[Lieu] Une route oubliée

[Hubert de Maleval]

" Bon, mais alors je vais attendre avant de m'installer, fit le paladin. Je vais bouquiner dans un coin."
Il se hissa à l'intérieur du chariot, déposa ses fontes et chercha le livre en question.
" Mais j'espère que les instituteurs ne vont pas faire la bringue toute la nuit. Je suis censé me reposer et si c'est pour aller me coucher au milieu de la nuit parce que je dois attendre leur bon vouloir, honnêtement, l'intérêt est très limité."

[Taliesin]

-Il y a quelques temps encore, nous nous couchions relativement tard, c'est vrai. Mais cela a bien changé depuis qu'Albérich nous a rejoint. Comme il tient absolument à travailler d'arrache-pied sitôt l'aube venue, il nous accorde, disons... trente secondes de détente après le repas, puis nous berce de lectures soporifiques qui nous envoient au pays des songes en moins de temps qu'il 'nen faut pour le dire. De surcroît, il est impératif que je prenne du repos pour subir mon calvaire, demain... Bref, vous n'avez pas à vous en faire.
Avisant le paladin sortir son épais volume, il sourit à nouveau.
-Vous êtes un fin stratège, Hubert. Un très fin stratège.

[Hubert de Maleval]

Le paladin eut un sourire.
" Je crains que vous ne m'imaginiez plus futé que je ne le suis en réalité. Je dois vraiment lire ce livre. Cela dit, si vous pensez qu'un peu d'encre sur les doigts et une pile de notes pourraient m'éviter l'épreuve qu'on me réserve, je suis prêt à faire une entorse à mes principes... Les paladins sont censés être honnêtes en toutes circonstances, mais Lathandre sait que si les motifs sont nobles, on peut parfois contourner les règles. Or, mon sommeil est très certainement plus utile à la communauté que... je ne sais quelle dissertation sur les méfaits de la violence on va essayer de me faire écrire."

[Taliesin]

-Je suis au regret de vous annoncer que vous ne pourrez échapper à l'épreuve, quoi que vous tentiez. Et si vous en rajoutez trop dans la comédie, cela ne fera qu'empirer votre cas. Il est donc plus prudent que vous vous contentiez de lire ce...
Le barde se tut.
-Les voilà... chuchota-t-il. Je vous souhaite bon courage et je vous assure de tout mon soutien, même s'il me sera interdit de le montrer...
On entendait effectivement des pas, à l'extérieur. Quelques instants plus tard, les trois instituteurs, Marthe et Albérich faisaient leur apparition.
-Ah, je savais bien qu'il serait là... dit Agathe. Rebecca, ferme la porte à clef. Philibert, sors les chaînes !

[Hubert de Maleval]

Hubert déposa son livre avec une grimace blasée. Il n'était pas le moins du monde surpris. Il croisa le regard d'Albérich qui lui sourit doucement avec un léger haussement d'épaules. Manifestement, le Luménien n'était pas dans la combine, c'était déjà ça de pris. Un instant, le paladin songea signaler aux institutrices qu'il était armé et qu'il pouvait facilement se découper un passage dans la toile du chariot pour s'enfuir, mais ça n'aurait sûrement pas arrangé son cas. Il décida de s'efforcer d'être conciliant.
" Bon, Giovanni m'a dit que je devais passer une épreuve pour pouvoir dormir ici. J'ai d'autres possibilités, à vrai dire, mais je dois vraiment me reposer. Alors si ça pouvait se régler rapidement, ça m'arrangerait bien."

