[Lieu] Une route oubliée

[Hubert de Maleval]

" Je pense que nous serons tous à son écoute... Et je crois que Ruth pourra nous informer si quelque chose cloche, et que nous ne nous en rendons pas compte. Elle a son bien-être à coeur, peut-être un peu trop, même... Mais il est difficile de juger de comment tout cela va évoluer. J'ai moi aussi bon espoir. Alban est un gosse plein de ressources, derrière son apparente fragilité."
Il secoua la tête.
" Je ne vais pas les déranger ce soir. Je verrai demain matin."
Il refit face au clerc et lui sourit.
" Merci pour votre aide, Barthélémy. Nous avons de la chance d'avoir un homme de votre expérience dans la communauté."

[Taliesin]

-Et moi, j'ai de la chance d'avoir retrouvé une communauté dans laquelle m'investir. Une communauté rassemblant des gens bienveillants prêts à porter secours à leur prochain même au péril de leur vie. C'est... réconfortant. Revivifiant. Comme une brise printanière.
Il sourit.
-Je vous souhaite une bonne nuit, messire. Et surtout, n'hésitez pas à venir me voir si vous avez besoin de quoi que ce soit. Étant entendu que je ne parle pas seulement de sorts de guérison...
Il s'éloigna d'un pas tranquille en direction du dispensaire. Quant à Hubert, il ne lui fallut pas longtemps avant d'atteindre l'endroit où l'on avait attaché les chevaux non-attelés.

[Galathée]

De son côté, Albérich n'avait pas exactement suivi le même parcours. Il était descendu de cheval le plus dignement possible, dissimulé par le reste de l'escorte, puis s'était porté du côté des enfants afin de vérifier qu'ils étaient pris en charge. La mère de Ruth était bien évidemment venue accueillir son diable de fille, et Alban s'était joint à eux. Le Luménien était impressionné par le calme de l'enfant, tout en sachant que ce n'était peut-être qu'une façade qui se lézarderait un jour ou l'autre. Donner le change, il connaissait bien cette attitude. Il espérait que quelqu'un parviendrait à aller au-delà, cependant, pour le salut du gosse. En même temps, quand on avait perdu ses parents de manière atroce, une liche était peut-être un détail. Alban avait connu les Morféens. Albérich sentit que de telles pensées allaient lui plomber durablement le moral, aussi décida-t-il d'accompagner les personnes qui devaient décharger le butin. Il avait bien compris que les membres de l'escorte étaient dispensés des tours de garde de la nuit, mais lui-même n'avait absolument rien fait, hormis marcher et chevaucher. Il n'était donc pas vraiment certain de mériter ce répit.

[Taliesin]

Sur les quatre conseillers venus les accueillir, deux étaient repartis presque aussitôt : Agnès en direction du dispensaire, Frida pour rejoindre son poste de garde, sans doute. Ignace et Étienne s'attardèrent, en revanche, pour aider au transport et au rangement du butin. L'intendant, peut-être parce qu'il était dans son rôle, semblait assez détendu. Le chevalier, quant à lui, était manifestement nerveux, et cela n'avait probablement pas grand rapport avec la tâche qu'il accomplissait.
-Bon sang, je suis heureux que cette affaire soit terminée... fit-il lorsque son chemin croisa celui d'Albérich.
Il observa un instant le Luménien, un souci sincère dans le regard.
-J'espère que cette mésaventure ne va pas définitivement vous faire regretter votre participation à notre projet...

[Galathée]

Le Luménien lui sourit doucement.
" Ce sont les Landes. Peut-être avons-nous tous cru, un temps, que nous allions les traverser sans rencontrer le moindre réel danger, mais dans ce cas... il était temps que nous reprenions nos esprits. L'épisode nous encouragera à davantage de vigilance, j'imagine, et servira sans doute de leçon à ceux qui jusqu'ici grommelaient de se voir imposer mille consignes de sécurité..."
Il haussa les épaules.
" Pour le reste, une liche a été vaincue et personne n'en est mort. Je trouve ça plutôt très encourageant. Cela veut dire que nous avons les ressources pour affronter le défi que nous nous sommes fixés."

