[Quête] Guerre des plaines brûlantes : UCGPLM - Arthur

[Taliesin]

[Quête : Un certain goût pour la mort]

Topic réservé à Arthur
Autres membres de la quête, merci de ne pas lire !

Un choc violent, bruyant, douloureux.
Un choc qui l'arracha aux limbes, l'assourdit, le meurtrit tout entier.
A demi assommé, à demi conscient, Arthur mit du temps à comprendre ce qu'il lui était arrivé.
Puis, tous près de lui, il perçut des sons que, peu à peu, il parvint à identifier : des bottes, des sabots de chevaux résonnant contre des dalles de pierre... Des voix, aussi, au-dessus de lui...
On l'avait jeté à bas de sa monture, précipité au sol...
Sans le détacher, comme il le constata dès qu'il essaya de bouger.
Le paladin ouvrit les yeux. Les referma, tant le monde s'était soudain mis à tanguer. Les rouvrit sitôt que le vertige se fut atténué.
Il ne vit rien, d'abord, sinon un flou éblouissant.
Puis les formes se précisèrent, les contours se clarifièrent...
Il se trouvait manifestement dans la cour d'un château.
A deux pas de lui, le mage discutait avec un homme en armure.
Ailleurs, tout autour, des Melandiens s'affairaient.

[Arthur de Faisanlys]

Il n’était pas mort. Il n’était pas certain que ce soit une bonne chose.
Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.
Un mantra facile, tellement répété, de ces choses qu’on n’oublie qu’au moment du dernier souffle.
Il avait un goût métallique de sang dans la bouche, mais le bâillon l’empêchait de contrôler l’état de ses dents du bout de la langue. Peu importait. C’était vraiment d’un trivial, vu la situation...
Les choses se stabilisaient autour de lui. Les sons revenaient, se précisaient, gagnaient en sens, en menace. Les sensations, par contre, demeuraient douloureuses. Il se demanda s’il retrouverait jamais l’usage de ses mains. Peut-être. Peut-être pas. Il doutait d’avoir la possibilité de s’en servir avant un certain temps, de toute façon.
Tant qu’il y a de la vie…
Il essaya de se repousser d’un coude, pour pivoter sur le dos. Le poids de l’armure, conjuguée au choc, lui oppressait terriblement la poitrine. Personne n’avait l’air de lui prêter attention, chose logique vu sa marge de manœuvre. Tout en bougeant, il se demanda s’il avait vraiment intérêt à révéler qu’il avait repris connaissance. C’était trop tard, et il avait besoin de respirer. Dire qu’il avait été si fier de ce harnois neuf, il n’avait plus qu’une idée, qu’on le lui ôte au plus vite, même si ça devait le laisser terriblement vulnérable. Toute cette ferraille ne l’avait pas protégé de grand chose, jusque là. Il avait l'impression d'avoir l'épaule gauche en bouillie, peut-être une hanche... Il avait mal partout, en réalité.
Il chercha Filu des yeux. Avec un peu de chance, il serait simplement incorporé à l’écurie mélandienne, ce n’était après tout qu’un simple cheval. Mais vu son âge… vu la douceur proverbiale de l’ennemi… Il eut un sourire défait. Il était bien conscient de noyer sa propre angoisse dans des pensées futiles, le destin d’un animal, alors que c’était la guerre et qu’il était seul et prisonnier entre des mains hostiles.
De la vie, il y a de la vie, je suis vivant.
Il n’avait pas vraiment cru que les Manostiens les rattraperaient aussi rapidement. Mais ils viendraient. De cela il était convaincu. Pour lui, pour le livre, cela n’avait pas grande importance. Il fallait simplement qu’il tienne jusque là.
Il y a de l’espoir.

[Taliesin]

Arthur comprit rapidement que la lumière qui l'éblouissait n'était pas celle de torches : non, à son intensité, aux ombres qu'elle projetait sur les pavés de la cour, il était évident qu'il s'agissait de la clarté du jour. Du petit matin, même. Le trajet jusqu'à la base avait dû prendre plus de temps que prévu...
-Ah, notre petit Luménien est réveillé ! lança joyeusement le mage. Jörg, tu veux bien l'aider à se relever ? Se tortiller ainsi dans la poussière, ça n'est pas digne d'un paladin...
-Avec plaisir, chef.
Un bruit de lame qu'on tire du fourreau.
Un choc.
Un début de fourmillement, dans ses jambes.
On venait de trancher les liens qui les enserraient depuis des heures.
-Allez, debout, fier paladin ! railla l'officier. Et plus vite que ça !
En matière d'encouragement, il gratifia son plastron d'un violent coup de pieds, provoquant des rires alentours.

[Arthur de Faisanlys]

Finalement, le harnois avait du bon.
Comme prévu, les Mélandiens n’avaient pas mis longtemps à réaliser qu’il était réveillé.
Mais c’était le matin d’un nouveau jour et la lumière était porteuse du courage dont il avait besoin.
L’espoir fait vivre.
Bien sûr, c’était facile de frapper un homme à terre, incapable de se défendre. Et c’était manifestement drôle. Ce n’était que le début, Arthur en était bien conscient, il fallait qu’il carre les épaules et qu’il serre les dents. Ce n’était pas exactement comme s’il avait grand choix en la matière. Le sang circulait à nouveau dans ses jambes mais il savait que s’il essayait de se relever trop vite, il ne tiendrait pas debout. D’autant que le Jörg en question avait sans doute l’intention de le renvoyer au tapis aussitôt, histoire de jouir encore de sa popularité stupide de brute. Un homme qui tombe, après tout, ça fait toujours rire. On est un peu gêné à Luménis, on se contrôle à Manost, mais fatalement, on se fend les côtes dans la Cité du Chaos.
Masquant une grimace, il essaya de s’asseoir. Ce serait déjà une première étape. Et il tomberait de moins haut s’il se prenait un nouveau coup de pied. Cela dit, il exposait son visage. Plus vite il aurait repris de la hauteur, plus vite les Mélandiens réaliseraient qu’il était peut-être paladin, et peut-être Luménien, mais sûrement pas petit.

