Le Treizième Coup de Minuit

[Manfred]

« Mais non, je n’ai jamais dit que tu étais une menteuse, ma chérie ! », répliqua Fatima, très embarrassée. « La vendeuse avait bien un chignon et des cheveux blancs, mais elle les a toujours eu. Tu le sais bien voyons, tu l’as déjà vue, n’est-ce pas ? La voisine ne lui ressemble pas du tout. »

Effectivement, Nedjma devait bien le reconnaitre, la vendeuse avait toujours été ainsi, en tout cas dans ses souvenirs peu nombreux et peu précis à ce sujet. Peut-être qu’en fait, c’était la voisine qui ressemblait à la vendeuse et non l’inverse. Peut-être que c’était la vendeuse qui s’était rendue au cinéma, ce qui pouvait expliquer le dédoublement. Mais en tout cas, la jeune fille en avait la conviction, il y avait une flagrante ressemblance, pour ne pas dire une similitude. Sa mère aurait forcément dû la remarquer.

« Viens, on va faire un crochet par le bureau de tabac. Il me faut le programme télé de cette semaine, j’ai oublié de le prendre. »

C’était juste à côté et la boutique était encore plus petite que celle des jouets. Le buraliste, heureusement, n’était pas une réplique de la voisine, ou de la vendeuse. Il était en train de discuter avec deux clients au sujets des cigarettes électroniques. Fatima s’avança, la discussion cessa temporairement. Elle demanda le programme et quelques jeux à gratter. C’était sans doute eux la réelle raison de sa venue. Sûrement même. Elle rêvait de gagner le jackpot, ce qui arrangerait une situation financière assez modeste, d’autant plus modeste qu’elle tentait souvent sa chance. Nedjma, alors qu’elle attendait, constata alors qu’un des autres clients, qu’elle voyait de dos, était une femme avec un costume très strict, un peu comme celui...

[Lothringen]

Ah non hein, ça suffit. Sa rencontre avec la voisine n'avait pas été suffisamment intéressante pour que Nedjma veuille la revivre constamment à la façon d'une amoureuse transie. Oué elle avait un costume strict, cette femme qui faisait la queue. Et la petite fille n'avait aucune envie d'en savoir plus, ni de faire un esclandre dans tous les magasins où sa mère jugerait bon de la traîner.
Furieuse, elle sortit sur le trottoir attendre que Fatima ait fini de s'acheter ses jeux pour adulte. Elle fulminait. Si la réplique de la vieille passait à sa portée à ce moment-là, elle allait lui rentrer dedans, crier, donner des coups de pied, mordre.

[Manfred]

Non, la réplique de la vieille, ou probable réplique car rien n’était sûr la concernant, ne sortit pas du bureau de tabac. Fatima, rapide, était déjà retournée auprès de son capricieux trésor et lui assurait que la prochaine destination était l’appartement. Aussitôt dit, aussitôt fait, voilà la jeune fille chez elle.

Chemin faisant, elle avait bien cru voir la vieille au volant d’un gros 4x4, mais l’instant d’après le véhicule s’était déjà trop éloigné pour confirmer cette folle hypothèse. Heureusement que Nedjma avait gagné dans l’histoire une charismatique peluche. La sombre et soyeuse créature noire la toisait de ses yeux émeraudes, désireux de faire plus ample connaissance...

[Lothringen]

Nedjma se vautra dans le canapé tandis que sa mère commençait à préparer le déjeuner dans la cuisine. Cette peluche était décidément superbe et elle était très satisfaite de son acquisition ; voilà qui compléterait avantageusement sa collection. Evidemment, cela ne suffisait pas tout à fait à lui faire oublier Dolphi, mais elle gardait l'espoir que le dauphin allait réémerger sous peu, jaillissant à l'improviste du tambour de la machine à laver, d'un recoin du balcon ou de la penderie, d'un rebond dans les rideaux, bref, du seul endroit où elles n'auraient jamais pensé le chercher. Qui sait, l'une d'entre elles était peut-être somnambase... bulletine... enfin, marchait la nuit.