[Taliesin]

Le jeune homme acquiesça.
-C'est vrai. Même si elle a été massive, l'attaque sur le convoi ne nous a causé aucun dommage sérieux, grâce au dévouement de nos combattants, à l'organisation mise en place par Frida, par Robert... et par Hubert, bien sûr. C'est extrêmement encourageant. Bon, la situation s'est un peu compliquée avec l'enlèvement d'Alban, mais nous nous en sommes tirés, là encore. Et même si plusieurs personnes ont été sévèrement touchées, ce grave incident a amené des choses positives : la mobilisation générale de la communauté, la solidarité spontanée en son sein, le trésor sur lequel nous avons mis la main... Comme quoi, même d'un grand mal peut parfois découler un bien plus grand encore.
Il sourit.

[Galathée]

Le Luménien acquiesça. Etienne semblait toujours un peu fébrile, aussi Albérich garda-t-il pour lui son inquiétude principale : ils n'avaient qu'un seul clerc réellement expérimenté, d'un âge déjà vénérable. Il fallait espérer que malgré leurs différences de foi, Barthélémy profite de ses heures perdues pour former Agnès et Gabriel au plus vite. Trois prêtres pour une communauté de cinq cent personnes, au milieu d'une région saturée d'énergie maléfique... C'était un pari risqué.
" Je pense effectivement que c'était une bonne mise à l'épreuve pour le groupe... Il vaut mieux qu'elle ait eu lieu maintenant, alors que faire demi-tour est encore possible. Au moins, nous avons des assurances pour l'avenir. Et les bardes ont leur premier sujet de chanson."
Cela le fit penser à une autre ballade, humoristique jusque là, qui pourrait se voir adjoindre un nouveau couplet.
" Tout s'est bien arrangé. Et les blessés de toutes sortes guériront en leur temps."

[Taliesin]

Le chevalier grimaça légèrement lorsque son interlocuteur mentionna un possible retour en arrière. Mais il ne revint pas sur le sujet.
-Cela me fait penser que je voulais prendre des nouvelles d'Hubert. Il était maculé de sang et arborait peut-être la mine la plus sinistre de tout votre groupe, ce qui faisait une drôle d'impression, pour un paladin sortant victorieux de l'antre du mal. Enfin, de prime abord. Parce qu'en y réfléchissant, il devait être épuiser. Sans compter que paraître détendu et joyeux lorsqu'on vient de combattre de telles horreurs, ce serait sans doute une marque d'inconscience. Voire d'inconséquence.
Il dévisagea à nouveau l'ancien clerc.
-Et vous ? Pénétrer dans un tel endroit n'a pas été trop éprouvant ? Personnellement... J'aurais voulu participer à l'expédition, mais je ne suis pas certain que j'aurais fait bonne figure, dans ce maudit tumulus...

[Galathée]

Albérich tenta de conserver une mine impassible, mais Etienne avait l'art d'aborder les choses de manière... pour le moins frontale. Il resta muet une seconde, avant de réaliser que son silence était probablement beaucoup plus éloquent que quoi que ce soit qu'il puisse dire.
" Je ne suis entré que quand il n'y avait plus de risque, comme je l'avais promis, fit-il finalement. Mais vos amis n'ont pas démérité. Je pense que vous auriez été tout aussi efficace si vous aviez été parmi les combattants. Dans l'urgence, on n'a pas vraiment la possibilité de faire la fine bouche et vous ne me faites pas l'effet de quelqu'un que les obstacles impressionnent."
Il retrouva le sourire.
" Quant à Hubert, ne vous en faites pas. Je pense qu'il était fatigué et un peu secoué par... ce qui aurait pu se produire mais ne s'est pas produit. Il s'en remettra."

[Taliesin]

-Il est effectivement difficile de ne pas songer à ce qui aurait pu se produire. Je ne suis pas sûr que ce soit souhaitable, d'ailleurs : en avoir conscience est le meilleur moyen de progresser, de ne pas commettre deux fois les mêmes erreurs... Le tout est de ne pas se laisser tétaniser par les désastres qu'on a frôlés. C'est ce que j'essaye de faire.
Il soupira, se fendit d'un sourire plus large.
-Pour le reste, je me dois d'être honnête : je suis surtout un chevalier de tournoi. D'accord, il m'est arrivé de me battre dans d'autres circonstances. Mais pas souvent. Alors je ne sais vraiment pas comment j'aurais réagi face à une liche.

[Galathée]

" Je pense qu'aucun d'entre eux n'a réalisé que c'était une liche avant qu'Alban et Ruth ne dénichent son phylactère. Et c'est tant mieux, c'est le genre de savoir qui, même s'il peut apporter des informations cruciales, est aussi pervers s'il mène au doute."
Il sourit.
" Vous êtes peut-être un chevalier de tournoi, mais vous avez combattu aujourd'hui, comme tous les soldats de la colonne. Je ne vous souhaite pas d'avoir à nouveau à éprouver vos compétences de la sorte, mais je suis certain que, le cas échéant, vous vous montrerez à la hauteur."

