[Lieu] Une route oubliée

[Taliesin]

Elles n'étaient toujours que trois, du moins lui semblait-il, et deux d'entre elles remontèrent sitôt que les premiers projectiles les eurent atteintes. La troisième, en revanche, ne les imita qu'après avoir volé un instant en rase-mottes, obligeant plusieurs tireurs à abandonner précipitamment leurs positions pour échapper à ses serres acérées.
Pendant ce temps, la bataille faisait rage sur le flanc de la colonne : les cavaliers squelettes éraient en effet de redoutables adversaires. Toutefois, en infériorité numérique, séparés les uns des autres, ils perdirent rapidement l'avantage, pour peu qu'ils l'aient jamais eu. Deux puis quatre d'entre eux ne furent sous peu plus que de l'histoire ancienne.

[Hubert de Maleval]

Hubert alla rejoindre les soldats qui luttaient contre les cavaliers et tenta d'en repousser deux qui étaient suffisamment proches l'un de l'autre pour être affectés par le rayonnement de son pouvoir. Tout en combattant, il chercha à repérer des soldats blessés qui pourraient avoir besoin d'un coup de pouce pour se mettre à l'abri, qu'il soit physique ou magique. Tous ces gens étaient des colons en quête d'une vie meilleure, aucun ne devait être négligé.
Tant que les créatures volantes ne requéraient pas son intervention, il avait l'intention de lutter contre les cavaliers jusqu'à ce que le dernier soit définitivement démantibulé.

[Taliesin]

De blessés, il en repéra au moins trois, dont un saignant abondamment. Et il eut tout loisir de leur porter secours : son sortilège avait instantanément détruit l'un des deux ennemis qu'il avait pris pour cible, tandis que l'autre avait tenté de s'enfuir avant d'être désarçonnée par sa monture paniquée puis abattu par un soldat particulièrement déterminé. La détermination, c'est d'ailleurs ce qui caractérisait l'essentiel de ses hommes : galvanisés par leurs succès, elles couraient sus aux morts-vivants, lesquels succombaient les uns après les autres. Bientôt, il n'y en aurait plus un seul.
Malheureusement, les horreurs volantes étaient de retour : du coin de l’œil, Hubert les vit à nouveau fondre en piquée sur le convoi, et il eut la nette impression que, cette fois, elles ne se replieraient pas...

[Hubert de Maleval]

Sautant à bas de son destrier, il courut en direction des créatures. Les repousser à l'aide de l'énergie de Lathandre semblait la première chose à tenter, vu leur mode de déplacement, mais elles paraissaient monstrueuses et il n'était pas certain qu'il parviendrait à un résultat spectaculaire. Il n'était pas complètement certain d'identifier leur objectif précis, mais il fallait qu'il se trouve un perchoir adéquat, sans doute le siège de cocher d'un chariot, avant de décharger son énergie dès que l'ennemi serait à portée. Et s'il fallait lui opposer de l'acier, ma foi, ce ne serait pas vraiment une surprise...
Sur sa route, il lança cependant à un jeune soldat indemne d'aller s'enquérir de la tête de la colonne, dont il lui tardait d'avoir de bonnes nouvelles.

[Taliesin]

Alors qu'ils étaient encore à une bonne trentaine de mètres de haut, les monstres se séparèrent, chacun plongeant désormais vers un point différent de la colonne. Ou, plus précisément, de la partie de cette dernière où étaient rassemblés les civils... Et à voir la manière dont ils dardaient leur regard vers le sol, dont ils ouvraient tout grand leurs serres, Hubert eut à nouveau la sensation qu'ils étaient en quête de proies.
Mais une voix retentit et, un instant, il en oublia les créatures.
-Venez par là, espèce de gros piafs déplumés ! J'vais vous casser la tête, moi !
A cinq chariots de là, Rsuth se tenait debout sur le toit d'un véhicule, lance-pierre à la main.
Son appel ne passa pas inaperçu : immédiatement, une horreur ailée modifia sa course pour fondre vers la petite fille à une vitesse déconcertante..
Et, malheureusement, elle était hors de portée des pouvoirs du paladin...