[Taliesin]

-Ne vous inquiétez pas. Ce n'est pas la première fois que vous vous tenez en ce chariot, ce qui signifie que, par la force des choses, vous êtes déjà en partie l'un des nôtres.
-Reste à voir si vous êtes digne de le rester...
-Oui. Tout le monde sait que vous êtes un formidable homme d'épée. Mais vous allez devoir nous prouver que vous pouvez aussi être, parfois, un homme de lettres digne de ce nom.
-C'est pourquoi il vous faut, séance tenante, déclamer un poème en l'honneur de chaque membre de cette auguste assemblée.
-On avait parlé d'un seul poème...
-Philibert, tu étais d'accord ! Tu ne vas pas changer d'avis maintenant !
-J'ai dit que j'étais d'accord uniquement s'il n'y avait pas moyen de vous faire changer d'avis.
-Et bien, il n'y a pas moyen. D'autant que six poèmes, ça n'est pas la mer à boire.
-En plus, ils n'ont pas besoin d'être très long. S'ils sont similaires à celui que nous a offert Edgar ce matin, cela ira très bien.
Marthe, qui se garda d'intervenir, adressa malgré tout un sourire mi-désolé, mi-amusé au paladin.

[Hubert de Maleval]

Hubert demeura muet de stupeur, puis sentit le poids de la défaite glisser sur ses épaules. Il s'était attendu à quelque chose de rude, mais pas à ce point-là ! Trouver une première rime lui prendrait déjà une bonne heure, alors en multipliant la chose par le nombre de personnes présentes... Non. Il devait dormir. Il se tourna cependant vers Marthe et Albérich.
" Vous avez dû faire un truc pareil pour avoir accès à cette Académie, vous autres ?"
Le Luménien secoua la tête avec une moue embarrassée.
" J'imagine que nos... états de service étaient suffisants."
Le paladin se tourna vers les instituteurs en leur souriant, sans amertume.
" Je vais aller dormir avec mes semblables. C'était un plaisir et je vous souhaite la bonne nuit."
Puis, sans attendre, il récupéra ses affaires — qu'il se félicita de ne pas avoir déballées — et se glissa vers la sortie.

[Taliesin]

Mais, lorsqu'il passa près d'elle, Marthe lui saisit doucement le bras, l'empêchant de quitter le chariot.
-Allons, Hubert...
-Je vous avais prévenues que vous y alliez trop fort...
-Dites, n'avait-on pas accepté le principe, il y a longtemps, que chaque Académicien avait le droit d'inviter en ces lieux une personne de son choix ?
-C'est vrai.
-Tout à fait. De surcroît, il me semble qu'Albérich ne s'est toujours pas acquitté de son épreuve d'admission, ce qui ne nous a pas empêchés de l'accueillir à bras ouverts.
-Oui...
-J'ajouterai pour ma part que nous avons besoin de notre paladin au mieux de sa forme, que l'Académie est paisible et confortable, contrairement à la tente des chevaliers, et qu'en l'admettant en nos murs, nous rendrons service à toute la communauté.
-Exactement !
Les instituteurs acquiescèrent en chœur.
-Reposez donc vos bagages et reprenez place sur nos confortables coussins, conclut Giovanni. Et oubliez ces poèmes. Du moins... Dans l'immédiat.

[Galathée]

Hubert parut à moitié convaincu mais il ne voulait manifestement pas faire un esclandre, aussi revint-il en arrière. Albérich lui fit signe de s’asseoir et il le rejoignit.
« Merci, je n’oublierai pas votre mansuétude. » dit-il avec un sourire fatigué.
Il entreprit ensuite d’ôter ses bottes.
« Tu ne vas pas pouvoir dormir tout de suite… Nous devons d’abord voter, dit le Luménien.
— Voter ?
— Pour la répartition du butin. »
Le paladin retira sa cotte de mailles puis dégrafa sa chemise matelassée.
« Je sens que je vais te faire procuration. Tu veilleras sûrement à mes intérêts. Après tout, tu es ma cons… »
Le Luménien écarquilla des yeux scandalisés et Hubert rit comme un gosse avant de continuer à se déshabiller.
« Je devine que tu es toujours le second de Robert, alors, murmura Albérich.
— Toujours, oui.
— C'est bien.
— Merci pour hier. Tu n'es pas étranger à cette décision. »
L'ancien clerc se contenta de sourire, heureux d'avoir pu venir en aide à son ami.

