[Lieu] Temple de Moandre

[Taliesin]

Le barde eut un sourire embarrassé et garda les mains bien en évidence.
-Je suis désolé de m'être introduit ici sans autorisation, mais... Je venais de découvrir les... changements au COmptoir des Transparences lorsque j'ai repéré votre amie. Son comportement m'ayant paru étrange, j'ai décidé de la suivre, espérant qu'elle me conduirait jusqu'à certains de mes compagnons. Si j'ai bien compris, au moins l'un d'eux se trouve ici. Je vous sais infiniment redevable de lui avoir accordé asile.
Il se tourna vers la prêtresse.
-Je comprends que vous soyez méfiants à mon égard mais... Si vous sondez mon aura, vous verrez que mes intentions ne sont nullement néfastes.

[Galathée]

" Nous savons qui vous êtes, Taliesin, dit le demi-elfe avec un soupir. Et maintenant que vous êtes ici, vous faites aussi bien de nous suivre."
Il lui désigna la porte qui donnait sur le couloir parallèle, tandis que la jeune femme s'effaçait pour le laisser passer.
" Je dois cependant vous prévenir que je vous soumettrai à un sortilège puissant avant que vous ne partiez. Un sortilège qui vous empêchera de parler de cet endroit. C'est une nécessité et je me dois de vous l'imposer. Vous pouvez décider de refuser, auquel cas, nous nous contenterons d'expurger le souvenir de ces quelques dernières minutes de votre mémoire et nous vous ramènerons à la sortie."

[Taliesin]

Bon, au moins n'aurait-il plus à jouer la comédie ou à mentir.
-Je n'ai pas trahi le Comptoir, je ne vous ai pas trahis non plus alors que je vous soupçonnais de ne pas être des Moandrins, compte tenu de petits détails et surtout de la bienveillance que vous avez témoigné à l'enfant qui m'accompagnait. Bref, je sais garder les secrets. Toutefois, si vous jugez nécessaire de me lancer ce sortilège, je m'y soumettrai de bonne grâce. Je me permettrai juste de vous mettre en garde contre la personne qui, la dernière fois, est venue avec moi chercher Baptiste. Elle vous soupçonne aussi. Et ses intentions sont peut-être troubles.

[Galathée]

" Je ne crains pas forcément une trahison. Il y a mille moyens d'extirper ce qu'il sait à un homme. Surtout à Mélandis. Toute votre bonne volonté ne sera pas caution suffisante, malheureusement."
Ils s'engagèrent tous trois dans un nouveau couloir, sobre et lumineux, sur lequel s'ouvraient plusieurs portes. L'elfe sentit la bonne odeur de quelque chose qui mitonnait. Ils se dirigeaient vers le fond, apparemment, où le murmure d'une conversation s'échappait d'une porte ouverte.
" Quant à Kerun, il est chez nous, poursuivit le demi-elfe. Il sera heureux de vous savoir en vie, mais nous ne pouvons pas l'en informer pour l'instant. Nous sommes obligés de le garder dans un état semi-comateux pour empêcher la personne qui le domine de savoir où il se trouve."

[Taliesin]

Le barde s'immobilisa brusquement, songea à l'étrange attitude de l'agent secret lors de l'instant fatidique, lutta un instant contre cette explication... Puis poussa un profond soupir.
Ces gens n'avaient aucune raison de lui mentir. Et savoir que Kerun ne l'avait pas trahi... cela lui faisait un bien fou.
-Savez-vous qui nous a trahis ? s'enquit-il en se remettant à marcher, en songeant qu'Arion n'avait certainement pas les moyens de lancer un tel sortilège.[color=#FFF66] Et... Pouvez-vous me dire combien des nôtres en ont réchappé ?[/color]
Il n'avait entendu les autres parler que d'une seule personne.
Mais il ne s'agissait que d'une bribe de conversation, entendue de loin...