[Taliesin]

Ce fut long et pénible, d'autant plus pénible que chacune de ses contorsions était saluée de rires mauvais.
Mais, à force de persévérance, il parvint à s'assoir.
Le monde tangua dangereusement, au point qu'il faillit tomber à la renverse. Mais il tint bon.
Autour de lui, le silence.
-Bordel, je t'ai dit DEBOUT, pas ASSIS ! rugit tout à coup Jörg. T'es sourd ou t'es con ? Ils savent pas vous dresser, dans votre commanderie ?
-Évidemment qu'ils ne savant pas les dresser, fit le mage, tranquille. Sinon, Nwalk n'aurait pas réussi à les éliminer en un tournemain, alors qu'il n'avait presque que des gueux à son service...
L'officier s'esclaffa.
-C'est sûr qu'il y a que chez ces mous du genou que de tels trucs peuvent arriver. Nous, à Melandis, les révoltes de gueux et d'esclaves, on les écrase, ça fait ni une ni deux...
Des rires, à nouveau.
-Allez, Jörg, ôte lui son bâillon avant qu'il ne s'étouffe. Je suis sûr qu'avec un peu plus d'air dans les poumons, il se comportera en bon garçon et se relèvera. Non qu'il tienne à nous faire plaisir, évidemment, Mais rester dans cette position alors que son dieux l'honore de ses rayons... Il ne saurait l'accepter.
Aussitôt dit, aussitôt fait : Arthur n'était plus bâillonné.

[Arthur de Faisanlys]

Davantage que l’afflux d’air, ce fut celui de salive qui manqua étrangler le jeune homme. Il réprima cependant son hoquet et prit une profonde inspiration. Il garda les yeux baissés. Un homme comme son père aurait certainement regardé l’ennemi droit dans les prunelles, sans crainte, avec morgue, mais s’ils étaient taillé dans le même bois, ils n’étaient pas issus de la même partie de l’arbre. Il y avait le tronc, et il y avait les branchettes qui craquent aisément sous le pas du promeneur. Arthur savait très bien à quoi s’en tenir.

Il encaissa les insultes faites à la commanderie sans broncher. A quoi cela aurait-il servi ? Les Mélandiens pouvaient bien penser ce qu’ils voulaient. Et ils n’avaient pas complètement tort, de surcroît : les paladins d’avant Morféa avaient mal estimé la menace que représentaient les taudis, s’étaient cru invulnérables : le travers d’une cité toute entière assise sur le ronflement tranquille d’un fonctionnement pourtant perverti. Ces choses avaient changé, bien sûr, et Arthur espérait que les troupes luméniennes, ailleurs sur l’île, pourraient le leur prouver. Mais lui…

Un instant, infime, il se demanda s’il ne pourrait pas servir la cause de son pays en se montrant particulièrement fragile… Endormir la méfiance de l’ennemi était une stratégie souvent efficace : à se croire trop supérieur, on finissait par faire des erreurs… En même temps, il était probablement le seul paladin de l’Aster que verrait jamais cette racaille. C’était une responsabilité terrible, il ne pouvait pas l'ignorer. Il fallait qu'il se montre digne des siens. Sans doute.

Bon, de toute façon, pour l’heure, il lui semblait n’avoir aucune option sinon… être. Et c’était déjà difficile. Il fallait qu’il se lève et c’est ce qu’il tenta de faire. D’abord passer de l’assise aux genoux, facile, puis relever une jambe, appui, et hop… Ça devait être faisable, tant que personne ne venait le faucher par derrière.
Pour Lathandre.
Le mage avait raison, ce n'était certainement pas pour leur faire plaisir. Mais c’était quand même une chance que leurs intérêts coïncident, en l'occurrence…

[Taliesin]

Se mettre à genoux fut moins aisé qu'il ne l'aurait cru mais, à force de patience et de concentration, il parvint à ses fins. En revanche, il comprit rapidement que se relever était pour l'heure hors d'atteinte : ses deux premières tentatives échouèrent en effet lamentablement, ses jambes se dérobant sous son poids et le renvoyant à son humble posture.
-Vous croyez qu'il reste comme ça pour prier son dieu ? lança un soldat.
- P't'être ben ! Avec son espoir crétin de Luménien, doit penser que quelques prières vont le tirer d'affaire ! répondit un autre.
-Ou alors y veut nous amadouer en restant agenouillé ?
-Non, je sais ! Veut s'en sortir en nous taillant des pipes !
Veules gloussements, rires gras. Et, déjà, des appels à volontaires.
-Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai l'impression que tu devrais te hâter de te mettre debout, dit le mage, faussement prévenant.

[Arthur de Faisanlys]

Facile à dire, songea le jeune paladin en s’offrant le luxe de reprendre son souffle.
Il n’était pas tout à fait certain de savoir de quoi ils le menaçaient. Quelque chose de vulgaire, sans doute de sexuel à voir leurs mines de chiens frétillants. C’était le genre d’expressions qui ne circulaient ni dans la villa Maelwedd, ni à la commanderie, mais que les Mélandiens devaient maîtriser avant dix ans. Sans doute quelqu’un la lui avait-il expliquée, un jour, mais il avait oublié. C’était peut-être mieux.
Quoi qu’il en soit, il ne se relèverait pas de sitôt, et tant pis pour les retombées. Si son organisme ne voulait pas, il ne pouvait pas y faire grand chose. Et sans doute cette populace finirait-elle par se lasser… N’avaient-ils rien d’autre à faire ? Des chevaux à desseller, par exemple ? Des… estomacs à remplir ? Des lits à froisser ?
Aussi ne tenta-t-il plus l'aventure dans l'immédiat... Ce n'était pas parce qu'on le fouettait qu'un boeuf se mettait à faire du lait.

[Taliesin]

Les plaisanteries salaces se poursuivirent un moment, avant que, peu à peu, des moqueries et des huées ne les remplacent.
-Allez, debout, espèce de larve !
-T'as passa la nuit à roupiller sur ton canasson et t'es même pas capable de tenir sur tes guiboles ?
-J'croyais que les Lathandrites se levaient toujours à l'aube, moi ! C'était rien qu'une légende, en fait !
-P'têtre que son armure est trop lourde pour lui ?
Le mage resta un moment bras croisés, mais il finit par s'impatienter.
-Jörg ? va chercher un des prisonniers dispensables. Peut-être que si la vie de quelqu'un en dépend, notre paladin trouvera la force de faire ce qu'on lui demande.
-Avec plaisir, chef ! dit l'officier qui s'éloignait déjà.
-Choisis pas une femme, ça serait dommage de gâcher ! lui lança quelqu'un.