[Hubert de Maleval]

Hubert sentit son sang se figer dans ses veines. Comment la gamine était-elle arrivée là ?!
En une seconde, il quitta sa position et se mit à courir dans sa direction, l'épée au clair, sans avoir le moindre espoir, en réalité, de parvenir à sa hauteur suffisamment vite.
Grand Vent ! Ruth ! lança-t-il mentalement à son destrier, espérant que le cheval pourrait être sur les lieux plus vite, peut-être bousculer le chariot pour la faire tomber, n'importe quoi pour qu'elle ne soit pas touchée...
" RUTH ! A COUVERT !" hurla-t-il, hors d'haleine, sans cesser de courir.

[Taliesin]

Mais il était déjà trop tard.
Hubert entendit le galop de son cheval, certes. Néanmoins, ce qu'il entendit surtout, ce fut le battement des ailes monstrueuses. Dans un instant, la créature d'outre-tombe aurait atteint sa cible...
Une fraction de seconde avant que les griffes avides ne se referment sur Ruth, le paladin crut voir une petite silhouette bondir sur la fillette, la forçant à se coucher sur le toit du chariot.
Il y eut un cri. De nouveaux battements d'ailes.
L'horreur volante reprit de la hauteur, s'éloignant de la colonne sans que personne n'ose l'attaquer.
Car, entre ses serres, elle tenait une proie.
Une petite proie qui s'agitait frénétiquement sans parvenir à desserrer l'étau qui la maintenait prisonnière.

[Hubert de Maleval]

Pendant un instant, il demeura paralysé d’horreur, remarquant à peine la silhouette de Ruth qui se redressait sur sa toile malmenée.
C’était Alban. Cet imbécile d’Alban qui s’était sacrifié pour sauver une petite idiote !
Tu es paladin, songea-t-il, le cœur battant. Tu ne peux pas rester là.
« Que Frida m’envoie son aigle ! » ordonna-t-il au premier homme qui passait à proximité.
Il enfourcha ensuite son destrier.
« Edgar ! Tu as le commandement ! »
Puis, talonnant Grand Vent, il s’élança droit dans le marais, à la poursuite de l'ombre, désormais à peine visible dans le blizzard.
Ce n'était pas très raisonnable, mais ce n'était pas le point fort des paladins.
De surcroît, la colonne s'en sortirait sans lui, ils avaient les forces nécessaires.
Le gosse, par contre, n'avait personne d'autre.

[Taliesin]

Derrière lui, les sons de la bataille qui décrurent jusqu'à n'être plus qu'une vague rumeur.
Devant lui, la monstrueuse silhouette, de moins en moins distincte, qui allait tout droit vers le sud-est. Vers le tumulus.
Autour de lui, les marais déserts où Grand Vent, malgré son pied sûr, peinait de plus en plus à maintenir son allure.
Au-dessus de lui, tout à coup, deux horreurs volantes, sans proies celles-là, qui filaient à tire d'ailes à la suite de leur congénère.
Puis ce fut l'aigle de Frida qui s'en vint voler à ses côtés.

[Hubert de Maleval]

Hubert comprit rapidement qu'il ne les rattraperait pas, qu'Alban était hors de sa portée, que foncer seul dans le marais était du suicide.
Pendant un temps, il refusa pourtant cette évidence, pressant son cheval malgré les difficultés du terrain. Puis l'aigle survint, mais il était trop tard pour tenter une intervention, les créatures avaient rejoint leur antre avec le gamin.
Le paladin sentit une onde de fureur l'envahir tandis qu'il arrêtait son cheval.
" Rentre chez ta maîtresse, nous ne pouvons rien." souffla-t-il à l'oiseau, d'un ton tout juste maîtrisé, accompagnant son injonction d'un geste plus explicite.
Il demeura seul en arrière, figé un moment, contemplant la silhouette indistincte du tumulus dans le lointain. Une fois l'aigle reparti, le témoin envolé, il mit pied à terre et s'écarta à quelques pas de Grand Vent.
Et puis il hurla sa frustration jusqu'à s'en brûler les poumons et perdre son souffle.
Il nicha ensuite son visage empourpré, une seconde, au creux de ses mains.
Il avait failli. Ruth avait commis une erreur impardonnable, comme les adultes censés veiller sur elle. Mais il avait failli. Et il était en train de faillir encore en restant au milieu de rien alors que les combats n'étaient pas terminés.
Il lui fallut quelques secondes pour retrouver son calme et sa contenance, de profondes inspirations, répétées, et il comprit que sa rage devait trouver un exutoire, s'il voulait pouvoir penser à nouveau clairement.
Il ne voulait pas songer au moment où Robert apprendrait que son écuyer avait été enlevé... sans doute tué... par ces ignobles créatures tombées du ciel.
Mais Barthélémy était puissant, Barthélémy relevait certainement les morts.
Il courut vers Grand Vent, remonta en selle et renvoya le destrier vers la colonne. Il pria pour que la bataille ne soit pas terminée à l'avant-garde. Il avait désespérément envie — ou plutôt besoin — de frapper, trancher, massacrer quelque chose de putride et malfaisant. C'était la rançon de sa colère et il avait l'intention de l'assouvir.
Et puis il irait chercher Alban.