Elle se mit à contempler, encore et encore, sa nouvelle peluche. Noire aux yeux d'un vert intense, douce et malicieuse... Il lui fallait un nom. Un nom mystérieux, étrange, comme elle. Elle n'avait jamais entendu parler du mogwai, et assimilait plutôt la peluche à une sorte de gremlin domestique. Alors, un nom... Une petite recherche internet lui en suggéra des dizaines, qu'elle passa en revue d'une moue dubitative, jusqu'à en trouver un qui lui plaise. Elle leva alors la peluche à bout de bras et déclara d'un ton de triomphe : "tu t'appelleras Puck !"

[Manfred]

Le désormais nommé Puck finit par rejoindre le lit de la jeune fille, là où l’attendait les autres précieuses peluches. Puis la journée se poursuivit, avec toute la l’oisiveté qui incombait aux vacances d’été. Lors du repas de midi, Fatima gratta ses tickets de jeu. Elle le faisait toujours à ce moment, un vrai rituel, allez savoir pourquoi. Aujourd’hui, elle fut ravi. Elle venait de gagner 10 euros ! Certes, elle en avait dépensé 12 pour acquérir les dit tickets, mais ce n’était pas grave. Il était plaisant de gagner, voilà tout. L’après midi arriva, accompagnée par un coup de téléphone d’Imane. Rendez-vous au pont, comme de coutume. Et après, amusement garanti chez la meilleure amie de Nedjma. Voilà la petite Mayer sur le pont et avec cinq minutes ‘d’avance sur l’heure convenue. Le ciel était vide de nuage et le soleil éblouissant diffusait une chaleur digne de l’été. La circulation, plutôt discrète, unissait ses bruits de moteurs au champ des flots.

HRP : tu es libre de déterminer ce qui a été dit lors de l’appel. Par exemple, si vous avez prévu de faire quelque chose en particulier, s’il fallait apporter quelque chose de précis, etc.

[Lothringen]

En voyant le temps radieux et la chaleur trop forte, les deux petites filles avaient convenu de se rendre à la piscine un peu plus tard, vers 14h30, après un premier passage chez Imane. Son sac de plage sur l'épaule, Nedjma arriva vite au pont où elle prit 'négligemment' la pose en s'accoudant à la balustrade. Ayant déjà oublié ses mésaventures récentes, elle ne songeait qu'au bonheur de se tremper dans la piscine extérieure avant de s'étendre sur sa serviette dans l'herbe à côté... Elle espérait néanmoins que son amie serait à l'heure, car elle commençait déjà à cuire en plein soleil.

[Manfred]

Ce fut un curieux reflet qui accrocha le regard de la petite fille. Alors qu’elle tournait la tête vers les flots, direction du reflet, elle aperçut, ou plutôt, crut apercevoir une forme dans l’eau. Sur le coup, habitué aux films d’horreur, l’image lui suggéra un requin. Un requin violet ? Un requin dans cette rivière, si loin de la mer ? Le curieux poisson passa en flèche sous le pont, disparaissant par la même occasion. Et si c’était... un dauphin ?

« Nedjma, qu’est-ce que tu regardes comme ça ? » fit la voix familière d’Imane.

[Lothringen]

Elle cligna des yeux deux ou trois fois avant de décoller bien malgré elle son regard des flots. Oulà, le soleil tapait décidément très fort : voilà qu'elle se mettait à imaginer Dolphi descendant tranquillement vers la mer au milieu des péniches et des eaux usées. Au moins, c'était une vision plus drôle que celle des avatars de la vieille voisine. Quoique tout aussi absurde.

"Euh, rien du tout. J'ai cru voir passer un gros poisson, mais si ça se trouve c'était un sac plastique. Partons vite d'ici, avant que le soleil me fasse voir des éléphants roses en tutu."

[Manfred]

Aussitôt dit, aussitôt fait. Les deux filles mirent à exécution le programme établi un peu plus tôt par téléphone. Le bon déroulement de la journée eut tôt fait de reléguer les insolites phénomènes du matin au second plan, voir même au troisième. La chaleur rendit la séance de piscine absolument délectable. Elle était certes un peu plus fréquentée que d’habitude, vacances et météo obligeaient, mais rien de dérangeant, au contraire. Le duo ne manquait pas de sujets de conversation, de remarques mesquines à échanger sur les gens parfois grotesques en maillot de bain. Sur le coup des seize heures, le ciel se voila, le temps devint lourd. C’était désormais dans la chambre d’Imane que les deux amies papotaient. La télé, diffusant une insipide série française calquée sur le modèle américain, procurait un bruit de fond.