[Arthur de Faisanlys]

Ce dernier échange laissa Arthur mortifié. Il fallait qu’il se lève, bien sûr, et avec un peu de chance, son corps avait désormais suffisamment récupéré. Ce n’était pas certain, cependant, et il était sans doute trop tard pour le malheureux qu’on était parti quérir. Le paladin avait les atrocités morféennes suffisamment en tête pour savoir ce dont un Mélandien était capable. Le nécromancien, ou son acolyte, trouverait toujours une bonne excuse pour faire souffrir quelqu’un de… comment avait-il dit… dispensable. Parce qu’Arthur ne s’était pas levé quand il le fallait, ou pas assez vite, ou parce ses jambes n’étaient pas foutues de fonctionner comme ils en avaient envie. Peu importait. Pour l’exemple, la prochaine fois, le punir, le blesser, saper ce qu’il restait, un espoir ou du courage ou une bribe de confiance. Il ne pouvait plus rien y faire. Protester ne ferait que précipiter le pire.
Quand on veut, on peut, songea-t-il néanmoins.
Les dieux en étaient témoins, il avait voulu se lever, il avait voulu obéir et leur donner satisfaction. Pouvaient-ils vraiment croire qu'il aimait être à genoux, vulnérable, sous leurs yeux ? C'était ridicule. Et il fallait qu’il réessaie. Un peu de bonne volonté, peut-être que ça suffirait pour cette fois, peut-être le mage se montrerait-il compréhensif, ne fut-ce que pour le frapper à un moment plus critique. Il en doutait fortement. Tout en tentant à nouveau de prendre appui sur des jambes qu’il espérait enfin remises de sa capture, il pria Lathandre de l’exaucer et d’avoir pitié de l’âme infortunée qui allait pâtir de sa faiblesse.

[Taliesin]

-Jörg, attends ! lança le mage sitôt que le paladin recommença à se démener. Notre jeune ami va peut-être t'épargner un aller-retour...
Cela n'avait rien de certain, cependant, car la première tentative se solda par un échec cuisant, le Luménien retombant lourdement sur ses genoux déjà fort endoloris. Néanmoins, il avait eu la nette impression que ses jambes avaient retrouvé un semblant de force, et cela le confirma bientôt : son essai suivant, quoique pénible, fut cette fois couronné de succès. Alors, tandis qu'Arthur vacillait sur ses appuis incertains, explosèrent acclamations goguenardes et remarques assassines.
-Mais qu'est-ce que c'est con, un paladin ! Tu menaces quelqu'un qu'il a même pas vu, et il te mange dans la main !
-Dommage que les Luméniens en aient pas envoyé tout un régiment : on leur aurait montré deux trois otages, et paf, ça nous aurait fait des renforts !
-Des renforts aussi pourris que ça, moi, j'en veux pas !
-Si ça se trouve, on pourrait lui faire renier son dieu, sa cité...
Le mage, lui, souriait de toutes ses dents.
-Allez les gars, la récréation est terminée ! Allez donc prendre du repos... Et ne vous inquiétez pas, vous aurez bien d'autres occasions d'admirer les exploits de notre invité !
Se tournant vers l'intéressé, il reprit, affable :
-Je suis fier de toi, gamin. Et je pense que tu as amplement mérité une petite récompense... Je te laisse donc le choix de ton logement : préfères-tu une belle chambre individuelle ou une suite tout aussi confortable mais qu'il te faudra partagé avec d'autres personnes ? D'autres personnes de qualité, j'entends !

[Arthur de Faisanlys]

Arthur était bien conscient de la facilité avec laquelle ils pouvaient l’obliger à agir comme ils le voulaient. Il savait aussi qu’il devrait à un moment tracer la limite. Mais se lever pour épargner un homme ne présentait nul dilemme. Et si cela voulait dire qu’il se soumettrait à leurs exigences, tant qu’elles étaient triviales, quelle importance ? Rien dans ses vœux ne l’obligeait à se cabrer par principe. Certains trouveraient peut-être son attitude déshonorable, mais à quoi bon gaspiller en vain une énergie dont il ne disposait pas ? Il n’était pas en état de penser à la suite, pas encore. Il espérait qu’on le calerait dans un cachot sordide en attendant que son père refuse de céder quoi que ce soit en échange de sa survie. Ensuite, peut-être enverrait-on un doigt ou deux au général, ou une oreille, pour lui faire comprendre qu’on ne plaisantait pas. Mais Maelwedd père n’était pas un crétin, il savait bien que les Mélandiens ne plaisantaient pas, ce serait donc en vain. Ensuite, quoi ? La corde ou la hache ?
Mais non, car les Manostiens arriveraient.
Chandara.
C’était curieux que le prénom de la jeune femme lui revienne dans un moment aussi noir. Il sourit, cependant. Son premier baiser. Son dernier baiser. Il pouvait mourir, finalement, non ?
Non. Lathandre veillait. Il y aurait d’autres lendemains. Ce n’était pas le moment de se laisser aller.
Mais il n’était pas non plus obligé de manger dans la main de son ravisseur.
« N’essayez pas de me faire croire que j’ai le moindre choix, grommela-t-il d’une voix rauque. Je ne suis pas aussi naïf que j'en ai l'air. »

[Taliesin]

Un murmure indigné parcourut l'assistance, et Arthur entendit distinctement plusieurs Mélandiens souffler qu'il se repentirait de son impertinence. Le mage, toute fois, ne se départit ni de son sourire, ni de son affabilité.
-Serais-tu en train de me traiter de menteur ? susurra-t-il. Tu sais que je pourrais très mal prendre ce type d'assertion ? Mais je vais imputer cela au fait que tu es encore mal réveillé et ne réalises pas vraiment ce que tu dis.
Il croisa les bras.
-Je réitère donc ma question : chambre individuelle ou suite collective ? Si tu n'arrives pas à trancher, aucun problème : on tranchera pour toi. On te tranchera, même. Un bout, du moins. Lequel ira dans l'un des logements que je te propose, tandis que le reste de ta personne ira dans l'autre.