[Taliesin]

Il n'avait rebroussé chemin que sur quelques mètres lorsque Vent Gris fit un léger écart.
Baissant les yeux, Hubert remarqua quelque chose, par terre. Quelque chose qui était passé inaperçu alors qu'il poursuivait encore la créature ailée.
C'était une botte.
Une petite botte gisant, solitaire et tragique, au beau milieu d'une flaque de boue à demi séchée.
L'enfant l'avait-il perdue à force de se débattre ? Au contraire, s'en était-il sciemment défait pour que d'éventuels secours puissent retrouver sa trace ?
A ces questions, nulle réponse.
Mais la botte était à Alban, indéniablement.

[Hubert de Maleval]

Le paladin demeura en arrêt une seconde, et il sentit poindre un vent d'hésitation en son sein. Ne devait-il pas affronter les bêtes tout de suite ? Frida avait dit que le Seigneur des Tombes leur aurait envoyé toute sa force de frappe, le tumulus était peut-être presque désert... Il descendit de cheval pour ramasser la botte puis la glissa dans ses fontes et remonta en selle.
Malgré le poids dans sa poitrine, il écouta sa rage et remit le cap sur la colonne, pressant le destrier pour qu'il file au plus vite dans les tourbières.
Mais il était plus que jamais déterminé à revenir chercher le gosse, quoi qu'il en reste. Même si on le lui interdisait.

[Taliesin]

Soit l'ennemi avait été plus facile à vaincre qu'il ne l'avait imaginé, soit il avait chevauché plus loin qu'il ne l'aurait cru. Dans tous les cas, lorsque le paladin rejoignit le convoi, la bataille était en passe de s'achever. Les derniers-morts-vivants, organisés en carrés, luttaient pied à pied mais ployaient davantage à chaque instant sous les coups conjoints des groupes commandés par Robert et Guillermo. De surcroît, des cavaliers traquaient les ennemis isolés pour les abattre. Pas un seul n'en réchapperait.
Le reste de la colonne était beaucoup plus calme : des soldats et des éclaireurs montaient la garde sur son pourtour, tandis que des civils allaient de chariot en chariot : apparemment, ils faisaient l'appel, afin sans doute de noter au plus vite d'éventuelles disparitions.

[Hubert de Maleval]

Mais Hubert avait besoin de fracasser quelque chose, n'importe quoi, aussi remonta-t-il sur la route derrière les carrés de morts-vivants encore formés et les prit-il à revers, chargeant dans leur dos. Il avait envie qu'on les lui laisse tous, absolument tous, pour qu'il puisse étancher ce qui lui bouffait les entrailles. Un moment, il plongea l'esprit dans celui de son destrier, pour ne plus faire qu'un avec lui et profiter de la violence du moment où ils entreraient en contact avec la masse grouillante de leurs ennemis. Les piétiner, les écrabouiller, les annihiler, voilà ce qui lui ferait du bien, et rien d'autre.

[Taliesin]

Et les morts tombèrent un à un, os brisés et chaire putréfiée réduite en lambeaux, sous sa lame vengeresse, sous les sabots de Grand Vent, sous leur fureur conjointe.
Bientôt, bien trop tôt, cependant, le paladin fut arraché à sa transe guerrière.
Il ne subsistait plus un ennemi, plus le moindre. Seuls demeuraient les soldats qui se congratulaient ou soutenaient les blessés, Guillermo qui félicitait ses hommes en les rassemblant, Robert qui essuyait sa lame, épuisé mais heureux.
Et frida qui, son aigle sur l'épaule, attendait à l'écart, se demandant sans doute quand annoncer au chevalier l'horrible nouvelle.