[Taliesin]

-Je ferai de mon mieux. Et quand bien même flancherais-je, ce ne serait pas un drame : je ne suis pas exactement la personne la plus importante en matière de défense ! fit Étienne, relativement serein.
Ils étaient parvenus près d'un chariot du train de bagages dans lequel on avait commencé à charger le butin.
-Bigre, Ignace ne va pas s'ennuyer, à inventorier ce trésor ! Et je connais un couple d'orfèvres qui aura fort à faire pour estimer la valeur de ce monceau de gemmes et de bijoux... Hum, il y aura également du travail pour les bardes et les mages : si j'ai bien compris, les artefacts magiques ne manquent pas... Qui sait si cela ne fera pas la différence, si d'aventure nous nous retrouvons à nouveau dans une situation périlleuse ? Mais avant cela, il faudra décider de la répartition. Je pense, et je ne suis sans doute pas le seul, que les membres de votre expédition devraient prendre ce qu'ils veulent, ce qu'ils auront laissé allant à l'ensemble du groupe. Après tout, nous n'avons pas adopté le principe de la communauté des biens ! Néanmoins, les règles étant les règles, nous organiserons demain soir sinon une assemblée, au moins une consultation par écrit pour trancher cette question.

[Galathée]

Albérich sourit en jetant un oeil sur le butin.
" Je pense que ce sera un second bon test pour la communauté, dans un autre registre."
Il espérait qu'on ne le comptait pas dans les membres de l'expédition : jamais il n'aurait pu accepter d'être assimilé à ceux qui avaient risqué leur vie et souffert dans le tumulus. Mais, le cas échéant, il lui suffirait de décliner poliment. Et il n'était pas complètement d'accord avec Etienne : il estimait que les choses auraient dû être d'abord réparties en fonction des nécessités, et pour ce qui n'avait nulle utilité pratique, la communauté avait besoin de fonds, pour payer les mercenaires, rembourser la banque, acheter du ravitaillement quand la route serait sécurisée... Cela promettait d'intéressantes discussions dès le lendemain soir... Déjà, c'était une chance que les mercenaires n'aient pas été impliqués dans la mission de sauvetage, cela simplifierait les choses.
Il ne put s'empêcher de sourire de son propre emballement. Si la consultation avait lieu par écrit, ce qui était le plus probable vu les mesures de sécurité qu'ils étaient obligés de maintenir à tout moment, il ne serait pas au conseil pour assister aux débats. Décidément, il ne se refaisait pas.
" Bon, je crois que je vais aller voir si on a besoin de moi pour le guet... dit-il finalement. Je vous souhaite une bonne nuit, Etienne."
Il avait ensuite l'intention de se mettre en quête de Frida, qui avait probablement pris la relève de Robert et de son second en leur absence.

[Taliesin]

-Vous êtes dispensé de cette tâche, Albérich, lui répondit cependant le chevalier avant qu'il ne se soit éloigné. Vous allez me dire que vous n'avez pas combattu, mais il n'en reste pas moins que vous avez fait une longue chevauchée, que vous êtes descendu au fond de cette tombe et en êtes remonté en transportant une lourde charge... De surcroît, nous ne manquons pas de sentinelles : ce serait même presque le contraire ! Alors allez vous reposer. Et ne culpabilisez pas. D'autant que nous aurons sans doute besoin de vous pour monter la garde dans les jours à venir...

[Galathée]

Le Luménien opina du chef avec un sourire. Il n'avait pas l'énergie de protester, d'autant que ce serait inutile : Frida lui servirait probablement le même discours, et il serait obligé d'obtempérer pour ne pas déranger une sentinelle aux aguets en s'imposant auprès d'elle. Il remercia encore Etienne puis se mit en route vers le chariot de l'Académie. Il allait probablement le partager avec le seul Giovanni, si tous les autres avaient été réquisitionnés. C'était un comble : ils avaient été les deux premiers débauchés, et voilà qu'ils avaient trouvé le moyen de dormir malgré tout ! Il espérait que les instituteurs ne le chercheraient pas trop sur le sujet, car il demeurait, quoi qu'en dise Etienne, un peu embarrassé de s'en tirer à si bon compte.
Il sentit le chariot avant de le voir — Giovanni avait manifestement fumé quelque chose d'original — et se hissa à l'intérieur, non sans dissimuler un bâillement.