« Non, la pire, la pire c’était la grosse ! Tu as vu ses seins ? Ça avait l’air tout flasque ! J’te jure, sans bikini, elle aurait pu jouer dans les Dents de l’Espace, avec le rôle du monstre ! »

[Lothringen]

Mhh... Nedjma n'avait jamais à réfléchir bien longtemps pour surenchérir, en termes de vacheries.

"Mais elle bougeait pas assez vite, même pour le monstre ! Je l'imagine plutôt comme une grosse baleine échouée sur la plage, en train de battre des nageoires comme une poule sans réussir à s'envoler... Obèse comme ça, je comprends même pas qu'elle ose montrer sa graisse en public. Tout blanc, tout mou... beuuhhh.
J'y pense, t'as vu les trois filles qui étaient près du grand bassin ? doivent être au lycée. ça minaudait pour essayer d'attirer les garçons, sérieux, pia pia pia sur gloussements de dinde, on les aurait dites en manque."
"Et comment que je les ai vues, répliqua Imane. Pas qu'elles étaient moches, mais avec un cerveau pareil, on a surtout envie de les noyer. Tu te rends compte qu'elles avaient apporté leur petit miroir de poche et leur mascara jusque sur leur serviette ? Si, je te jure !"

Les deux amies éclatèrent de rire de concert. Comme il est bon d'être méchant.

[Manfred]

Alors qu’elles riaient, Nedjma égara par hasard ses yeux sur l’écran de télé. La série continuait, toujours aussi dénuée d’intérêt. On y voyait présentement une classe d’adolescents, tous plus débiles les uns que les autres, en cours de maths. Les midinettes mises en scène ressemblaient beaucoup aux trois filles remarquées à la piscine. Modèles pour certains, risées pour d’autres, quoi qu’il en soit, l’une d’elle envoyait des avions en papier à son chéri assis à l’autre bout de la pièce. Mais, pas de chance, voilà que la prof interceptait l’un des avions, le dépliait et, de son ton implacable, lisait à haute voix les lignes couchées sur le papier. Humiliation, hilarité, Nedjma en aurait presque souri. Presque... car ce qu’elle remarqua, surtout, c’était le chignon gris, le visage sévère et le costume strict de la prof. C’était... elle...

« Et le type chauve ? Tu l’as vu, lui ? Pour un peu, son crane me renvoyait mon reflet ! » poursuivait Imane.

[Lothringen]

Mais Nedjma n'écoutait plus. Et elle n'osait demander à Imane si elle voyait bien la même chose qu'elle, sur l'écran, de crainte que ne se reproduise la mésaventure du matin. Elle attrapa la télécommande avec humeur et éteignit le poste.

"Trop naze, cette série."

Elle tenta de raccrocher les wagons des propos de son amie, histoire que cette dernière ne remarque rien.

"Ah oui, le chauve... Je cherchais les trois trous, tant il me faisait penser à une boule de bowling... Tiens, ça serait une idée de sortie, si ça te tente ; ça fait quelques temps qu'on y est pas allées."

[Manfred]

« Ha oui, sûr, ce serait vachement cool ! Mais pas aujourd’hui. Là, j’suis naze. La piscine m’a vidé. Pour un peu, j’serais capable de me lâcher la boule sur le pied. Pas mieux pour passer pour une gourde ! T’imagines la scène ? »

Curieusement, Imane semblait d’avantage s’intéresser à ce que les autres penseraient de l’incident, plutôt qu’à ce qu’elle ressentirait, elle, le pied écrasé. La discussion se poursuivit sur la même lancée. L’apparition de la vieille à la télé n’avait semble-t-il été remarqué que par Nedjma. Au moins n’eut-elle pas à aborder le sujet.