[Hubert de Maleval]

Hubert n'était pas prêt à ce que quelqu'un d'autre se charge de l'annoncer au chevalier, cependant. Il ramena Grand Vent vers Robert et descendit de selle, rassemblant son courage. La frénésie du combat l'avait quitté aussi vite qu'elle l'avait pris et il se sentit incroyablement las en franchissant les quelques pas qui le séparaient de son supérieur. A chaque seconde, il se sentait plus coupable de ce qui s'était produit, de son incapacité à prévenir le drame et à ramener l'enfant.
Il croisa le regard du chevalier avant de pouvoir lui adresser la parole, et il devina que son expression le renseignerait sur la gravité de ce qu'il s'apprêtait à lui asséner. Il ne savait pas s'il y avait eu d'autres pertes, mais il devinait qu'on viendrait les en avertir dès que l'appel serait terminé.
" Robert, j'ai des mauvaises nouvelles." dit-il en posant la main sur l'épaule du chevalier et l'entraînant à l'écart des soldats et des mercenaires qui se réorganisaient.
Il souffla et baissa les yeux. Il sentit sa gorge se serrer au moment où les mots sortirent, mais il n'était pas homme à dissimuler ses manquements derrière de belles paroles, ni à taire les faits, aussi difficiles soient-ils. Il était incapable de regarder Robert dans les yeux, cependant.
" Il y a eu un incident pendant l'attaque des créatures volantes. Ruth a surgi sur un chariot pour les défier et l'une d'entre elles a plongé dans sa direction. Alban est intervenu pour la protéger mais... la créature l'a emporté. Je les ai pris en chasse, mais ils étaient trop rapides, je n'ai pas pu les rattraper."
Il releva les yeux, craignant ce qu'il allait découvrir.
" Mais je vais aller le chercher, Robert. Je vous jure que je vais le ramener."

[Taliesin]

Le conseiller était devenu d'une pâleur cadavérique, et sa main, encore posée sur la garde de l'épée qu'il venait de rengainer, se mit à trembler violemment.
Mais quand il parla, sa voix, elle, ne trembla pas.
-Non. C'est mon écuyer, c'est moi qui lui ai inculqué le sens de l'honneur et qui suis par conséquent à l'origine de son geste aussi honorable que suicidaire. C'est donc moi qui vais aller le chercher. Vous... Je vous demande de prendre le commandement de nos forces et de me remplacer au conseil, jusqu'à mon retour ou... jusqu'aux prochaines élections.
Déjà, il tournait les talons.

[Hubert de Maleval]

La réaction de Robert prit Hubert au dépourvu et il lui fallut une seconde pour réaliser que le chevalier considérait l'affaire comme entendue. Il le rattrapa en quelques pas.
" Non ! Robert, c'est un tumulus de morts-vivants ! Laissez-moi y aller, j'y ai l'avantage... et je ne comptais pas y aller seul, de toute façon. Vous... Vous êtes notre général ! Vous ne pouvez pas prendre ce risque... En plus, les enfants étaient dans ma zone, sous ma responsabilité... Je vous en prie..."

[Taliesin]

Il fit volte face. La lueur qui habitait son regard avait quelque chose de déconcertant. D'inquiétant, aussi.
-Ce n'est pas parce que je ne suis pas paladin que je ne sais pas manier une lame ou que je n'en ai jamais usé contre les non-morts, répondit-il non sans une certaine rudesse. De surcroit...
Sa physionomie s'altéra.
-De surcroit, pensez-vous que je sois capable d'assumer correctement mes fonctions en sachant le petit en pareille situation ? Hubert, mes deux premiers écuyers sont morts parce qu'ils ont appliqué à la lettre mon enseignement, et parce que j'ai été incapable de les protéger. Je ne peux accepter que le troisième subisse le même sort : je n'y survivrai pas. Ma décision est donc la plus raisonnable, la plus responsable.

[Hubert de Maleval]

" Robert, laissez-moi venir avec vous, alors, dit le paladin. Je ne doute pas de vos compétences et je comprends que vos raisons sont impérieuses mais je me sens responsable, moi aussi... Si j'avais pu consacrer le temps que j'avais promis à Ruth, ce ne serait peut-être pas arrivé. S'il vous plait. Donnez le commandement des troupes à Etienne, il sera bien secondé. Et nous serons de retour très vite. Ensemble, nous ne pouvons pas échouer."