[Taliesin]

Il découvrit le barde affalé sur des coussins, qu'il avait cependant pris soin de recouvrir d'une couverture, pour ne pas les salir.
-J'ai pensé que cela couvrirait les odeurs de cheval, de sueur, de sang et de putréfaction, dit-il en désignant sa pipe. Mais si la fumée vous incommode, n'ayez crainte : j'en ai bientôt terminé et, dès que cela sera chose faite, j'allumerai un bâton d'encens.
Il sourit, parfaitement détendu.

[Galathée]

" Je crois que je préfère le fumet de votre pipe à l'encens, je dois dire." fit Albérich avec un sourire, tout en s'asseyant.
Il retira ses bottes avec difficulté, puis jeta un coup d'oeil critique sur la semelle. Elles avaient encore de beaux jours devant elles, aussi les rangea-t-il sous le banc, avant d'entreprendre d'ôter son manteau. Il faisait diablement froid, un détail qui lui avait échappé au milieu de toutes les autres émotions de la journée, et la fumée de Giovanni, aussi menue soit-elle, lui donnait une impression de chaleur bienfaisante.
" Alors, vous devez être ravi du butin que nous avons ramené à la surface. Avez-vous déjà repéré des choses intéressantes ?"
Il se demanda s'il avait manqué le souper... sans doute que non, l'odeur se serait attardée, elle aussi.

[Taliesin]

-Beaucoup de choses intéressantes, oui, alors même que je n'ai pas pu tout observer en détail et que le renfort de mes collègues sera nécessaire. Il y a des armes et des armures pour les gens d'épée, des baguettes et divers ornements pour les lanceurs de sorts, des objets aux étonnantes propriétés pour les amateurs de curiosités... ainsi que de l'or et des gemmes pour remplir les caisses de la communauté. De son vivant, le Seigneur des Tombes devait être un personnage vraiment illustre, pour avoir amoncelé pareil trésor !

[Galathée]

" J'imagine que les parchemins que les enfants ont trouvé avec le phylactère nous en apprendront davantage..." dit le Luménien avec le sourire.
Il pouvait comprendre l'enthousiasme du barde, en l'occurrence. L'histoire de la région était méconnue et tout ce qu'on y dénichait était potentiellement riche en informations inédites.
Il entendit alors un léger raclement de gorge, comme si quelqu'un voulait s'annoncer sans oser le faire, et le pan de toile s'ouvrit sur Hubert. Ce dernier avait toujours sa mine à faire peur, et il avait retiré sa cotte de mailles pour révéler une chemise matelassée dans un état dramatique, imprégnée de poussière, de sang et de sueur. Sans doute l'épouvante du Luménien dut-elle se lire sur son visage car le paladin s'empourpra. Il déposa ses fontes sur le sol, puis demeura debout à l'extérieur.
" J'ai fait venir de l'eau. Et le repas va arriver, aussi." dit-il pour se défendre.

[Taliesin]

L'expression de l'ancien aubemestre fit rire Giovanni aux éclats, et il lui fallut quelques secondes pour s'en remettre.
-Allons, entrez donc, Hubert ! Sans être dans le même état que vous, je ne suis pas très reluisant. Et puis, les consignes sont claires : quiconque n'est pas de garde doit se trouver dans un chariot !
Se tournant vers le Luménien, il ajouta :
-Toujours opposé à l'encens, Albérich ?

[Galathée]

" Oui. Mais si vous aimez ça, allez-y... Je n'étais pas incommodé par l'odeur, juste par la... la vision, je suppose."
Hubert parut encore plus embarrassé et se cala dans un coin. Il retira sa chemise et l'inspecta avec une grimace, avant de la jeter dehors. Malheureusement, la tunique qu'il portait en dessous n'était pas dans un meilleur état, déchirée au flanc droit et dans le dos, imprégnée d'un sang devenu noir, signe que comme l'avait supposé Albérich, le paladin avait été blessé et s'était soigné. La mine résignée, Hubert ôta également cette dernière couche, lui faisant prendre le même chemin que la chemise, et révéla sa peau très blanche, marquée elle aussi des stigmates de la journée. Il baissa les yeux sur son côté, s'humecta les doigts pour frotter le sang séché et regarder ce qu'il y avait en-dessous, avant de se figer brusquement. Albérich s'empourpra en se détournant, surpris dans son examen, et s'éclaircit la gorge.
" Etienne m'a dit que la communauté devrait prendre une décision sur la répartition des richesses du tumulus demain..."