[Arthur de Faisanlys]

C’était sans doute le moment où un homme plus brave que lui aurait pris le risque de se faire couper en morceaux. Mais Arthur était persuadé que le Mélandien mettrait sa menace à exécution et il n’était pas pressé de souffrir. Néanmoins, est-ce que céder n’envoyait pas un mauvais message ? Il était paladin, après tout. Il serait la risée de tous s’il pliait si aisément, par peur, et ils en profiteraient et en profiteraient encore pour l’obliger à faire tout et n’importe quoi.
Choisis tes combats, songea-t-il. Tant pis s’ils te pensent faible…
C’était sans doute la réalité, de toute façon.
Il relâcha sa respiration.
Non, il fallait qu’il carre les épaules.
C’était stupide, c’était une question de principe, mais les principes sont souvent stupides, comme les paladins.
« Ainsi soit-il. »
C’était dit.
Il allait le regretter. Ce serait sûrement douloureux, mais de toute façon, ce serait douloureux tôt ou tard, et ils ne le tueraient pas.
Pas encore, pas tout de suite.
Qu’est-ce qui lui avait pris ?
Il était paladin. Il allait leur montrer ce qu’était un paladin. C’était sa seule manière de leur résister.

[Taliesin]

-Ainsi soit-il, en effet... lâcha le mage, d'un ton désolé.
Une vive lueur était passée dans son regard. Mais elle avait été brève et, pour le reste, il était demeuré impassible.
-Jörg ? Va chercher Boris, s'il te plait. Et demande lui d'apporter l'une de ses scies. La plus émoussée, de préférence.
Il refit face au paladin.
-Perdre une partie de son anatomie, c'est en quelque sorte comme perdre un membre de sa famille : il nous manque beaucoup et, auparavant, les adieux sont extrêmement douloureux. Par conséquent, certains s'efforcent de les écourter le plus possible. Mais je sais que vous êtes des sentimentaux, vous autres Luméniens. Alors tu peux compter sur moi : je veillerai à ce que ces adieux soient longs. Très longs.
Le mage se tourna vers ses hommes.
-Qu'on aille chercher un chevalet. Et, vous trois : délestez-le de son armure.
Bien sûr, pour ce faire, il fallut lui délier les mains. Mais la force avec laquelle les Mélandiens immobilisèrent Arthur lui fit rapidement comprendre que toute tentative de résistance était vouée à l'échec.

[Arthur de Faisanlys]

Arthur ne put même pas se réjouir d’avoir enfin les mains libres. Un vent de panique le secoua de l’intérieur. Ce qui lui avait semblé être un bel exemple de courage et de défiance honorable quelques minutes plus tôt lui apparaissait désormais comme un acte d’une stupidité sans nom. Il allait se faire mutiler pour une broutille, juste parce qu’il avait voulu montrer au Mélandien qu’il n’était pas obligé de lui obéir. Et c’était trop tard pour revenir en arrière…
« Heu… Tout bien réfléchi… Je veux bien loger avec vos personnes de qualité. » souffla-t-il d’une voix éteinte qui révélait clairement sa brusque anxiété.
Evidemment, c’était encore pire. Non seulement, il leur prouvait qu’il n’était qu’un pleutre, mais en plus, le nécromancien ne pourrait pas céder sous peine d’apparaître indulgent, une tare impardonnable sous ces latitudes.
Il avait perdu la face, il allait perdre autre chose, mais ce n’était pas exactement comme s’il pouvait complètement contrôler ce qui sortait de sa bouche. Et il savait que les instants qui allaient suivre seraient à éluder au moment de rédiger ses mémoires.
C’est juste un mauvais moment à passer, Arthur.
Il prit de profondes inspirations, tentant de repousser la terreur, de se préparer à l’irrémédiable.
Juste un mauvais moment à passer.
Il allait immanquablement crier, sans doute se pisser dessus, et perdre connaissance. Rien de mortel.
Un mauvais moment.
Il tenta de se souvenir de ce qu’il savait sur le contrôle de la douleur. Peu de choses. Sans doute pas assez pour que ça serve à quoi que ce soit. Mais peut-être qu’en hyperventilant, il s’évanouirait avant que ça commence…

[Taliesin]

Son revirement fit glousser les hommes qui l'entouraient. Mais pas le mage.
-Je regrette, mon garçon, cela ne peut pas marcher ainsi, dit-il quand on l'en eut informé. Je t'ai soumis un choix, je t'ai clairement expliqué ce qu'il adviendrait si tu refusais de le faire... et tu m'as défié malgré tout. Or, comme je ne suis pas homme à me dédire, je n'ai d'autre choix que de relever le gant. Il va donc te falloir assumer ta décision. Je pense que ce sera une leçon utile pour toi, qu'elle t'incitera à faire preuve d'un peu plus de réflexion, à l'avenir.
On apporta le chevalet, qui fut installé dans une partie de la cour que baignaient allègrement les rayons du soleil.
On y traîna Arthur. On l'y enchaîna.
Quelques instants plus tard, Jörg reparut. Dans son sillage marchait un homme grand et mince, le visage pâle et émacié, le torse recouvert d'un épais tablier de cuir maculé de tâches sombres. Il tenait à la main une scie imposante, menaçante.
-Salut Boris ! Désolé de t'arracher à tes occupations, mais j'ai du travail pour toi. Nous avons ici un paladin qui a sciemment décidé de renoncer à une partie de son anatomie. J'aimerais que tu le satisfasse en le débarrassant de sa dextre.
Le nouveau venu s'inclina, s'approcha du Luménien.
Lequel sentit bientôt le contact glacial du métal sur son poignet.
Caresse légère, promesse d'indicibles tourments.
-Laisse-lui encore une minute pour en pforiter. Nous ne sommes pas des monstres, après tout.

[Arthur de Faisanlys]

Pas la droite, songea Arthur. Pitié, pas la droite.
Il n’en dit rien cependant. C’était inutile et en réalité, comme il se battait à l’épée à deux mains, la droite, la gauche, ça n’avait pas grande importance. Il n’affronterait plus personne avant un bon moment. Son seul espoir était qu’un clerc assez puissant puisse un jour la lui rendre. Or il n’était même pas certain que l’Aubemestre de Luménis en soit capable. Et d’ici là, sa carrière de paladin était terminée. En fait, elle était terminée depuis quelques heures, déjà.
Il ferma les yeux. Il se souvenait maintenant de la technique pour apaiser les douleurs insoutenables : il fallait se faire mal, plus légèrement, ailleurs. Il n’avait pas d’autre recours que de se mordre l’intérieur de la joue. Et puis il s’évanouirait, il ne se faisait pas d’illusion. Il essaya de penser à des choses positives, puis renonça : il ne voulait pas associer ce qu’il y avait de bon et de beau dans sa vie avec l’horreur qui allait suivre.
Respiration.
Un mauvais moment à passer.