[Galathée]

" Malheureusement, nous ne savons pas grand chose, dit la jeune femme. Les règles sont strictes et nous n'avons eu aucun contact avec Kerun pendant son séjour à Mélandis, hormis au moment où... il est venu avec vous pour récupérer Baptiste et nous signifier que nous pouvions vous le rendre sans risques."
Ils entrèrent dans la pièce en bout de couloir. Une grande table ronde s'y trouvait et six personnes étaient déjà attablées : trois hommes et trois femmes. Outre la prêtresse blonde que Taliesin avait suivie, le barde reconnut Aaron mais aussi la prêtresse rouquine qui avait accompagné l'elfe et l'enfant dans leur périple sous le temple.
" Nous avons un visiteur."
Tout le monde paraissait absolument stupéfait.
" Tu as été suivie, Maude."
La blonde s'empourpra.
" Trouvez-lui une chaise."
Pendant qu'un demi-elfe blond se levait, Taliesin put constater que la table était divisée en huit segments tracés à même le bois, comme une tarte. Devant chaque part se trouvait une chaise et sur chacune était gravé un symbole. Il n'y avait donc pas de neuvième place. Mais le blond revint rapidement d'une pièce voisine et glissa un siège entre celui de leur soi-disant grand-maître et et celui de la jeune femme à l'allure de lathandrite.

[Taliesin]

Il avait salué l'assistance puis s'était assis, silencieux.
Kerun était donc le seul à s'en être tiré. Les autres étaient aux mains d'Arion et de son puissant complice, quel qu'il soit. Ou réduits en esclavage. Ou morts. L'hypothèse la moins affreuse, peut-être. Car dans les deux autres cas, il n'osait imaginer ce qu'ils ressentaient, surtout les enfants qui avaient un instant entrevu la lumière pour être aussitôt replongés dans les ténèbres.
Était-ce le retour de cette vieille malédiction qui l'épargnait toujours pour faire peser le poids de ses fautes sur ses seuls compagnons ?
Cela en avait l'apparence, malheureusement. Et à présent qu'il ne pourrait plus bénéficier des métamorphoses de Lena, des renseignements de l'agent secret, il voyait mal comment il serait en mesure de leur venir en aide.
Il fallait être réaliste : c'était tout bonnement impossible.
Les gens qui l'entouraient ne savaient presque rien, n'avaient presque aucun contact avec le dehors...
Il allait les écouter, cependant.
Ne pas perdre espoir.
Les miracles existaient. Songer à son réveil, aux retrouvailles avec Galathée suffisait à l'en convaincre.
Oui, ils existaient... Mais demeuraient rare, toutefois.

[Galathée]

" Bon, dit le demi-elfe quand ils furent tous assis. Maude ?"
La jeune demi-elfe blonde, qui était désormais vêtue de noir et de gris, grimaça.
" Il n'y a plus personne dans ce Comptoir. Il a été revendu intégralement. Je ne suis pas rentrée, bien sûr, mais je pense qu'on peut envisager une intervention cette nuit. Il n'y a aucun signe que ce qui s'y déroulait réellement n'ait été éventé, en tout cas...
— Il faudra être extrêmement prudent, intervint le dénommé Aaron.
— Nous sommes toujours prudents. Mais le risque est que tout ait été effacé, quoi qu'il s'y soit déroulé.
— On peut interroger le voisinage, intervint la prêtresse rousse, les bras croisés. S'il y a eu du mouvement, ils peuvent l'avoir repéré.
— A mon avis, honnêtement... Arion sait qu'il domine Kerun, intervint le blond qui avait rapporté la chaise. Et ils pensent que Taliesin est mort. Pourquoi seraient-ils discrets ? Ils ont revendu leur affaire un bon prix... Si nous imaginons qu'il s'agit juste de lui et de la barde, pour l'instant... Ils vont se montrer. Ils ont dû se débarrasser des autres d'une manière ou d'une autre. Jamais ils n'auraient pu revendre le Comptoir sous le nez du clerc de Tyr.
— Faudrait peut-être surveiller les marchés, proposa la Lathandrite.
— Nous ne savons pas au juste qui est dans la combine.
— Moi je ne sais pas quels sont nos objectifs." intervint un jeune homme brun, en costume écarlate.