Après le repas du soir, elle entama le retour vers son appartement. Le ciel n’avait cessé de se couvrir, de devenir plus menaçant. Le vent s’était levé, il y avait de l’électricité dans l’air. Au loin, l’orage faisait rage. Eclairs et grondements à l’horizon. Mais pour l’instant, Pont-l’Espoir était relativement épargné. Quelques gouttes d’eau s’étaient mise à tomber, irrégulières, mais la pluie ne se décidait pas à vraiment débuter.

Au pieds de son immeuble, alors qu’elle s’apprêtait à en franchir la lourde porte, un curieux hasard fit en sorte que Nedjma croisa la si fameuse nouvelle voisine, celle-là même qu’elle voyait partout. Avait-elle à faire à l’originale ? Quoi qu’il en soit, la vieille dans son costume strict, portait un sac poubelle plein qu’elle destinait sans aucun doute à la benne à ordure. Dès qu’elle aperçut la jeune fille, elle lui adressa la parole avec une politesse tintée de fermeté naturelle. Le résultat assez sec rappelait le ton des profs.

« Bonsoir. Ne serais-tu pas Nedjma Meyer ? »

[Lothringen]

Nedjma fronça les sourcils, aussitôt sur la défensive. Elle n'aimait pas qu'un adulte lui adresse la parole sans autorisation préalable, et elle n'aimait pas ne pas savoir à qui elle parlait. Si ça se trouvait, c'était la caissière du supermarché, ou bien... N'importe qui, en fait. Avec un insupportable chignon et des vêtements de vieille fille revêche. Pas de clope au bec, cette fois. Tant mieux, la fumée était écoeurante... mais l'odeur de la poubelle ne valait pas beaucoup mieux.

"C'est moi. Et z'êtes la nouvelle voisine, c'est ça ?"

[Manfred]

« Tout à fait ma petite. Je suis Clodia Briston. Hier soir, je me suis présenté aux locataires de l’immeuble. Mais lorsque je suis passé chez ta mère, tu étais de sortie. »

La voisine avait répondu aimablement, même si son ton un rien suffisant, un brin sec, n’invitait pas vraiment à la sympathie. Au moins ne faisait-elle pas la niaise comme certains adultes en présence d’enfants.

« Enchanté de faire enfin ta connaissance. Et à bientôt. »

Sur ce, elle dépassa la jeune fille pour se diriger, sans surprise, vers les bennes. Le sac poubelle laissait dans son sillage une écœurante odeur que Nedjma ne sut pas identifier.

[Lothringen]

C'était grotesque. Une conversation tout à fait anodine de pied d'immeuble comme elle aurait pu en avoir avec n'importe lequel de ses habitants, et comme elle en avait eu déjà quelques unes, d'ailleurs, d'autant que les locataires étaient nombreux et plutôt bien tassés. Et malgré tout, cette voisine sans intérêt commençait à lui phagocyter tout doucement le quotidien, comme si elle l'obsédait à la rendre folle. Tout ça, d'une façon ou d'une autre, c'était de sa faute. Tout avait commencé avec son emménagement de la veille au soir, c'était net. Depuis, Nedjma la voyait partout où elle n'était pas, et qui sait, peut-être même la vieille avait-elle sa part de responsabilité dans la fugue de Dolphi...

Et elle repensa au sac poubelle en le voyant s'éloigner avec sa propriétaire. Porter sa poubelle, si vite, alors qu'elle n'avait pas dû faire plus de deux repas ? Mais si ç'avait été des emballages et des cartons l'odeur ne serait pas aussi abominable. Et elle se mit à s'imaginer (penchant affirmé pour les films d'horreur aidant) que le sac était rempli de membres humains sanguinolents, fraîchement découpés à la tronçonneuse... Bon, c'était idiot mais quand même très excitant. Le coeur battant, Nedjma et son sac de piscine allèrent trouver refuge dans le local technique du rez-de-chaussée, attendant d'entendre Clodia Briston (quel nom, non mais quel nom...) remonter l'escalier pour aller jeter un oeil à son tour du côté des poubelles.

[Manfred]

Claudia ne fut pas longue à revenir. Son pas décidé, de celle qui savait où elle allait, était aisément identifiable. Dès lors, la voie vers la benne était libre. Tout du moins semblait-il. Nedjma s’en approcha. La benne débordait de sacs poubelles pleins, le couvercle en demeurait à demi ouvert. Celui de Briston, tout noir, était là, à portée de main.