[Taliesin]

Quelques minutes plus tard, il y eut du bruit au dehors et Ignace sollicita la permission d'entrer. Il était accompagné d'un solide palefrenier tenant un tonnelet au couvercle cloué.
-Veuillez m'excuser pour le dérangement, mais nous sommes en train de procéder aux opérations de vote concernant la répartition du trésor découvert dans le tumulus... expliqua l'intendant. Le conseil a établi cinq propositions, un numéro correspondant à chacune d'entre elles. Pour voter, il vous suffit d'inscrire le numéro de la proposition qui vous convient sur un morceau de papier que je vais vous remettre, puis de glisser celui-ci par la bonde du tonneau. Si aucune des options ne vous satisfait, vous êtes libres d'en suggérer une autre.
Il leur tendit un encrier, des plumes et les morceaux de papier promis, ainsi qu'un parchemin où figuraient les choix possibles. Puis il énuméra ces derniers à voix haute.
-1 : la totalité du trésor doit être répartie entre ceux ayant participé à l'expédition vers le tumulus. 2 : Les membres de l'expédition peuvent prendre ce que bon leur semble dans le trésor, le reliquat allant à la communauté. 3 : Les membres de l'expédition peuvent prendre ce que bon leur semble parmi les objets du trésor, le reliquat et l'entièreté de l'or et des pierres précieuse allant à la communauté. 4 : l'ensemble du trésor va à la communauté qui, pour récompenser ceux qui l'ont découvert, offrira à chacun d'entre eux un objet lui correspondant ou lui plaisant particulièrement. 5 : l'ensemble du trésor va à la communauté, qui répartira les objets en fonction des besoins, sachant que lesdits objets ne seront que prêtés et resteront sa propriété.

[Galathée]

Albérich n'hésita pas longtemps et opta pour la cinquième proposition. Il aurait sans doute pu proposer une version un peu adaptée, mais il ne voulait pas rendre le travail du conseil plus complexe alors qu'ils avaient bien d'autres soucis en tête. Ce n'était finalement pas très important. Il trouvait un peu dommage que les partisans de chaque proposition n'aient pas eu l'opportunité de s'expliquer devant l'assemblée, mais là encore, la chose était peu fonctionnelle, et le sujet trivial. Mais c'était une question intéressante : à partir de quel niveau, sur quel critère décidait-on de la nécessité d'organiser une consultation publique, en plusieurs étapes ? Il se fit une note mentale d'en parler à Marthe et d'y réfléchir.
Son choix étant fait, il replia son papier et le glissa dans le tonneau. Il nota alors qu'Hubert l'espionnait maladroitement et il lui retourna un regard faussement contrarié.
" Et le secret du vote ?!
— Je n'ai rien su lire." se défendit le paladin en levant les yeux au ciel.
Il griffonna quelque chose sur son propre morceau de parchemin et l'ajouta à la manne du palefrenier, avant de retourner à ses préparatifs de nuit.
Albérich était prêt à parier que la communauté se prononcerait en faveur de la proposition 4 : généreuse mais raisonnable. C'est ce qu'il aurait espéré, en tout cas, s'il avait été conseiller. Le résultat serait une bonne information de l'état d'esprit du groupe...

[Taliesin]

Lorsque tous les occupants de l'Académie roulante eurent glissé leur morceau de papier dans le tonnelet, Ignace fit circuler une liste où figuraient leur noms, en demandant à chacun de signer à côté du sieni pour attester qu'il avait bien voté.
-Merci beaucoup, dit enfin l'intendant. Marthe et moi-même procéderons au dépouillement demain dans la journée, sous la surveillance de cinq assesseurs choisis au hasard parmi les membres de la communauté et n'étant, pour des raisons pratiques, ni cochers ni membres de l'escorte. Le résultat sera annoncé le soir venu.
Il leur souhaita la bonne nuit et se retira.