[Taliesin]

-Pourquoi n'ai-je pas prévu le coup ? Pourquoi n'ai-je pas préparé mon matériel ? gémit théâtralement le barde qui n'avait rien manqué du spectacle.
Lorsqu'Albérich s'adressa à lui, il prit une mine outrancièrement coupable.
-Heu... Vous disiez ? Ah oui, la répartition du trésor... Et bien, effectivement, selon nos statuts, c'est à la communauté de trancher. Ce sera l'occasion de tester ce système de vote par écrit que Marthe a prévu au cas où il nous faille nous prononcer sur un point important durant le trajet... On verra ce que ça donne.

[Galathée]

Albérich se sentit embarrassé pour Hubert. Après tout, le paladin n'avait fait que se changer, comme ils le faisaient tous, continuellement, mais depuis qu'il avait réfléchi à la question, et identifié sa pudeur, il voyait les choses d'une autre manière.
" Elle ne m'en a pas parlé, dit-il, cependant. Je suis curieux de voir ça, moi aussi."
Il n'osa pas regarder en direction de son ami qui devait attendre l'arrivée de l'eau chaude avec impatience. Comment il pouvait supporter le froid ambiant à moitié nu était un mystère.
Hubert s'éclaircit la gorge.
" Hum. Est-ce que l'un de vous deux pourrait se rendre utile et venir jeter un oeil sur mon dos ? demanda-t-il d'un ton presque dégagé. J'ai pris un coup mais je n'arrive pas à le toucher... et pas à le voir, évidemment. Je voudrais savoir si je dois encore me soigner ou si ça va se résorber spontanément..."
Albérich regarda vers Giovanni, mais il paraissait logique que, vu son ancienne profession, ce soit lui qui s'en charge, aussi se leva-t-il pour répondre à la sollicitation du paladin. Il ne put s'empêcher de grimacer devant ce dos noir de sang séché.
" Il faut attendre l'eau. Je n'y vois rien dans ce massacre.
— Merci de ne pas insister.
— Pardon."
Albérich se rassit à proximité. La blessure se trouvait manifestement quelque part sur l'omoplate gauche, mais la couche brune et pestilentielle qui la couvrait pour l'heure la rendait invisible.
" Tu as encore mal ?
— C'est un peu ankylosé, dit le paladin en faisant jouer le muscle de son épaule.
— Ne force pas, alors. Si les tissus sont déchirés, il vaut mieux ne pas les malmener.
— Ce sera réglé demain de toute façon.
— Mais j'imagine que tu as envie de bien dormir."
Hubert acquiesça dans un soupir.

[Taliesin]

Le repas arriva en premier. Copieux, il se composait de pain, de viande séchée, de fromage, de pommes et surtout d'une soupe dont l'appétissant fumet leur mit instantanément l'eau à la bouche et qu'ils se hâtèrent d'avaler.
L'eau chaude vint ensuite. Sans attendre d'avoir fini de manger - les aliments ne risquaient pas de refroidir, eux -, le barde frissonnant procéda à de rapides mais méticuleuses ablutions, se changea puis s'enfouit à nouveau sous ses couvertures où il acheva de se sustenter. Il n'avait pas englouti la dernière bouchée depuis cinq minutes que déjà ses yeux papillonnaient.

[Galathée]

