pas contre un peu de changement.
" Pourquoi pensez-vous important de vous y remettre ? Avez-vous l'intention d'en faire la discipline officielle de la communauté ?"