[Taliesin]

Meloenn dans la combine ? Cela ne l'étonnait qu'à moitié.
-Si je puis me permettre... intervint-il. Personnellement, je compte mettre tout en œuvre pour libérer ceux qui ont été victimes de cette trahison. Les membres de la Réunion et les trois gamins que nous avions récemment sauvés. Malheureusement, mes moyens d'action sont réduits. Jusqu'ici, Lena, une magicienne, me donnait de fausses apparences grâces auxquelles je pouvais inventer des couvertures crédibles... C'est ce qui m'a permis de réussir plusieurs interventions. Mais sans ce sortilège, je ne peux pas faire grand chose : je suis trop reconnaissable, et si ma survie était éventée, ce serait une catastrophe. Par ailleurs, je n'ai pas le moindre argent pour les racheter, s'ils ont été vendus...
Il soupira. Décidément, il ne pouvait aider en rien. Ou presque.
-Mais je puis vous donner la description précise de chaque occupant du Comptoir. Et vous dire qui n'est pas dans le coup. Du moins, à mon avis.

[Galathée]

" Nous devons statuer, dit celui qui avait pris la parole en dernier. Jusqu'ici, nous ne sommes jamais intervenus dans les affaires de cette organisation. Nous ne les avons jamais soutenus, jamais aidés. Nos missions sont autres et nous n'avons pas le droit de les mettre en péril pour leur salut.
— Mais nous étions bien conscients et contents de leur présence, intervint la Lathandrite. La tâche qu'ils se sont assignée était soutenue par Luménis, même indirectement.
— Indirectement, c'est bien ça l'enjeu, dit le dénommé Aaron. Va-t-on risquer notre implantation pour trois gosses et une poignée d'étrangers ?
— Je ne peux pas croire que tu aies dit une chose pareille, souffla la rouquine.
— Aaron a raison, trancha le demi-elfe. La voie à emprunter n'est pas claire.
— Ne peut-on pas interroger Kerun ?
— Trop risqué.
— Pour moi, c'est notre seule obligation : essayer de le dépêtrer de l'enchantement. Ensuite, nous verrons bien.
— Il sera peut-être trop tard pour les autres. Parce que pour l'heure, on ne peut pas dire qu'on progresse de ce côté-là...
— Ainsi soit-il. Tu sais que Kerun ne voudrait pas que nous nous mettions en danger pour la Réunion.
— N'empêche...
— Nous sommes huit, Judicaël. Est-ce qu'on ne peut pas imaginer qu'un ou deux d'entre nous épaulent Taliesin pour voir ce qui est faisable ? C'est l'affaire de quelques jours. Si dans une veille, nous n'avons rien, nous saurons que c'était peine perdue..."
Le demi-elfe qui était manifestement leur chef parut songeur.

[Taliesin]

Le barde hésita. Se racla la gorge.
-Auriez-vous les moyens... de changer mon apparence et de me prêter quelque argent ? s'enquit-il enfin. Je pourrai ainsi passer la journée à écumer les marchés aux esclaves. Si Arion et Meloenn n'ont pas tué tout le monde, s'ils ont vendu certains de mes compagnons... Peut-être y seront-ils encore. Ce serait la façon la plus simple non seulement de les libérer, mais aussi d'obtenir des informations sur ce qui c'est passé, sur l'endroit où se trouvent les autres... Parce que quand tout le monde aura été racheté... Sans l'aide de Kerun, sans les moyens de la Réunion, les retrouver deviendra quasiment impossible.
Il les dévisagea tour à tour.
-De surcroit, en agissant ainsi, vous ne vous impliqueriez pas directement. Et puisqu'un sortilège m'empêchera de révéler l'existence de ce lieu, vous ne courrez aucun risque même si je suis pris.
L'argument était rhétorique : il n'avait aucune intention de se laisser prendre et pensait qu'il ne le serait pas s'il se contentait de jouer les acheteurs d'esclaves.