[Taliesin]

Le mage fit un signe.
Le bourreau acquiesça, imprima à la scie son premier mouvement.
La caresse glacée se fit morsure brulante, les dents d'acier déchirèrent la peau fine de son poignet.
Mais pas la chair, non. Pas encore. Elles n'avaient causé qu'une coupure. douloureuse et saignant abondamment, mais rien qu'une coupure.
La chair, le muscle, ce fut pour les allers-retours suivants. Manié de main de maître, l'instrument de torture allait son chemin, précis, implacable, s'enfonçant dans la plaie avec une lenteur délibérée, causant des souffrances indicibles.
Une fois, deux fois, trois fois, Arthur crut qu'il allait s'évanouir.
Mais son tourmenteur, attentif, s'interrompait toujours juste avant que les ténèbres ne s'abattent : il connaissait son métier, savait quand s'arrêter pour ne pas offrir à ses victimes l'inconscience salvatrice.
Puis, au moment opportun, il reprenait.
Une heure, un siècle, une éternité plus tard, la scie buta sur l'os.

[Arthur de Faisanlys]

Arthur n’était plus conscient de grand chose. La douleur, pulsatile, s’était imposée comme seul horizon dans son esprit. Il avait sans doute crié, il ne savait pas bien, il ne savait rien, en fait, et ça lui était complètement égal, parce que rien n’avait d’importance.
Rien n’était plus, sauf la souffrance.
Son cœur hurlait, toutes les fibres de son corps se tendaient jusqu’à la rupture, et pourtant, il ne perdait pas connaissance… Comment une telle chose était-elle possible ?
Peut-être qu’il était plus fort qu’il ne l’avait cru. N’était-ce pas formidable, de résister en dépit de tout ? De refuser la fuite, la facilité ?
Non, ce n’était pas formidable, c’était insupportable.
Il voulait, voulait, voulait que ça s’arrête.
Curieusement, au moment où la lame butta contre l’os, il se sentit apaisé. Sans doute son organisme avait-il commencé à s’adapter, à produire sa propre drogue interne, pour soulager, un rien, son calvaire…
Il se sentit dériver.
Peut-être qu’il allait mourir. Le choc, la perte de sang, c’était possible. Probable, même.
A cause d’une décision stupide.
Mais il mourrait sans avoir cédé, cela devait valoir quelque chose, non ?
Qu’en penserait Lathandre ?
Un paladin fait face.
Un paladin ne flanche pas.
Un paladin préfère mourir que se rendre à l’ennemi.
Il s’était rendu, déjà, mais c’était pour sauver un autre.
Maintenant, il pouvait mourir.
Du gâchis, dirait Sire Armand.
Comme tant d’autres avant lui. Paladin. N’était-ce pas une profession un rien suicidaire, où le compromis n’avait pas droit de cité ?
Ce serait bientôt terminé. Il avait tenu jusque là, il tiendrait encore.
On amputait des blessés dans toutes les guerres, à vif, ce n’était finalement pas très différent.
Il passa une langue humide de sang sur ses lèvres puis sombra un instant, infime, dans le noir. Mais son esprit prit aussitôt le dessus et il ouvrit les yeux pour regarder le soleil.
Il devait y avoir un sens derrière tout ceci. Il n’avait pas peur. Il était paladin de Lathandre. S’il mourrait, son dieu l’accueillerait dans la chaleur de son amour. Et s’il ne mourrait pas, il irait de l’avant, car c'était dans l’ordre des choses. Une nouvelle aube. Rien ne serait jamais perdu.

[Taliesin]

La scie entama l'os, provoquant un horrible grincement qui se répercuta dans tout son squelette, résonna violemment sous son crâne.
Puis... ce fut le néant.
Plus de lumière, plus de souffrance, plus rien.
Peut-être était-ce inéluctable. Peut-être le bourreau avait-il fait preuve d'inattention.
Quoi qu'il en soit, ce répit merveilleux ne dura guerre.
Une douleur aiguë, quelque part dans son corps.
De l'eau sur son visage, glaciale.
Des rires.
-Allons, mon garçon ! S'endormir pendant des adieux, quelle manque de savoir-vivre... dit le mage. Boris ? Reprenons, si tu veux bien.
L'acier crissa contre l'os.
Le paladin s'évanouit en deux autres occasions.
Et en deux autres occasions, on le réveilla.
Les dents de métal ne firent bientôt plus de bruit, ou peu s'en faut : c'était à nouveau de la chair qu'elles traversaient.
Puis elles raclèrent contre le bois du chevalet.
Le mage se pencha, récupéra la main tranchée, la brandit sous les yeux d'Arthur.
-Te rends-tu compte, mon garçon, que tu t'es infligé tout cela pour ne pas faire un choix qui, pourtant, n'attentait ni à ton honneur, ni à celui de ta cité, ni à celui de ton dieu ? Te rends-tu compte que tu seras désormais incapable de combattre... juste parce que tu n'as pas voulu trancher entre deux types de logement ? Tu parles d'un noble combat, d'une noble cause !
Il secoua la tête.
-Tu voulais prouvé ton courage, j'imagine. Mais tout ce que tu as montré, c'est à quel point tu supportes mal la douleur... et à quel point tu es un crétin. Je me demande ce que penserons tes supérieurs quand tu leur expliquera pourquoi tu es devenu un manchot inapte à remplir la moindre mission. Enfin, c'est ton problème, pas le mien. J'espère juste que ce regrettable incident t'aura mis un peu de plomb dans la cervelle.
Il se tourna vers ses hommes.
-Allez, qu'on cautérise sa plaie. Puis qu'on le mette dans une cellule.