[Galathée]

Au moment où Albérich entama sa lecture du soir, il réalisa qu’Hubert dormait déjà. Le paladin s’était emmitouflé dans ses couvertures aussitôt Ignace sorti, et son épaule montait et descendait avec une régularité révélatrice.
Tout en entretenant le reste de l’assemblée des principes de base de l’entretien de la ferrure d’un mulet montagnard, à mi-voix, il ne put s’empêcher de se réjouir des résultats de la discussion que le paladin avait eue avec Robert. Hubert était un être solaire, les ruminations et les ténèbres n’étaient pas pour lui, et Albérich avait besoin que quelqu’un continue à porter la lumière. Il avait pensé que les circonstances pousseraient l’ancien capitaine à trouver un refuge exclusif auprès des militaires mais ce n’était pas ce qui était en train de se passer. Non. Hubert revenait inlassablement vers lui. Ou vers quelqu’un d’autre, tout bien réfléchi… S’était-il épris de Rebecca ? Ils avaient une relation orageuse et le paladin semblait ne pas bien supporter les agaceries que l’institutrice inventait pour le faire bisquer. Ce qui pouvait être un signe. S’il était intéressé, cela dit, Hubert était discret… Ce qui ne lui ressemblait pas.
En réalité, une autre explication, peut-être plus probable, peut-être plus formidable, peut-être plus étrange, était simplement que l’amitié que la nécessité les avait amenés à construire à Solarcis était partie pour durer. C’était imprévu. C’était bienvenu. Et Albérich savait qu’il en tirait une force utile, la force de se lever le matin et d’affronter. Thibault ou Marcus auraient sans doute pu remplir un rôle similaire, mais ils n’étaient pas là, et les souvenirs ne suffisaient pas face à l’adversité.
Peut-être était-ce Lathandre qui lui avait envoyé Hubert. Ou Tymora. Ou peut-être était-ce le hasard de l’existence humaine, négligée par les dieux. Ça n’avait pas grande importance, c’était précieux, et le Luménien savait qu’il ne tenait qu’à lui de nourrir et préserver ce qui était.
Il se tut et réalisa que l’assistance entière s’était endormie. Il leur avait lu près de dix pages de maréchalerie sans leur laisser l’opportunité de protester. Il faudrait qu’il songe à s’excuser le lendemain, même si, pour une fois, la méthode avait été diablement efficace. Il constata qu’il restait encore plus de quarante pages dans l’opuscule et se réjouit d’avance de pouvoir réutiliser ce somnifère dès le lendemain. Il souffla la bougie, retira un des coussins qu’il avait dans le dos, puis se pelotonna sous sa couverture. Il demeura un instant éveillé dans le noir, à écouter les respirations autour de lui. Baigné par l’aura bienfaisante du paladin, bercé par ces souffles de vie, il se sentit immensément bien, et soulagé d’être là, simplement. Un an plus tôt, il errait seul dans les ténèbres, persuadé que la mort serait le seul apaisement possible aux tourments de son âme. Et pourtant, quelque chose tout au fond de lui n’avait pu se résigner. D’autres l’avaient épaulé, à Combeloup, à Eredhun, à Solarcis, maintenant ici, au milieu de nulle part, dans cette communauté improbable. Il ne fallait pas penser trop loin, pas projeter, ce n’était pas nécessaire. Chaque jour valait la peine d’être vécu pour lui-même. Et juste là, dans l’obscurité de cette nuit glaciale, il était heureux. Il profita de la sensation jusqu’à ce que le sommeil l’emporte vers des rêves tranquilles.