Hubert interrompit également son repas pour profiter de l’eau chaude. Le Luménien laissa leur intimité aux deux hommes en ouvrant un livre sur ses genoux, qu’il compulsa entre deux bouchées. Comme il restait un peu d’eau propre au terme de leurs ablutions, il se débarbouilla ensuite rapidement. Il finit par retourner inspecter ce fameux dos, qui avait retrouvé une couleur normale. Il y avait effectivement une marque rouge, longue de deux pouces, en travers de l’omoplate gauche. La plaie était refermée, mais fragile et douloureuse au toucher. Il n’y avait pas trace d’infection ; peut-être les paladins y étaient-ils immunisés, tout simplement.
« Tu devrais te soigner demain. Quelques jours de repos suffiraient, mais comme tu n’y as pas droit… Dès que tu vas bouger le bras, tu vas mobiliser le muscle, et il ne guérira pas. »
Hubert parut sortir d’un songe et acquiesça un peu distraitement aux paroles du Luménien. Il était manifestement en train de s’endormir. Ils terminèrent donc rapidement de manger, puis se mirent au lit, soufflant leur bougie quelques minutes seulement après que le barde ait glissé dans le sommeil.
Sa respiration, tranquille, emplissait le chariot d’un murmure apaisant, amplifié par la toile tendue tout autour d’eux. Albérich entendit Hubert bouger, puis soupirer. Lui-même se sentait étrangement calme et étrangement las. Après plusieurs nuits loin du paladin, il retrouvait le flux invisible de son aura avec un bonheur teinté de tristesse. Il aurait voulu être capable de générer lui-même cette énergie formidable et chaleureuse, l’empreinte d’un dieu, dont son organisme ne voulait pas se passer. Comme une drogue merveilleuse, indispensable, dont il se gorgeait pour apaiser un manque perpétuel…
« Est-ce que tu veux m’en parler, maintenant ? » demanda-t-il finalement, les yeux perdus dans les ténèbres au-dessus de lui.
Hubert soupira derechef.
« Je sais ce que tu vas dire.
— Quoi ?
— Que je ne dois pas m’en vouloir. Que j’ai fait ce que je pouvais. Que personne ne m’en tient rigueur, ni à Robert. Mais c’est faux. Ou stupide. Les gens devraient nous en tenir rigueur. Nous avons agi comme des crétins, nous avons failli en payer le prix fort. Non seulement nous aurions pu mourir, mais par notre faute, Alban aurait pu y rester. Si encore il n’y avait eu personne pour nous accompagner… Mais nous avions l’embarras du choix. »
Il se tut une seconde puis reprit.
« Nous n’avons aucune excuse. Si j’étais soldat sous les ordres d’un homme ayant commis pareille erreur… c’était de l’orgueil, Albérich… de l’orgueil et de la folie… Je ne lui ferais plus confiance. Les véritables chefs se révèlent dans l’urgence, et dans l’urgence, nous nous sommes comportés comme des abrutis. Robert a été bouffé par l’émotion, et j’ai été incapable de le voir et de l’empêcher d’agir de la sorte. Il a des circonstances atténuantes, moi pas. Non. Il n’y a pas d’excuse et pas de réparation possible. Tu vas dire que je vais sûrement apprendre de cette erreur, mais je n’en sais rien, en fait. Je ne suis plus taillé pour cet univers d’extrêmes. Je suis un soldat de ville, habitué à des défis mineurs, dans des lieux balisés. Je ne suis pas capable d’occuper la place que ces gens m’imaginent. Je suis un imbécile. »
Albérich demeura un moment stupéfait par ce déferlement. Hubert avait manifestement ressassé tout ça depuis des heures et il avait suffi d’un appel d’air pour qu’il s’embrase. Il se garda bien de minimiser les choses ou de le contredire, ça n’aurait servi à rien. Le paladin avait besoin d’extérioriser et le Luménien le sentait imperméable à toute raison.
« Que vas-tu faire ? » demanda-t-il, simplement.
Le paladin resta silencieux, puis Albérich l’entendit souffler entre ses paumes.
« Je vais servir, Albérich, c’est mon métier. Mais je le ferai loin des responsabilités et des prises de décision. Je suis un homme d’armes valable, quand on tempère mes impulsions. Je n’étais chef de rien, du temps de Luménis. Si je dois apprendre une chose de cette affaire, c’est à reconnaître mes limites et à ne pas les dépasser. Je suis paladin, certes, mais ça ne fait pas de moi un stratège. Je me rendrai utile auprès de la communauté jusqu’à ce qu’elle soit établie et protégée. Ensuite… ensuite, nous verrons. Vu comme sont engagées les choses, je serai probablement un très vieil homme de toute façon, et ma vie aura été bien remplie. »
Albérich ne dit rien. Il comprenait le sentiment d’Hubert, même si les conclusions qu’il en tirait étaient démesurées. Il avait envie de lui dire qu’une erreur ne remettait pas toute une vie en question et ne devait pas déterminer l’intégralité du futur, mais il pensait aussi que le paladin était effectivement dépassé par les impératifs de sa vocation. Solarcis l’avait cadré, en ne lui opposant que des menaces humaines. Son impulsivité était désormais dangereuse.