[Arthur de Faisanlys]

Arthur n’entendit pas grand chose du discours du nécromant. Il se sentait étranger à son propre corps et étranger à l’instant.
Ailleurs.
Autre.
Il avait franchi un seuil, quelque part, il avait survécu, et curieusement, il était heureux.
Je suis un serviteur de la lumière et de la vie qui l’habite, songea-t-il.
Le Mélandien pouvait dire et penser ce qu’il voulait. Arthur ne s’attendait pas à ce qu’il comprenne. Ils n’étaient pas du même monde, pas de la même trempe, ils n’avaient jamais marché sous le même soleil. Et maintenant, on allait enfin le laisser tranquille. Il n’aspirait à rien d’autre. Un peu de silence et un peu de temps.
Il s’en remettrait, il n’en doutait même pas.
Il deviendrait gaucher, il changerait d’arme, il y aurait toujours moyen de fixer un bouclier sur son bras droit.
Et le Mélandien avait parlé de ses supérieurs.
Il se sentit sourire en dépit de tout.
Il rentrerait à Luménis, même son bourreau le savait. Comment ne pas y puiser un réconfort incommensurable ?
Ce n’était qu’une main. Ce n’était rien. Chaque jour, des tas de gens perdaient bien plus, et ils continuaient leur route. Le Mélandien pouvait pavoiser et railler et mépriser, cela n’avait pas la moindre importance.
Arthur avait, lui, peut-être pour la première fois, la sensation d'être à la hauteur de ce qu'il avait toujours voulu être.

[Taliesin]

Les consignes du mage furent respectées à la lettre.
On cautérisa l'ignoble plaie, la brûlure s'avérant si insoutenable qu'elle expédia Arthur dans l'inconscience.
Mais il était dit que l'heure d'échapper à cette sordide réalité n'était pas encore venue car il reprit connaissance seulement quelques minutes plus tard. tandis que deux solides soldats le transportaient sans grand ménagement. Précédés d'un troisième Mélandien brandissant une torche, ils descendaient un étroit escalier en colimaçon.
Ils franchirent sans s'arrêter un premier pallier, en atteignirent un second où, cette fois, ils s'engagèrent, remontant un couloir dont les parois étaient percées d'épaisses portes de bois.
Ils s'immobilisèrent devant l'une d'entre elles.
Ils l'ouvrirent, révélant une pièce minuscule dont les murs de pierres grossièrement taillées ne renfermaient qu'une paillasse et un seau.
Ils y jetèrent Arthur, refermèrent l'huis, plongeant la cellule dans les ténèbres.
Bruits d'une serrure qu'on verrouille, de pas qui s'éloignent.
Puis le silence...

[Arthur de Faisanlys]

Dans les ténèbres, Arthur ressentit angoisse et souffrance avec plus d’acuité. Il savait qu’il ne parviendrait pas à rester conscient très longtemps, aussi devait-il agir avec efficacité, mais sans précipitation. Il se traîna jusqu’à la couche et se redressa tant bien que mal, assis contre le mur. Il avait la main libre. La dernière. Il pouvait se soulager : Lathandre ne l’avait pas abandonné. Bien sûr, il n’avait pas le pouvoir de faire réapparaître ce qui avait disparu, mais il pouvait soigner la plaie avec plus de douceur que les Mélandiens. Il invoqua donc la force de son dieu, posa une paume humide sur la brûlure lancinante, et laissa l’énergie curative se répandre dans ses chairs malmenées. La douleur ne s’éteignit pas, bien sûr, il était trop peu expérimenté pour pouvoir complètement guérir la blessure, mais le résultat était autrement plus supportable que quelques minutes plus tôt. Il ouvrit les yeux et chercha ce qui restait de son bras. Il n’y voyait goutte. Néanmoins, il devinait que c’était abominable et que cela le resterait probablement pour toujours. L’odeur était terrible.
Il se laissa pleurer. Le nécromant avait raison, il devait faire son deuil, c’était une chance qu’il dispose d’un peu d’intimité. Il savait qu’il pleurerait encore mille fois. Il ne fallait pas qu’il se laisse aller. Le mauvais moment était passé, il avait survécu.
L’espoir fait vivre.
Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.
Donc je suis immortel.
La pensée, avec sa logique implacable, amena un sourire sur ses lèvres.
Tyr, le dieu de la justice, était manchot. Il était aveugle aussi. Il n’en était pas moins l’une des entités les plus puissantes de Toril.
Son sourire s’élargit.
Il n’était pas si diminué que ça, tout bien réfléchi. Il porta la main à son front, avant de se souvenir que de main, il n’y avait plus, et reposa son moignon sur ses genoux, avant de se servir de sa main gauche. Il trouva transpiration et poussière, mais pas de fièvre. C’était normal. Il était paladin, il n’attraperait nulle infection de ce désastre. Doucement, il se mit à masser son bras endolori, de l’épaule au coude, du coude au poignet. La douleur était vive, mais il avait besoin de faire circuler le sang dans son membre tremblant. En fermant les yeux, il avait l’impression de deviner l’ombre de la main disparue, un fantôme revanchard, furieux, accusateur, qui l’élançait pour se venger.
Trahie pour un principe.
La merveilleuse mécanique du vivant.
Il savait qu’il était en état de choc, que son corps l’avait engourdi de mille substances apaisantes, un peu comme un mourant… C’était une sensation presque agréable, cette incapacité à prendre la mesure de la situation, à réaliser qu’il avait commis une erreur, qu’il avait été puni, et que rien n’empêchait le Mélandien de lui crever un œil ou de lui arracher la langue s’il refusait de choisir entre une pomme ou une poire lors du prochain repas.
Il avait perdu.
Il était perdu.
Comment était-il possible, pourtant, qu’il ait la conviction qu’un autre paladin, un preux, comme Lothor, ou Erwan, ou Jolan, aurait agi de la même manière ? Pire, leur aurait craché au visage en refusant même d’écouter ?
Evidemment, aucun d’entre eux n’aurait changé d’avis. Aucun d’entre eux n’aurait crié ou pissé dans ses chausses. Ils auraient regardé la mort et la vilenie en face, jusqu’au dernier instant. Ils étaient des paladins tels qu’Arthur ne le serait jamais. Forts, fiers, inébranlables.
Le jeune Luménien avait juste terriblement mal, et plutôt peur, aussi. Il aurait dû trouver un certain réconfort dans le fait de savoir qu’il avait été amputé à vif par des barbares et qu’il avait survécu, sans devenir complètement fou. Mais il n’y arrivait pas vraiment.
Pour se donner du courage, il se mit à prier. C’était un refuge dont les portes étaient toujours ouvertes et où la lumière brillait sans faillir, éternelle. Arthur se laissa envahir par la certitude chaleureuse que son dieu veillait, que son dieu l’aimait, et pendant un moment, il ne fut plus qu’un petit garçon assoupi dans le giron bienveillant de Lathandre…
Jusqu’au retour de la réalité et de l’ombre.
Mais ce serait pour plus tard, pas pour maintenant.
Il était immortel, de toute façon, immortel dans le néant.