[Galathée]

Les différents membres du groupe s'entre-dévisagèrent.
" Nous ne sommes pas mages, intervint la rouquine. Altérer l'apparence de quelqu'un, ce n'est pas vraiment de notre ressort...
— Tim ?
— Désolé, ce n'est pas dans mon répertoire, dit le jeune homme.
— Je peux le faire, lâcha le demi-elfe avec un soupir. Très bien. Je le ferai, oui.
— J'ai vu l'enfant. Baptiste. Je peux l'attirer ici avec une main spectrale, murmura la Lathandrite.
— S'il est attaché, ce sera en vain. S'il est mort, ce sera en vain aussi.
— Ça ne coûte rien.
— Sauf qu'un gosse va franchir la porte du Temple de Moandre, comme si de rien n'était ! Je suis contre, contre, contre !"
Le demi-elfe, Judicaël, poussa un soupir.
" Je vais altérer l'apparence de Taliesin. Ensuite nous aviserons. S'il ne trouve rien, et bien... nous aurons eu le temps d'en débattre d'ici là. Dans un premier temps, nous devons continuer à travailler sur le problème de Kerun.
— Et tout le reste !
— Et tout le reste."

[Taliesin]

Il poussa un profond soupir de soulagement : il avait bien cru que le parti des non-interventionnistes finirait par l'emporter et qu'il en serait réduit à une totale impuissance. Certes, la journée s'annonçait extrêmement éprouvante, mais au moins pourrait-il tenter quelque chose sans mettre sa vie en danger, sans rompre le serment fait à Galathée. Et si Tymora était toujours avec lui...
-Je vous remercie, dit-il avec une gratitude qui n'avait rien de factice. Comme mes compagnons ont été trahis avant hier, comme le temps a été exécrable depuis, il ne me paraît pas impossible de parvenir à retrouver certains d'entre eux. S'ils ont été vendus, du moins... J'aurais juste deux questions à vous poser. D'abord, puis-je ramener quelqu'un ici où préférez-vous que je cherche un autre endroit ? Ensuite, savez-vous s'il existe des... marchés spécialisés ? Aller directement là où ils ont le plus de probabilités d'avoir été envoyés me ferait gagner un temps précieux.

[Galathée]

A nouveau, les membres du Temple de Moandre se dévisagèrent.
" Il est sans doute préférable que ces gens ne viennent pas ici. Ce lieu ne doit pas être révélé. A personne, dit la dénommée Maude, en pinçant les lèvres.
— Je pense que nous pourrions les envoyer chez Clotilde." dit la rouquine.
Le demi-elfe acquiesça.
" C'est un relais pour les personnes à mettre au secret. Nous vous indiquerons comment la trouver."
Il se tourna ensuite vers une jeune femme aux cheveux courts, châtains, qui portait une livrée bleue et argent.
" A mon avis, ils ne revendront que les gosses. Les adultes sont beaucoup trop dangereux. La drow est une mage puissante et le clerc n'est pas en reste. Soit ils les ont tués, soit ils les ont piégés. L'un dans l'autre, ils ne se seront pas révélés. Ta meilleure chance est de retrouver les enfants. Il y a des vendeurs spécialisés sur l'Esplanade, dans une rue que les Mélandiens appellent l'Allée des Sueurs, quel que soit son véritable nom... oublié aujourd'hui."

[Taliesin]

Réalisant ce qu'il s'apprêtait à accomplir, Taliesin demeura quelques instants silencieux.
Il allait vivre une épreuve pire encore que celle connue chez les Tombefol, quelques jours plus tôt,bien que cette dernière l'avait pratiquement dévasté. Il allait le faire alors même que, par un incroyable enchaînement de ce qu'il fallait bien appeler des miracles, il avait échappé à la mort et retrouvé Galathée.
Avait-il les épaules pour cela ? Ne voyait-il pas trop gros ?
Ne devait-il pas se contenter de Deverell, de Fulgence, de Léontine, d'Eliott et de Caliope ?
Ne pouvait-il pas se consacrer uniquement à la rôdeuse ? A leur retour sur Helonna ?
Il avait déjà fait beaucoup...
Énormément.
Pas assez.
Même sans tenir compte de l'expiation, que vaudrait-il, s'il restait les bras croisés alors qu'il était le dernier à pouvoir agir ? S'il laisser trois gosses récemment arrachés à l'enfer y retourner tout droit ?
Rien. Il ne vaudrait rien.
Or, les chances de pouvoir les libérer à nouveau étaient réelles, puisque la trahison ne datait que de la veille, puisque le mauvais temps qui sévissait sans discontinuer avait pu décourager les acheteurs. S'il parvenait à en trouver un, celui-ci serait peut-être en mesure de lui parler des autres. Et de l'informer, qui saiti, du sort réservé à Lena, à Perceval, à Sedanius...
Et à son ami Guéric, a qui il devait tant.
De surcroit, il ne courrait pas vraiment de risques, ne trahirait donc nullement la parole donné.
Pour le reste, oui, les heures à venir s'annonçaient éprouvantes. Mais il ne ferait que contempler ce que d'autres vivaient au quotidien.
Et, cette fois, si les dieux étaient bons, il pourrait intervenir...
-Très bien, je m'y rendrai au plus vite, répondit-il enfin.