[Taliesin]

-DEBOUT LÀ-D'DANS !
Un cor de guerre. Non, une voix claironnante, simplement.
Celle d'Edgar, évidemment.
-Je veux pas savoir si le rite d'admission du capitaine à duré des heures ! Peu m'importe si vous avez célébré ce recrutement en parlant littérature ou nu artistique jusqu'à il y a cinq minutes ! Si vous avez faim, vous avez intérêt à rallier le centre du camp fissa ! Sinon, tant pis pour vous !
Autour d'Albérich et d'Hubert, les récriminations ne tardèrent pas à fuser.
-Je vais le tuer. Dieux, je vais le tuer.
-T'as intérêt à le faire. Sinon, je le pousserai dans la première mare venue histoire qu'il ait une extinction de voix.
-Hors de question que je me lève. Allez me chercher un plateau.
-A moi aussi. Mais ne me le donnez que dans quatre heures. Et veillez à ce que le thé et le gruau restent chauds.
Marthe, elle, ne dit rien : elle se préparait déjà.

[Galathée]

Albérich émergea tranquillement et s’étira avec un bâillement. Il faisait rudement froid et il était tentant de rester calfeutré sous ses couvertures. A ses côtés, Hubert bondit hors de sa couche comme s’il avait le feu aux fesses. Le Luménien le regarda filer sans se formaliser : c’était en train de devenir une habitude. Il s’habilla à son tour, avec promptitude pour ne pas geler entre deux chemises, puis rejoignit Marthe qui s’apprêtait à sortir.
« Je vais voir si je peux vous ramener quelque chose... dit-il à ceux qui avaient décidé de ne pas se lever. Mais c’est à charge de revanche ! »
Il se sentait étrangement ankylosé, encore, comme s'il avait dormi des mois et d'un sommeil de plomb. Mais ce n'était rien qu'une bonne tasse de thé ne puisse solutionner...

[Taliesin]

La déclaration de l'ancien clerc provoqua un concert de remerciements et de louanges auquel Marthe mit rapidement fin.
-Vous êtes très gentil, Albérich, mais il est hors de question que les choses se passent ainsi, car ce serait un fâcheux précédent. Si l'on s'aperçoit que vous apportez des plateaux à nos marmottes pour leur éviter de se lever, le phénomène va se répandre comme une traînée de poudre. Les membres de l'Académie doivent donc aller déjeuner comme tout le monde ou jeuner.
-Quelle traîtrise ! protesta Agathe, indignée.
-Au contraire : en m'opposant à cette idée, je m'expose à vos foudres tout en vous rendant un fier service. Car le conseil ne manquerait pas de sanctionner sévèrement les responsable de cette catastrophe en les obligeant, par exemple, à donner un coup de main à Gabriel.
-Je vais déjà y avoir droit, à ça, alors bon... maugréa Giovanni.
-Et pour ce qui est de jouer les sentinelles ?
-Heu...
-Allez, debout !
Et ils s'exécutèrent, bon gré, mal gré.

[Galathée]

L’ancien clerc se garda bien d’intervenir dans cet échange, secrètement désolé pour les deux paresseux, mais encore trop peu réveillé pour y réfléchir davantage. La communauté avait ses règles, le conseil ses pouvoirs, et les malheureux semblaient le craindre. Ainsi soit-il.
Une fois ses bottes enfilées, il sauta hors du chariot et prit la direction de la cantine, les mains dans les poches, s’émerveillant de la buée blanche que formait son souffle sur l’air froid.

[Taliesin]

De fait, il faisait froid. Très froid, même. Le ciel avait été envahi de nuages sombres, menaçants, et une bise glaciale soufflait en sifflant, plaquant ses vêtements contre son corps. Ces frimas n'avaient pas été sans conséquences. Lorsqu'il parvint sur la place, il la trouva déserte : de courageux matinaux avaient déplacé tables et bancs à l'intérieur de la tente désormais dévolue aux enfants, lui redonnant du même coup son ancien statut de cantine.
Il s'approchait de l'entrée lorsqu'il entendit des pas : Gabriel venait d'apparaître, sourire aux lèvres, teint rougi, emmitouflé dans un volumineux manteau. Manifestement, lui aussi venait pour déjeuner.
-Bien le bonjour, Albérich ! lança-t-il joyeusement en le rejoignant. Bien dormi ? Pas eu trop froid ? D'après nos amis rôdeurs, l'hiver a décidé de se rappeler à notre bon souvenir. Autant nous y faire, dès lors ! Le côté positif, c'est que recouvert d'une épaisse couche de neige immaculée, ces marais auront l'air moins sinistres...