[Arthur de Faisanlys]

La douleur l’éveilla en le vrillant de sa paume absente à la mâchoire. Il se demanda un instant si son cœur n’était pas en train de lâcher. Puis il se souvint d’où il était et dans quelle situation, et il regagna le monde. Il faisait toujours noir et il était toujours seul.
La souffrance le fit grincer des dents et il étouffa une plainte au creux de ses bras repliés. Il sentait qu’il ne pouvait pas se soigner à nouveau, pas encore, peut-être à peine plus d’une heure s’était-elle écoulée depuis qu’il avait traversé l’horreur. Des larmes tièdes coulèrent sur ses joues comme il muselait un spasme et le comprimait dans son ventre.
Il eut un bref désir de mort, comme une pulsation, qui s’évanouit aussitôt.
On ne lui donnerait évidemment rien pour apaiser ce qui le déchirait. Il aurait pris n’importe quoi.
Ce n’est rien, un détail, Arthur, ce que tu ressens est minable en regard de ce que d’autres endurent.
C’était vrai. Mais ça faisait quand même mal.
La crispation était contre-productive, elle ne faisait qu’empirer l’insoutenable, mais il ne parvenait pas à se détendre.
Respirer. Doucement. Lentement. Il le savait, pourtant !
Mais il haletait, en réalité, et cela lui donnait le vertige.
De la main gauche, il se pinça la cuisse, pour détourner son esprit de ses chairs mutilées. Cela fonctionna un instant, bref répit dans l’océan lancinant de son calvaire. Objectivement, sa douleur était bien moindre qu’au moment où la scie l’avait mordu puis mutilé. Mais la promesse d’apaisement était lointaine, inaccessible et trouble, et l’absence de chaînes l’empêchait de se cambrer contre quelque chose. Il se leva tant bien que mal, appuya son front contre la pierre, et serra la mâchoire, puis tenta à nouveau de respirer. Le cri sortit malgré lui et il en eut honte aussitôt. Il frappa du poing gauche contre le mur, jusqu’à s’érafler, et la douleur aiguë détourna un moment son esprit du moignon. Il glissa à genoux, tout entier aspiré par les pulsations folles de son coeur, de sa poitrine à la pointe de doigts qui pourtant n’étaient plus.
Ne pas devenir fou. Il fallait qu’il tienne le coup, qu’il s’accroche à quelque chose. Cela finirait par passer, immanquablement. Bel espoir. Quand ?
Sans parvenir à s’en empêcher, il lâcha un plainte sourde. Il avait envie de s’assommer… n’importe quoi pour se soulager… n’importe quoi pour que cela cesse…
Il capitula et se livra à la douleur. Elle se répandit aussitôt dans chacune des fibres de son organisme, s’imposa, rayonnante, maîtresse absolue de son âme et de sa carcasse. Il se recroquevilla sur lui-même, tendu à l’extrême
J’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal, mal…
Et puis la souffrance reflua, le laissant abruti sur la pierre froide, allongé contre un mur, il avait bougé sans en prendre conscience, peut-être hurlé, aucune idée, il émergeait doucement… Elle était toujours là, pourtant, aux frontières de son être, il la percevait avec acuité, privé, par sa nature de paladin, du refuge de la fièvre et du délire.
Dieux, à cet instant, que cette protection lui semblait cruelle…
Mais il était ce qu’il était. Et grâce à cela, il pourrait bientôt, demain, se soigner à nouveau. La plaie guérirait, la souffrance deviendrait tolérable… et il faudrait qu’il commence à utiliser cette valeureuse main gauche.
Mais une chose à la fois.
Respirer, d’abord, profiter de l’accalmie, respirer…

[Taliesin]

Quelqu'un se rapprochant dans le couloir.
Une clef qui tourne dans la serrure.
La lumière d'une torche, éblouissante.
-Ta pitance, grogna un homme massif - le geôlier, sans doute. T'as de la chance que mes ordres soient de te la donner, sinon, t'aurais rien eu. Parce que tes putains de cris ont gâché ma sieste.
Il fallut un petit moment a Arthur avant de pouvoir discerner ce que son visiteur avait déposé sur le sol. Il s'agissait d'un cruchon d'eau et d'une écuelle contenant une manière de bouillie. La vaisselle était de bois, évidemment..
-Par contre, rien m'interdit de m'amuser avec toi, du moment que je te tues pas. Alors t'as intérêt à la mettre en sourdine à partir de maintenant, où je t'en donnerai d'autres, des raisons de gueuler comme une gonzesse.
L'instant suivant, la porte claquait.
L'obscurité, à nouveau.

[Arthur de Faisanlys]