[Galathée]

Judicaël se leva.
" Bon, je vais régler ça. Helen peut vous informer de la situation de Kerun, pas qu'il y ait grand chose à en dire, puis vous pouvez passer aux autres points s'il y en a. Ne m'attendez pas."
Il fit ensuite signe à Taliesin de le suivre, abandonnant le reste des Moandrins derrière lui. Il l'entraîna à nouveau dans le couloir, jusqu'à une des petites salles latérales où il l'invita à rentrer.
" Bien. Je vais commencer par vous soumettre au sort de secret, qui vous empêchera de mentionner cet endroit même sous la torture ou si votre esprit était sondé par un mage ou un clerc puissant. Ensuite, je vous métamorphoserai. Je vous demanderai aussi, si vous deviez revenir, de toujours vous rendre invisible, comme je suppose vous l'avez fait aujourd'hui, avant de passer la porte. Bien. Si vous n'avez pas d'autres questions, dites-moi quelle apparence vous désirez revêtir."

[Taliesin]

-Pas de questions mais une proposition... répondit-il après un instant de réflexion. Si l'endroit dont ivous vous servez pour mettre les gens au secret est parfaitement sûr, et si un léger surcroît de va-e-vient ne vous paraît pas trop dangereux, peut-être pourrions-nous l'utiliser comme point de contact ? Ainsi ne viendrais-je ici qu'en cas de nécessité absolue, tandis que vous sauriez où me laisser des messages si vous voulez reprendre contact avec moi... Cependant, cela me parait faisable uniquement si le lieu en question est relativement facile d'accès. Parce que... Je suis décidé à faire tout mon possible pour sauver mes compagnons, Kerun y compris, mais ma situation a quelque peu changé et je ne peux plus prendre autant de risques qu'avant. Je dois notamment veiller à ce que nos ennemis ne sachent jamais où je suis désormais installé.
Il se tut, sourcils froncés.
-Quant à ma nouvelle apparence... Je dirais un humain d'une stature et d'une vêture assez similaires aux miennes : plus une illusion est proche de la réalité, plus elle est efficace. Pour le reste... L'idéal serait de définir un rôle à l'avance et d'opter pour un aspect en conséquence. Le souci, c'est que les enfants ont des profils bien différents, et il ne faut donc pas qu'on s'étonne de me voir avec des captifs si divers... Malheureusement, je ne peux pas jouer les marchands spécialisés dans ce type d'esclaves : ceux auxquels je m'adresserai verraient d'un mauvais œil l'arrivée d'un nouveau concurrent. Je ne peux pas non plus reprendre les traits d'un certain entremetteur qui a fait ses preuves mais qui est trop connu, y compris par Arion et Meloenn... Alors voilà, si vous avez une idée de quel type de personnage pourrait vouloir acheter trois gosses qui n'ont pas grand chose en commun, hormis leur origine que je me garderai bien de mentionner, je suis preneur. Sinon... Il faudrait quelqu'un à la mise discrète, pour ne pas trop attirer l'attention, mais bien coupée, pour montrer qu'il a des moyens. Quelqu'un que les marchands auront envie de satisfaire tout en comprenant qu'il vaut mieux éviter à la fois de le tromper et de lui poser trop de questions... Quelqu'un, enfin, que les malfrats des rues ne considéreront pas comme une proie facile.
Il grimaça, embarrassé.
-Désolé, je suis conscient que vous allez avoir du mal à vous débrouiller avec ces indications floues. Mais déjà qu'inventer un rôle n'est pas choses évidente en temps ordinaire, le faire dans un tel contexte, pour une telle mission et dans l'urgence, de surcroît... C'est plutôt ardu. Par ailleurs, si j'ai jadis beaucoup côtoyé les esclaves, je n'ai pas vraiment frayé avec les esclavagistes...