Et pourtant, il aurait voulu trouver quelque chose à dire pour l’apaiser. Car en dépit de tout, il avait confiance en lui. Et il n’aurait pas voulu que le feu s’éteigne sous la crainte de mal faire. La témérité était une chose, la couardise une autre. Hubert s’était brûlé et il risquait de ne plus rien oser. Or il était paladin. Et les paladins ne peuvent pas se contenter de demi-mesures.
« Je me sens minable, dit-il.
— Allons…
— Je suis un crétin, doublé d’un incapable. Ma présence… »
Il bougea, froissant sa couverture.
« Je n’ai servi à rien. J’ai soutenu le projet d’un dément, la cavalerie est arrivée et… la cavalerie a sauvé le monde.
— Ce qui est le principal.
— Bien sûr. Et je leur en suis immensément reconnaissant. Mais c’est difficile à… à intégrer. »
Albérich se redressa et le chercha dans le noir, trouva un coude, le serra.
« Tu es vivant, c’est tout ce qui compte.
— L’honneur…
— … est une valeur secondaire chez le paladin lathandrite. Ce qui compte, c’est ce que tu feras demain.
— Je suis fatigué, Albérich.
— Je sais. Et je pense qu’une bonne nuit de sommeil te fera du bien.
— Ça ne changera rien à ma décision. Robert est un homme de feu. Il a besoin de quelqu’un de plus stable pour le tempérer. Nous nous ressemblons trop. Je lui ai failli… »
Sa voix se cassa brusquement et le Luménien se tendit.
« Et je t’ai failli à toi aussi, et je ne peux pas me le pardonner. C’est la troisième fois que je te faillis, déjà, et nous ne nous connaissons que depuis quelques mois… »
Albérich demeura stupéfait un moment.
« Me faillir ? Mais de quoi parles-tu ? souffla-t-il.
— Je t’ai failli à Solarcis, quand les bandits de Mortesaison t’ont attaqué…
— Je suis sorti sans t’en avertir, comment aurais-tu pu faire quoi que ce soit ?
— Et je t’ai failli en m’écrasant devant Béranger, en te jetant dehors de la ville, sans même t’offrir mon soutien, et… »
Lathandre, songea Albérich, pourquoi est-ce que ces choses doivent ressortir maintenant ?
« Hubert, je crois que tu mélanges tout. Et que tu es très fatigué. Je ne vois pas en quoi tu m’as failli aujourd’hui.
— Je t’ai dit que je reviendrais.
— Et tu es revenu. Et tu vas encore pouvoir jouer le garde du corps pendant des mois, imagine ça ! Et je vais rester la demoiselle en détresse effarouchée qui a besoin de son grand chevalier. »
Hubert se tut.
« Qu’est-ce que tu racontes ?
— Rien. Sinon que tu ne m’as pas failli. Tu es là, tu es vivant, nous repartons demain, et nous avons besoin de sommeil, tous les deux.
— J’avais dit que je te protégerais.
— Et je t’ai déjà dit ce que j’en pensais, alors si tu veux bien en rester là…
— C’est ma mission.
— Arrête, tu veux. Va protéger Gabriel.
— Ce n’est pas la même chose.
— Oh je sais… »
Il n’avait pas besoin d’être protégé, lui, évidemment. Ils demeurèrent tous deux silencieux un instant, puis Albérich ne put s’empêcher de sourire.
« J’ai une idée.
— Une idée ?
— Pour te rattraper. »
Hubert bougea dans son lit, Albérich le devina redressé sur un coude.
« Tu vas me promettre d’aller parler avec Robert et d’écouter ce qu’il a à te dire. Sérieusement. Avant de lui balancer toute ta culpabilité au visage.
— Mais ça n’a rien…
— Ça m’est égal. Fuir ses responsabilités, ce n’est pas assumer. Apprendre de ses erreurs, c’est le principe de base de la philosophie lathandrite, pour qui veut bien regarder au-delà des grandes phrases. Tu as eu une seconde chance. C’est un signe. Ecoute Robert. S’il te vire, alors, je m’écraserai. Sinon… Sinon tu es prié d’être ce que tu es. Un paladin du Dieu de l’Aube. Quelqu’un qui va vers l’avant, pas vers l’arrière. »
Hubert ne répondit rien pendant un moment.
« Je ne peux pas te promettre…
— Alors je ne te pardonnerai pas. »
Hubert se recoucha et gémit.
« Misère, tu es dur !
— Non. Tu es mon garde du corps, soit. Mais alors je serai ta conscience.
— Ma conscience ?!
— Tu ne trouves pas que je fais une chouette conscience ?
— Tu racontes n’importe quoi, Albérich Megrall.
— Comme ça nous sommes deux. »
Hubert ne put s’empêcher de rire et Albérich sourit dans le noir.
« Dors maintenant. »
Le paladin soupira.
« Merci.
— De rien.
— Bonne nuit.
— Toi aussi. »
Albérich écouta Hubert s’apaiser. Sa respiration se tempéra petit à petit, il bougea une fois, une seconde, de plus en plus lentement, jusqu’à s’immobiliser. Il songea que le retour à une vie sans attaches s’avérait plus difficile qu’Hubert ne l’avait probablement prévu, et que l’image qu’il avait de lui-même devait s’ajuster peu à peu. A bien y réfléchir, il était passé du giron de sa famille, au cocon de la commanderie, puis à la garde de Solarcis, avec seulement quelques mois d’errance entre deux, qu’Albérich devinait particulièrement chaotiques. Ce n’était pas beaucoup pour toute une vie. Hubert n’avait pas l’habitude d’être libre et donc pas l’habitude de tomber. Emerveillements et déconvenues. C’était le propre de la réalité. Il s’y ferait avec le temps. Le Luménien bâilla, se retourna, prit une profonde inspiration qu’il imagina plein de poussière lathandrite, puis glissa à son tour dans les bras de la nuit. L’aube viendrait bien assez tôt.