Bon, il avait crié. C’était une mauvaise nouvelle, mais ce n’était pas une surprise non plus. Le stoïcisme, ce serait pour une autre fois. Arthur n’avait cependant pas envie de s’attirer l’ire du geôlier. Il ne doutait pas de la violence de son imagination limitée et même si une nouvelle souffrance le détournerait probablement de la première, il estimait avoir assez donné dans l’immédiat. Malheureusement, il avait peu de contrôle sur ce qui sortait de sa bouche, et la honte qu’il avait de sa faiblesse n’y changerait pas grand chose, pas plus que la peur de ce que lui réservait le Mélandien. Au contraire, les émotions négatives s’entretenaient, il en était bien conscient. Il fallait qu’il prenne contrôle de sa détresse pour la muer en force.
Pour ça, il fallait d’abord qu’il mange. La douleur atténuait la sensation de faim, mais cela restait une nécessité. Aussi se força-t-il à attraper l’assiette et à la caler sur ses genoux. Il réalisa qu’il tremblait. Sans doute était-ce un signe de son épuisement extrême… La nourriture lui ferait du bien, pour autant qu’elle soit plus ou moins saine. Il commença par boire, veillant à calmer sa soif sans pour autant vider le cruchon. L’absence de fièvre lui avait évité les désagréments de la déshydratation, mais il ne se souvenait plus de la dernière fois qu’il avait bu… avant le moulin, sans doute… au lever sur le plateau, quand ils étaient encore entourés de leur escouade manostienne. Au moins deux jours.
Mille ans plus tôt.
Ce n’était pas étonnant qu’il se sente si fragile : il n’avait rien mangé depuis non plus.
Le brouet était infâme, mais c’était roboratif et plus ou moins comestible. De toute façon, là non plus, il ne pourrait pas tomber malade. Tandis qu’il mangeait, son bras le lança à nouveau et il fut forcé de s’interrompre, serrant les dents pour réduire le cri à l’état de simple gémissement.
Dans quelques heures, il pourrait à nouveau se soigner. Il devait tenir jusque là sans s’exposer à la mauvaise humeur de son gardien. Il n’y parviendrait pas sans aide, cependant.
D’abord finir de manger en espérant que son estomac garderait ce qu’il venait d’ingurgiter. Ce n’était pas gagné, il se sentait vaguement nauséeux, et décida de rester raisonnable. De toute façon, il n’avait vraiment pas faim. Il se leva en vacillant, conscient de sa grande faiblesse, posa l’assiette devant la porte, s’y appuya un moment pour reprendre son souffle, puis repartit vers l’arrière et retrouva la couche froide.
Il n’y avait qu’une manière de s’assurer que ses cris ne dérangeraient pas le geôlier : il fallait les empêcher de sortir. Et pour les empêcher de sortir, il fallait les étouffer.
Il pensa déchirer le bas de ses chausses, qui étaient de toute façon perdues, mais la gymnastique nécessaire lui donna le tournis, aussi alla-t-il chercher la chemise qu’il portait sous son gambison. Il se félicita d’avoir encore de bonnes dents même si une main supplémentaire n’aurait pas été du luxe.
Ha ha, songea-t-il.
La difficulté de la manœuvre, l’énergie qu’elle lui coûta, lui menèrent les larmes aux yeux de frustration. Mais il s’acharna et fini par obtenir deux bandes de toile puant la transpiration. Tant pis. C’était provisoire et c’était nécessaire.
Il roula la première en boule et se la fourra dans la bouche, puis s’entoura le visage de la seconde. Il s’arma ensuite de patience pour tenter de glisser une extrémité sous l’autre, sans y parvenir. Sa blessure avait recommencé à le faire souffrir et il s’interrompit un moment, avant de se coucher face contre le mur. Faute de noeud, il coinça la bande de tissu sous sa tête, espérant qu'il ne bougerait pas trop. Il allait falloir qu’il entraîne sa main gauche. Prudemment, il posa la plaie contre la pierre glacée et y trouva un certain soulagement. Maintenant, il devait se reposer. Son bâillon improvisé noya un premier cri et Arthur se sentit rassuré par son efficacité. Il fallait juste espérer que la toile tiendrait en place et qu’il ne s’étoufferait pas. Il ferma les yeux pour chercher le sommeil, mais les ténèbres étaient rouges et odieuses. Il serra les dents sur le tissu salvateur, sentit l’eau sourdre au coin de ses paupières et implora la pitié de son dieu.
Demain viendrait. C'était une belle certitude.

[Taliesin]

Le temps s'écoula, impossible à déterminer.
En une ou deux occasions, il sembla à Arthur que quelqu'un passait dans le couloir; A d'autres moments, il avait l'impression de percevoir des cris ou des gémissements lointains.
Mais il était difficile de trancher entre ce qui était réel et ce qui n'était que pur produit de son imagination, car le paladin était dans une sorte d'état second, oscillant sans cesse entre évanouissement et éveil.
Et c'est alors que le jeune homme disposait de sa pleine conscience qu'il perçut le bruit. Il s'agissait d'un grattement. D'abord ténu, il se fit progressivement plus net, semblant émaner du sol... Non, pas du sol : du pied d'un mur de la cellule.

[Arthur de Faisanlys]

Arthur avait perdu toute notion du temps. Il savait juste que l’énergie de Lathandre était encore inaccessible. Il aurait aimé dormir jusqu’à l’aube suivante, mais cela ne lui serait pas donné car la douleur dansait la sarabande dans sa carcasse, parfois sourde, parfois lancinante, aiguë, cruelle, violente, ténue de temps en temps, souvent insupportable, le privant de toute façon de sommeil.
Il était conscient d’errer entre deux mondes, entre folie, néant et pleine conscience, d’osciller entre raison et démence. Il s’empêchait de crier en plaquant le bras contre sa bouche, ayant renoncé à un bâillon détrempé devenu inutile.
Puis, alors qu’il était pleinement lucide, en contact avec le moindre des corpuscules de son corps, analysant avec précision, ou hallucination peut-être, la sensation dans la plante de ses pieds, le creux de son échine, le bout d’un index fantasmé, les poils de sa nuque, il entendit le bruit.
Un rat, probablement. Ou une taupe. Un visiteur des profondeurs venu lui dévorer les orteils à la faveur d’un vertige. Par réflexe, il replia les jambes et demeura aux aguets, fixant son attention volatile sur le pied du mur. Il n’y voyait goutte. Et il avait mal au bras droit, terriblement mal, du non-pouce à l’oreille.
Mais ce petit bruit… peut-être… le détournait un instant de son obsession douloureuse… un rien... c'était toujours ça...

[Taliesin]

Son vœu fut exaucé, car le grattement se précisa encore, donna l'impression de se rapprocher lentement, très lentement.
Et, ce faisant, tranchant de plus en plus sur le silence absolu, il en devint presque obsédant.
Il y eut soudain d'autres bruits, discrets, comme si des gravillons ou des cailloux minuscules tombaient sur le sol de sa cellule.
Puis... Plus rien.
Non, pas plus rien : il croyait percevoir, quasi indétectable, de légers frottements sur le sol.
Et, tout à coup, quelque chose bondit sur sa botte, entreprit de remonter le long de son mollet.
Quelque chose de léger, doté de pattes fines...
Arthur pensa spontanément à une araignée.
Mais si c'en était une, elle était grosse. Très grosse...