[Galathée]

Judicaël croisa les bras.
" Je crois que vous vous inquiétez beaucoup et pour peu, dit-il. Les esclaves s'échangent continuellement, à Mélandis, pour toutes les raisons possibles et imaginables. Les enfants sont exploités dans les fermes et les industries, à divers postes. En posant comme contremaître d'un peu près n'importe quoi, vous serez crédible. Il vous suffit de vous choisir une spécialité : pommes, tapis, chapeaux ou élevage de poulets. Mais je ne jouerais pas les patrons ou les seigneurs. Ils se déplacent rarement en personne pour le menu fretin."
Il parut hésitant.
" Pour le reste, je ne pense pas que Clotilde sera très chaude de servir de messagère. C'est avant tout une sorte de pension dont la patronne est d'une discrétion proverbiale..."
Une grimace fendit son visage, une seconde.
" Ecoutez, si vous retrouvez un enfant, amenez-le ici. Nous ne pouvons pas nous transformer en gîte, mais nous accueillerons un gosse ou l'autre. Si vous n'aviez pas été digne de confiance, nous aurions gardé Baptiste. Nous avons aussi nos moyens d'exfiltrer les esclaves."

[Taliesin]

-C'est réconfortant de savoir que nous avons des possibilités d'action... Et sitôt que Kerun sera libéré de cette domination, je suis sûr qu'il aura à cœur de retrouver les nôtres...
Pas aussi réduit à l'impuissance qu'il avait tendance à le penser. Il suffisait juste de se concentrer sur les aspects positifs, et non toujorus sur les négatifs...
-Je vous amènerai donc les enfants, si j'arrive à les trouver. Ensuite, pour vous décharger, je me renseignerai... Il n'est pas impossible que j'obtienne l'autorisation de les mener là où je réside. Si c'est le cas, ils seront en sécurité, je vous le garantis.
Puis il revint à des considérations plus immédiates.
-Enfin, pour cette histoire d'apparence... Les esclavagistes vont vite comprendre que je cherche des profils très précis... et différents, là où un simple contremaître serait beaucoup moins regardant. Mais vous avez sans doute raison : ils ne vont pas se poser des milliers de questions...
De toute façon, ce n'était pas le moment de tergiverser. Chaque seconde qui passait était du temps perdu.

[Galathée]

" Dans la plupart des cas, les esclaves sont exposés dans des cages ou enchaînés en ligne à des poutres. Vous pourrez musarder et trouver le gosse qui vous intéresse. Les enfants que vous avez recueillis, si je peux en juger à partir de Baptiste, sont jeunes. Même s'ils ont des compétences, ils sont encore malléables. Un marchand ne s'offusquera pas de votre intérêt pour un gamin en particulier... D'autant qu'en vous présentant comme un contremaître venu d'une ferme, vous pourrez aisément justifier n'importe quoi... Les tâches sont multiples, dans ce genre d'endroit."
Il observa le barde.
" Mais vous devez savoir que vous en verrez des centaines, certains dans des états épouvantables. Est-ce quelque chose dont vous vous sentez capable ? Kerun semblait penser que vous étiez fragile, de ce point de vue. Et vu votre passif, ce serait compréhensible."

[Taliesin]

Il soupira.
-Ça va être horrible. Aux limites de l'insupportable, même. J'en suis parfaitement conscient. Mais il faut saisir cette chance éventuelle de les retrouver, et je suis le mieux placé pour le faire. De surcroît, j'aurai l'espoir de pouvoir agir, d'arracher peut-être jusqu'à trois gosses de cet enfer... Cela m'aidera à tenir. Et si ça ne suffit pas, je songerai à ce qu'ils doivent éprouver, eux. Cela faisait à peine quelques jours qu'ils étaient libres, et voilà qu'une ignoble trahison les replonge là d'où nous les avions tirés... Ce doit être abominable. Mille fois plus abominable que ce que moi-même, simple spectateur, devrai endurer.