[Taliesin]

Le chevalier hésita... puis secoua la tête.
-Non. Les autres ont besoin de vous. Depuis que vous nous avez rejoint, et plus encore depuis que vous êtes mon second, pas un jour ne s'écoule sans que je ne me dise que vous seriez autrement plus légitime et autrement plus efficace, à ma place. Vous êtes l'homme idéal pour protéger la communauté, pour l'amener saine et sauve jusqu'à la cité. Vous devez donc rester. Moi... Je suis dispensable. Et je partirai seul, parce que le bien commun doit passer avant tout, parce que, pour sauver une unique vie, nous ne pouvons nous permettre d'en risquer plusieurs.

[Hubert de Maleval]

" Robert, ne dites pas une chose pareille... Cette communauté, ce projet, c'est votre rêve, pas le mien. Les gens vous ont choisi, vous êtes mille fois plus légitime que moi, et je n'ai pas le quart de votre expérience ! Je suis un étranger qui a débarqué de nulle part il y a moins d'une veille, ma présence est juste un hasard heureux, une sorte de... bonus. Vous seriez partis dans les Landes même si je n'étais pas arrivé. Tandis que vous... Vous êtes une de clés de voûte de ce projet. Vous êtes un symbole que personne ne pourra remplacer. Je n'ai nul désir de prendre la place que vous prétendez me voir occuper. Je vous en prie, Robert, ne vous laissez pas abattre par les caprices d'un destin cruel... Nous allons aller chercher Alban et nous reprendrons notre route. Ensemble. C'est l'esprit de la communauté, l'esprit du groupe. En partant seul, vous prenez des risques que personne n'est obligé de courir et vous... vous risquez la survie d'Alban."
Il secoua la tête.
" Je suis paladin, Robert. Si vous partez seul et que vous ne revenez pas, vous m'obligerez simplement à aller vous chercher tous les deux."

[Taliesin]

Il lui jeta un regard lourd de reproches puis s'abîma un moment dans ses pensées. Enfin, il poussa un profond soupir et acquiesça, manifestement à contrecœur.
-Soit. Je vais prévenir Étienne et rassembler le matériel nécessaire. Ensuite, nous partirons sans plus tarder : chaque seconde compte. Du moins, s'il n'est pas déjà trop tard.
Sur ces mots, il s'éloigna, droit comme un i, comme lorsqu'il avait quitté, vaincu, la lice du tournoi.

[Hubert de Maleval]

Si Hubert ne ressentait nulle satisfaction à avoir fait plier Robert, il avait la conviction intime d'avoir agi comme il le fallait. Le chevalier broyait le noir de ses échecs passés, mais Alban avait le droit de vivre, et ce serait la meilleure preuve qu'ils pouvaient conjurer le sort. Car le paladin croyait le Loup Blanc quand il disait ne pas pouvoir survivre à la mort de son écuyer, et il était déterminé à les sauver tous les deux. Apporter la lumière et l'espoir. C'était son rôle.
Mais il lui restait deux personnes à voir avant de partir au devant du Seigneur des Tombes. Il n'était pressé de voir ni l'une, ni l'autre, mais c'était indispensable, aussi suivit-il Robert quelques instants plus tard, direction le chariot de Ruth. Avec un peu de chance, il serait informé de l'état de la situation en chemin... Une victoire, immanquablement, mais tellement douloureuse...

[Taliesin]

Les informations circulant toujours aussi bien au sein de la communauté, Hubert ne tarda pas à apprendre ce qu'il voulait savoir. En tout, on comptait une cinquantaine de blessés. La moitié étaient des civils légèrement touchés par les becs ou les serres de corbeaux s'étant faufilé à l'intérieur des chariots. Le reste était constitué de soldats et d'éclaireurs atteints lors des combats ou durant les assauts des horreurs ailés. Bien que les plaies fussent sérieuses pour six d'entre eux, on ne craignait pour la vie de personne et, quoi qu'il en soit, tous seraient bientôt remis sur pied : à leur chevet se trouvaient non seulement les clercs, mais aussi les bardes, lesquels connaissaient des sortilèges de soins. Pour le reste, rien à signaler : le convoi avait étonnamment bien résisté à l'assaut ennemi.
Dans le véhicule qu'occupait Ruth, l'atmosphère était sinistre, les visages gris, et la petite fille sanglotait dans les bras de sa mère. Quand on connaissait son caractère habituel, quand on l'avait toujours vue pimpante, volontaire, déluré, la scène avait de quoi laisser pantois.