[Galathée]

Albérich fut surpris d’être abordé par le Lathandrite mais l’accueillit d’un sourire frigorifié.
« C’est vrai… Espérons cependant que cela ne nous ralentira pas trop. Nous avons fait l’expérience d’un blizzard non loin de Solarcis, et j’en ai peu de bons souvenirs. Si nous demeurions enlisés dans la neige pendant des jours entiers… »
Il secoua la tête, songeant au discours qu’il tenait à un chantre de l’optimisme. Il entra rapidement dans la cantine aux côtés du jeune homme, histoire d’échapper au vent sous la toile.
« Mais j’ai eu tout à fait chaud jusqu’à il y a quelques minutes. Je n’avais pas réalisé que la température avait baissé à ce point pendant la nuit. Il faut dire que la promiscuité protège des frimas.»

[Taliesin]

-Les bonnes couvertures, les oreillers moelleux et les petits alcools de derrière les fagots en protègent bien aussi. Or, j'ai ouï dire que l'Académie était fort bien pourvue en ces trois domaines. Du coup, si mon propre chariot venait à me paraître trop glacial, je saurais où venir me servir. Mais, promis, je garderai le secret.
Il huma les bonnes effluves du petit-déjeuner et soupira d'aise. Il semblait d'excellente humeur.
-Quant à être bloqué dans la neige, je doute que cela arrive : nos magiciens pourront nous ouvrir la voie avec de belles boules de feu... Et qui sait si certains des objets magiques récupérés dans le tumulus ne s'avéreront pas utiles, à ce niveau ? D'ailleurs, je suis curieux de connaître le résultat du vote...

[Galathée]

Albérich ne put s'empêcher de sourire en imaginant les boules de feu ravageant le marais gelé pour leur frayer un passage, mais il se garda bien de faire le moindre commentaire. La nature environnante était hostile et il était bien logique qu'ils usent de tous les moyens à leur disposition pour s'en protéger. Ce n'est pas lui, avec son goût pour la broussaille, qui irait sans plaindre. Ce ne serait juste pas très discret.
Il revint à l'instant présent.
" Ah oui, le vote. Savez-vous quand les résultats seront annoncés ? J'imagine que le dépouillement va bien prendre la journée..."

[Taliesin]

-Il me semble que les résultats seront annoncés ce soir, au moment du repas. Quant à la distribution des objets, si elle est adoptée, ce dont je suis presque certain... Ce sera demain, sans doute. Vous avez déjà réfléchi à ce que vous voudriez, sachant qu'on ne vous laissera probablement pas ne rien choisir ?
Il y eut du bruit, derrière eux : les compagnons d'Albérich firent leur apparition sous la tente.
-Bonjour, Gabriel. Aurons-nous le plaisir de vous compter à notre table, une fois n'est pas coutume ?
-Heu... Ce serait avec plaisir, mais... Si je côtoie de trop près les gens de lettres de la Communauté, la jeune génération m'assimilera à eux et n'acceptera plus mon autorité...
-Oh, ce qu'il faut pas entendre !
-Tant pis pour vous. Mais interdiction de nous voler Albérich !

[Galathée]

" J'arrive dans une seconde." dit le Luménien, en souriant aux institutrices.
Il se tourna à nouveau vers Gabriel.
" Je ne peux pas jurer de la manière dont le vote va tourner, reprit-il. Et je n'ai pas vraiment fait attention à ce que nous avons remonté. Peut-être pourrai-je choisir quelque chose avant de le céder à quelqu'un qui en a davantage besoin que moi ?"