[Galathée]

Le clerc sembla hésiter.
" Je vais vous adjoindre quelqu'un, dit-il finalement. Je ne doute pas de votre bonne volonté et il est vrai qu'aucun d'entre nous n'a vu les enfants que vous recherchez, ce qui vous oblige à être présent mais... Je vais vous adjoindre quelqu'un. Et vous donner de l'argent aussi, dont vous manquez probablement. Attendez-moi une minute."
Il sortit aussitôt de la pièce et Taliesin l'entendit remonter le couloir, sans doute jusqu'à la salle qu'ils venaient de quitter. Il reparut avec la jeune femme brune aux cheveux courts, qui lui décocha un sourire tranquille. De plus près, Taliesin vit qu'elle était moins jeune que ne le laissait paraître son allure un peu garçonne. Elle avait probablement trente-cinq ans.
" Je suis Iris, fit-elle en lui tendant la main. Vu qu'on ne s'est pas présentés, tout ça..."

[Taliesin]

-Enchanté, dit-il en serrant la main tendue. Et merci beaucoup d'avoir accepté de m'accompagner.
Cela le soulageait réellement. D'une part parce qu'elle saurait sans doute mieux que lui comment se comportait un acheteur fréquentant ce genre d'endroit. Ensuite parce que sa présence l'obligerait à ne commettre aucune erreur : il n'était pas question, en effet, que sa faiblesse coûte la vie à quelqu'un...
-Nous pensions que le mieux serait que j'endosse le rôle d'un contremaître venu d'une exploitation agricole. Si vous avez une idée de couverture convenant mieux à notre duo, n'hésitez pas. Sinon, je propose que nous nous mettions en route sans tarder. Chaque minute compte...
D'autant que plus longtemps il serait absent, plus Galathée s'inquiéterait...

[Galathée]

" Non, c'est une bonne idée. Il y a mille choses à faire à la ferme. C'est comme ça que nous exfiltrons en général aussi. Mais nous avons la ferme qui va avec !
— Iris.
— Oups."
Elle sourit avec une grimace.
" Je serai simplement la responsable des esclaves de maison. Tu te chargeras des esclaves pour les travaux plus lourds. Ça se passera très bien, j'en suis certaine.
— Je vais commencer par apposer le sceau. Tu ressentiras un petit picotement au niveau du front, puis qui se dissipera à l'arrière de ton crâne pour se perdre dans ta nuque. C'est sans danger et cela n'affectera rien d'autre.
— Après tu peux essayer de parler volontairement du Temple à quelqu'un qui ne le connait pas. Le résultat est assez comique. Au début, Tim l'utilisait parfois pour composer... Le sortilège génère des choses invraisemblables.
— Pas invraisemblables, justement.
— Quand même ! Mais c'est vrai que les gens sont généralement crédules.
— Tu pourras parler du Temple avec ceux qui en connaissent l'existence, cependant."
Il se mit aussitôt à incanter, générant une énergie violette et argentée, qui dansa un moment entre ses doigts.
" Ça prend un peu près dix minutes, dit Iris avec un sourire. On a le temps de... jouer aux cartes, par exemple."

[Taliesin]

Il fit la grimace.
Dix minutes... Autant dire une éternité.
Surtout, ne pas penser à ce qu'il éprouverait s'il découvrait que des acheteurs les avaient précédés de peu...
-Je suis désolé, mais je n'ai pas trop là tête à jouer... avoua-t-il. Je crois qu'il vaut mieux que je me... prépare psychologiquement, disons. Si vous le souhaitez, deux paires d'yeux valant mieux qu'une, je peux vous décrire les enfants. Et si vous avez des indications quant à la manière dont je dois me comporter, dont je dois agir... n'hésitez pas.

[Galathée]

" Je n'étais pas sérieuse, pour le jeu, dit-elle avec un sourire embarrassé. Faut m'excuser, parfois je fais de l'humour au mauvais moment... Je ne voulais pas paraître insensible. Mais quand on vit ici, et qu'on se retrousse les manches, et bien... Faut se blinder. Mais bref. C'est moi qui vais te poser des questions : on gagnera du temps pour sélectionner nos marchands. Bon, ces gamins... Vous les avez récupérés à la Togorianne, ou bien vous aviez des titres de propriété ?"
Judicaël continuait à tisser son sortilège, concentré, ses mains décrivant des formes abstraites tandis qu'il psalmodiait. Taliesin eut l'impression de ressentir un léger chatouillis sur le front, comme si une mouche s'y était posée.