[Hubert de Maleval]

Hubert sentit son coeur se serrer en apercevant la gamine. Pourtant, il devait lui parler, partir sans le faire n'était pas acceptable, et s'il le faisait, peut-être serait-elle ensuite un rien préservée de l'opprobre ambiante. Car immanquablement, les gens sauraient ce qu'il s'était passé, et la réputation de la petite était déjà mauvaise, il le savait bien. Il regretta de ne pas avoir songé à lui parler avant que les choses ne dégénèrent. Regrets inutiles.
" Ruth, j'ai à te parler. Dehors. Maintenant." dit-il finalement, d'un ton ferme mais sans agressivité.
Rien ne servait de reporter les choses et il ne pouvait pas prendre le risque de voir Robert filer sans lui.

[Taliesin]

Lentement, elle releva des yeux rougis et gonflés sur le paladin, avant de les tourner vers sa mère qui lui murmura quelques mots d'encouragement tout en lui caressant les cheveux. Alors, plus lentement encore, la fillette se mit debout et, à pas mal assurés, suivit Hubert au dehors. Là, elle se tint devant lui, immobile et misérable, les yeux rivés sur la pointe de ses bottes, n'osant piper le moindre mot. On n'entendait que ses reniflement retenus qui semblaient couvrir les sons du convois, porteurs de tous les malheurs du monde.

[Hubert de Maleval]

Hubert n'eut pas le coeur de rester debout, la dominant de sa hauteur, alors qu'elle était aussi misérable. Elle avait commis une grossière erreur, aux conséquences tragiques, mais les adultes qui se trouvaient dans le chariot partageaient la responsabilité du fiasco, tout comme lui, qui n'avait su protéger les civils sous sa garde.
Il s'accroupit devant elle et la prit par les épaules, sans brutalité.
" Ruth. Tu dois absolument apprendre de cet épisode." dit-il finalement.
Il pinça les lèvres et soupira.
" Sire Robert et moi-même allons aller chercher Alban. D'ici à notre retour, je veux que tu sois irréprochable, obéissante et que tu contrôles ce feu en toi. Je sais que tu n'en es pas complètement responsable, mais tu dois me prouver que tu peux agir et vaincre."
Il lui releva le menton pour trouver ses yeux.
" Quand je serai de retour, nous aurons une discussion, toi et moi. Une discussion sérieuse. Sur l'avenir et sur ce que nous allons mettre en place pour que jamais pareille chose ne se reproduise. D'accord ?"

[Taliesin]

Au travers de la détresse qui emplissait son regard brouillé brûla, fugitive, la flamme de détermination qui s'y trouvait d'ordinaire.
-Je vous le promets, m'sire. Je veux plus jamais faire une chose aussi horrible. Plus jamais, jamais, jamais.
Elle frissonna de la tête aux pieds et les larmes se remirent à couler sur ses joues maculées. Mais, lorsqu'elle reprit, Ruth ne sanglota pas.
-Essayez de pas vous faire tuer, d'accord ? Parce que... Je veux revoir Alban. Je veux lui demander pardon. Je refuse qu'il meure parce que j'ai été la plus stupide du monde. Mais... Si deux personnes elles se font tuer à cause de moi...
Sa voix se cassa.
Et les sanglots vinrent, cette fois.

[Hubert de Maleval]

Il la prit doucement dans ses bras, malgré son surcot maculé, et la laissa pleurer un moment contre son épaule. Qu'elle ne le fasse pas aurait été inquiétant, compte tenu des circonstances.
" Ruth. Je ne vais pas mourir. Et nous allons ramener Alban. Tu pourras lui faire tes excuses."
Il la redressa doucement et la regarda à nouveau dans les yeux.
" D'ici là, je veux que tu te rendes utile. Va voir Ignace et dis-lui que c'est moi qui t'envoie, que je veux qu'il te trouve quelque chose à faire."
Il lui sourit, encourageant.
" Tu es forte, Ruth. J'ai confiance en toi. Je dois partir maintenant, mais nous nous retrouverons à mon retour. Va, à présent."