[Taliesin]

-Peut-être y aura-t-il quelque chose qui pourra vous être utile à vous et à personne d'autre ? Et puis, si la communauté décide que tous les membres de cette expédition méritent quelque chose, si elle choisit de leur offrir ce cadeau ou cette récompense, ne serait-ce pas discourtois de ne pas l'accepter ?
Il haussa les épaules puis rit.
-Ah, voilà que je me lance dans des débats philosophiques à peine levé ! Moi qui n'ai pourtant rien d'un intellectuel... Ah, vos amis m'ont contaminé, je suis perdu...
Les Académiciens, pour leur part, s'étaient déjà installés, réservant une place à l'ancien clerc.
-Mais je vais arrêter de vous faire perdre votre temps... reprit le Lathandrite. En plus, les consignes sont de se hâter, afin de pouvoir rallier le lieu de bivouac avant la nuit... Je vous souhaite une bonne journée, Albérich. Oh, et si vous pouviez rappeler à Maître Giovanni qu'il a promis de venir m'aider, à l'occasion, avec la jeune génération... Je vous en saurais gré.

[Galathée]

" Ne vous en faites pas, il l'a toujours à l'esprit." dit le Luménien avec une pointe de culpabilité.
Il n'avait pas oublié que le jeune Lathandrite cherchait désespérément des alliés dans sa lutte contre la marmaille.
" Bonne journée à vous, Gabriel."
Que Lathandre illumine chacun de vos pas.
Saluant le clerc, il rejoignit rapidement ses comparses de l'Académie. Hubert était invisible, sans doute était-il déjà en selle ou bien priait-il sous un arbre. Albérich s'assit et attrapa une tasse de thé, l'indispensable catalyseur de son réveil. Il se tourna ensuite vers ses voisins de table.
" Savez-vous pourquoi il y a si peu de clercs, dans la communauté ? J'aurais imaginé que pareille entreprise serait propre à en attirer plus que trois..."
Il regretta presque immédiatement d'avoir posé la question mais c'était trop tard pour la rattraper...

[Taliesin]

Tous les regards se tournèrent vers Marthe qui, une fois n'est pas coutume, aucun autre conseiller n'étant visible sous la tente, était restée en leur compagnie - quoiqu'elle se hâta de manger, sans doute désireuse de sortir rapidement pour pouvoir échanger un mot avec ses collègues avant que ne soit donné le signal du départ.
-Ce n'est pas une décision de notre part, répondit-elle. Sans doute nombre de temples ont-ils estimé qu'il n'était pas responsable de se priver de certains de leurs membres à un moment où l'aide de ceux-ci est particulièrement nécessaire, notamment pour penser les plaies laissées par la dictature... Il n'empêche, je m'étonne qu'il n'y ait pas eu au moins un Sunite d'Antelucas pour nous accompagner.
-La peur de se salir, peut-être ? intervint Rebecca.
-Billevesées ! Car après s'être sali, il faut prendre un bain, et les bains, c'est bien.
-N'empêche, c'est dommage : quelques prêtres supplémentaires, ç'aurait été rassurant.
-D'un autre côté, peut-être éviterons-nous ainsi d'éventuels conflits religieux : les Églises sont souvent en concurrence. Et puis, avec notre petit nombre de clercs de cultes différents, cela assure une certaine diversité sans donner une coloration trop religieuse à notre entreprise, ce qui est probablement plus prudent vu la proximité d'Ithilion...

[Galathée]