[Taliesin]

Elle vint instantanément. Ou du moins en eut-il l'impression.

-Debout, augustes membres de l'académie,
Le temps est venu de sortir de vos lits !
Accueillez comme il se doit votre petit déjeuner,
Et si vous en ressentez le besoin, sortez !
Mais hâtez vous car, dans vingt minutes comptées,
Du départ le signal sera donné !

Edgar, éternel clairon de l'aurore.
-C'était bien, non ?
-Sauf ton respect, sergent, tu as encore des progrès à faire.
-Monte leur donc leur plateau, au lieu de critiquer une œuvre dont tu n'as pas su saisir l'esthétique sublime !
Un soldat écarta le pan de toile qui fermait le chariot, et la lueur du petit matin envahit les lieux.
Autour d'Albérich, un certain paladin et les académiciens au grand complet s'agitèrent, grommelèrent.

[Galathée]

Hubert fut le premier dehors. En le voyant fuser hors de ses couvertures, s'habiller en un clin d'oeil, puis sortir sans même jeter un regard en direction du plateau du petit-déjeuner, Albérich ne put s'empêcher de se demander s'il n'était pas affecté par le cycle du soleil de manière un peu surnaturelle. Déprimé au crépuscule, bouillant d'énergie à l'aurore, le repos semblait lui avoir fait du bien en tout cas. Ou alors il devait vraiment se soulager.
Lui-même avait plutôt l'intention de s'installer durablement dans ses couvertures : il n'était attendu nulle part. Il décocha un sourire amical mais vaseux au reste des membres de l'Académie qui émergeaient autour de lui, notamment les vaillants veilleurs, puis entreprit de servir une tasse de thé à chacun. Sauf à Rebecca qui semblait avoir pris la décision de ne pas bouger d'un poil : il n'allait pas la blâmer.

[Taliesin]

A l'extérieur, quelques instants avaient suffi à Hubert pour rattraper le sergent.
-Vous n'avez même pas pris le temps de déjeuner, mon capitaine... constata celui-ci. Si nous ne remédions pas rapidement à cette situation, vous allez vous faire tirer les oreilles, et moi également... Je veillerai donc à ce qu'on vous apporte quelque chose à grignoter.
Il lui sourit.
-Vous avez bien dormi, j'espère ?

[Hubert de Maleval]

" Comme un loir. J'espère que toi aussi."
Décidément, il détestait ces réveils en dernière minute. Il n'allait à nouveau pas avoir le temps de prier. Un élancement dans l'épaule lui rappela cependant qu'il devait se soigner. Cela pouvait attendre.
" Comment les choses s'organisent-elles ? Qui supplée à Robert à l'arrière ? Mattias ?"

[Taliesin]

-Personne ne supplée le général, car le général a déjà repris ses fonctions.
Son sourire s'élargit.
-Il s'est réveillé il y a deux bonnes heures. Quelques minutes plus tard, il entamait une violente dispute avec dame Agnès, violente dispute qui a réveillé tout le voisinage. Mais ils ont fini par parvenir à un accord. Messire Robert assumera bien ses fonctions, non depuis son destrier, mais depuis le banc du cocher d'un chariot. Le premier chariot du train de bagage. Il a pour consigne de n'en pas bouger, de ne monter en selle qu'en cas d'absolue nécessité.