[Taliesin]

Il avait la désagréable impression que ce sortilège allait être plus douloureux que prévu. C'était toujours comme cela, avec les clercs ou les mages : ils vous disaient "Vous ne sentirez rien" alors qu'en réalité, vous souffriez le martyre...
-Ne t'inquiète pas, j'ai moi-même tendance à plaisanter quand il ne le faut pas... Quant au enfants, nous les avons libérés de manière tout à fait illégale : Hippolyte et Gurvan en nous faisant passer pour des recruteurs de lé Phalange des Ténèbres, Baptiste en allant l'arracher manu militari aux Bainites. Mais ils ne portent plus ni de collier, ni de marque d'esclave : Sedanius, le clerc de Tyr, y a veillé. Enfin, pour Baptiste, vous vous en étiez occupés vous-mêmes... Je vous en remercie, au passage : ça lui a fait grand plaisir.

[Galathée]

" Nous ne pensions pas te le rendre, à ce moment-là. Nous cherchons à demeurer discrets... mais parfois, nous prenons des risques. D'autant que le gosse avait vraiment été piqué par une bestiole mortelle... Si Ismène ne connaissait pas son sous-sol par coeur, il n'aurait pas survécu."
Un sourire éclaira son visage.
" Mais vous avez eu... de la chance ! Formidable ! La chance est toujours là quand on en a besoin... Il faut la saisir, la tenter, la louer, et tout se déroule au mieux."
Le chatouillis s'était intensifié mais demeurait supportable.
" Bon. Mais donc ils les auront vendus dans des endroits où on ne surveille pas la paperasse. Ça restreint déjà les possibilités. De plus en plus d'esclaves sont vendus avec un titre de propriété, et ce, dès leur première vente. Il y a eu un scandale il y a quelques mois, de gosses qui avaient été injectés dans le système après un raid sur un fief du nord. Le seigneur des lieux était furieux qu'on ait enlevé les gamins de ses vassaux. Faut dire que l'esclavagiste en avait chopé peut-être cinquante d'un coup. Bref, le type est venu en ville, il avait de bons appuis, il a fait un scandale... et depuis, on essaie presque de rendre le commerce, comment dire... Propre ? Balisé ? Je ne sais pas quel est le bon terme, mais toujours est-il qu'il y a de moins en moins d'endroits où tu peux refiler n'importe quel type de marchandise, sans prouver que ce que tu vends est à toi et expliquer comment tu te l'es procuré. On déconne pas, à Mélandis."
Taliesin avait désormais l'impression qu'un fil d'air froid, légèrement tourbillonnant, lui caressait le cerveau, juste entre les yeux. Cela restait très tolérable.

[Taliesin]

Tout cela était fort intéressant. Et il comprenait très bien qu'Iris soit heureuse de discuter avec un nouveau venu. A coup sûr, en d'autres circonstances, il se serait fait un plaisir de l'écouter et de deviser paisiblement avec elle. Mais pour l'heure, la seule chose qu'il avait vraiment retenu de son discours, c'est que les boutiques où l'on pouvait vendre ou acheter des esclaves sans certificat étaient assez rares.
-Heureusement que tu es là, répondit-il. Sans toi, j'aurais fait absolument toutes les boutiques.
Et d'espérer qu'elle enchaîne soit avec des questions, soit avec des informations.

[Galathée]

Le flux magique du sortilège continuait à se frayer un passage au travers de l'esprit de Taliesin mais Iris semblait être à court de paroles. Peut-être avait-elle perçu son agacement et son désir de pouvoir — enfin — partir à la recherche des enfants. Elle s'assit sur une chaise et étouffa un bâillement dans le creux de sa paume, avant de lui décocher un sourire embarrassé.
" Il faudrait définir un signe ou un mot de passe, quelque chose qui te permettre de m'indiquer que tu craques, et que tu nous devons partir, ou que je te dois te ménager une porte de sortie, je ne sais pas..."