Il hésita. La pente était glissante, les choses étaient demeurées relativement neutres, ils pouvaient en rester là. De toute façon, les suggestions qu'il pourrait avoir à ce sujet étaient inutiles : ils étaient trop loin de Grand Estuaire, désormais, pour pouvoir faire un aller-retour sans risques, même en formant une petite escouade rapide et entraînée. Chaque homme était nécessaire et les dangers nombreux. Pourtant, avec le trésor qu'ils avaient découvert, embaucher quelques clercs supplémentaires, sur des bases purement financières, à la manière des mercenaires, n'aurait pas été difficile. L'absence d'un Tymoran dans leurs rangs était presque surprenante, et, Marthe avait raison, les Sunites étaient supposés oeuvrer à la découverte d'objets d'art enfouis. Convaincre un Milite, un Mystran, un Lathandrite supplémentaire, tout ça paraissait de l'ordre du possible, pour ne pas dire de l'aisé. Albérich ne pouvait pas s'empêcher de penser qu'il y avait eu une intention, là-dessous, même inconsciente. Peut-être que comme Elisa, Etienne avait fait de mauvaises expériences ou avait des préjugés. Il ne le blâmait en rien.
" Ithilion est vouée à Oghma et cherche une influence politique. Si la cité s'avère riche en vestiges anciens... et même dans le cas contraire... Pour peu qu'il s'y établisse un groupe et que celui-ci prospère... Ils viendront voir tôt ou tard."

[Taliesin]

-C'est certain. D'ailleurs, cela me surprend toujous qu'avant notre départ, nous n'ayons pas reçu la visite d'un clerc d'Oghma...
-On avait pas pris des paris à ce sujet ?
-Si, et on a tous perdu, tant les probabilités que cela se produise nous paraissaient grandes.
-Si un ou plusieurs Ithiliens viennent nous trouver après notre installation... Enfin, quand ils viendront nous trouver, plutôt, nous leur ferons bon accueil et ils pourront rester parmi nous, du moment qu'ils acceptent nos règles : la Communauté ne fait pas de ségrégation, elle est ouverte à tous ceux qui partagent ses valeurs.
-Qui sait ? La cohabitation, dans un lieu neutre, entre des Luméniens et des Ithiliens permettra peut-être d'aplanir les divergences...
-Peut-être. Mais ça pourrait bien aussi marquer le début de conflits internes, de luttes religieuses et politiques...
-Pessimiste, va !
-Moi ? Non, je suis juste réaliste

[Galathée]

" Il ne semble pas y avoir beaucoup de Luméniens dans la communauté, dit Albérich avec un haussement d'épaules. Enfin... Je n'ai pas rencontré tout le monde, bien sûr, mais la plupart des gens me paraissent originaires du sud ou de la Trouée... et Etienne a dit avoir sciemment évité la capitale. Quoi qu'il en soit, le conflit est avant tout politique. Je ne pense pas que des citoyens ordinaires s'inquiéteront beaucoup de l'origine de leurs voisins. Les tracas éventuels dépendront de l'ampleur que prend la cité. Si elle acquiert une certaine taille, une certaine force, un rayonnement régional... Les Luméniens débarqueront fatalement. Et ils exigeront une allégeance officielle au pouvoir de la capitale."
Il eut un sourire contraint.
" Bref. J'anticipe. Ce n'est pas notre problème présent et nous étions pressés..."

[Taliesin]

-Se presser pendant le petit-déjeuner est interdit, car il s'agit d'un moment crucial, celui où on puise toute l'énergie nécessaire pour affronter les épreuves du jour...
-Voyager dans un chariot confortable est une épreuve ?
-Oui, parce que ça tangue. Et se lever avant midi est une épreuve en soi, qui rend douloureuse les heures qui s'ensuivent...
-Pour conclure cette discussion, Albérich... Les choses ont été bien faites, et la Communauté a déjà reconnu, pour elle et la cité qu'elle fondera, la suzeraineté de Luménis. Étienne ne voulait surtout pas que les autorités se méfient de nous.
-Mais du coup, ce sont les Ithiliens qui vont se méfier. Qui sait s'ils ne nous enverront pas une armée ? Si nous ne serons pas leur première conquête ?
-Peuh, être attaqué à coups de parchemins, bombardé à coups de livres, ça n'est pas bien méchant.
-As-tu oublié que nous autres gens de lettres pouvons être très, très dangereux ?
-La plume peut être plus forte que l'épée...
-Certes. Mais son contact est beaucoup, beaucoup plus agréable...