« Nedjma, qu’est-ce que tu fais ? » fit la voix curieuse de Théo.

Le copain du pallier, accompagné de sa mère, se dirigeait vers l’entrée de l’immeuble. La maman ne manqua pas de jeter un regard soupçonneux à la fille.

[Lothringen]

"Ah, euh..."

Décidément, Théo avait l'art d'être au mauvais endroit au mauvais moment. Une sorte de don de naissance, on l'a ou on l'a pas. Tiens, "le garçon de trop", c'était un surnom à explorer. Imane apprécierait. Et le pire, c'est quand sa mère l'accompagnait. Quel regard torve ! Elle savait pour le film de la veille, ou quoi ? Si c'était le cas, tant mieux ; ils ne resteraient pas longtemps.

"J'attends l'orage. ça gronde fort, là-bas. J'ai même aperçu les éclairs ! ça se rapproche."

Elle ne mentait qu'à moitié. La petite fille adorait regarder l'orage, et n'avait pas vraiment peur de se trouver dessous... C'était comme un spectacle sur très grand écran avec des vrais effets spéciaux qui déchirent.

[Manfred]

Théo parut sur le point de demander s’il pouvait rester avec sa super copine. Toutefois, un regard de sa mère l’en dissuada. Ce fut celle-ci qui répondit, avec une amabilité sans doute un peu forcée.

« Pense à te mettre à l’abri si ça pleut de trop. Parfois, les orages, c’est violent. Tu viens Théo ? »
« Heu, à plus tard Nedjma ! » répondit le gamin, un rien contraint.

Non sans un dernier coup d’œil soupçonneux de la mère, ils passèrent la lourde porte de l’immeuble, laissant seule la fillette à côté de la benne à ordure. Elle en sentait l’effluve caractéristique, nuancée par l’étrange puanteur du sac poubelle de Miss Briston. Le résultat, à la longue, pouvait retourner l’estomac. Au loin, l’orage grondait, menaçait, mais sans se décider à venir. Quelques gouttes tombaient par intermittence. Le ciel gris s’assombrissait, les lampadaires commençaient à s’illuminer. Il y en avait un à proximité de la benne. Sa lueur blafarde baignaient l’endroit, faisant s’étirer les ombres.

[Lothringen]

Hum, hé bien, hem, quand le lait est tiré, il faut le boire...

L'ambiance devenait sinistre et Nedjma n'était plus vraiment certaine de trouver son idée de tantôt aussi séduisante qu'auparavant. Néanmoins, elle était du genre têtue, et pour l'heure, il lui restait un peu plus d'entêtement que de peur. Rassemblant tout son courage et son imagination (et se rappelant que maman était juste au-dessus), elle se remit dans le scénario, le reprenant là où il en était avant cette interruption grossière. Et elle se racontait l'histoire en la jouant :

"Donc je suis une super-enquêtrice qui n'a peur de rien, un flingue dans la jarretelle, bien décidée à coincer la vieille bique. Je rase le mur dans le nuit tombante, à m'en faire des accrocs, juste à côté de la grande benne à ordure de la copropriété. Et je respire par la bouche, parce que par le nez, ça pue..."

Elle s'approcha lentement du sac noir de sa voisine, puis, d'un mouvement vif comme l'éclair - absolument pas indispensable, mais c'était pour les besoins du jeu - elle déchira le dessus du sac, se reculant d'un bond comme si elle s'attendait à en voir jaillir un chat sauvage.

[Manfred]

Le sac émergeant à moitié de la benne, la déchirure lui fit déverser au sol une partie de son contenu. Sous la blême lueur du lampadaire, Nedjma pu observer une substance flasque, luisante, gorgée de jus. C’était noir et, comble de la répugnance, cela palpitait faiblement, comme de la gelée agitée par un doigt invisible. Les immondes substances étaient régulièrement utilisées dans les films d’horreur. Le pitoyable "Les Dents de l’Espace" n’avait pas fait exception. Toutefois, dans la réalité, on se trouvait rarement face à une telle chose, une chose qui puait plus qu’une charogne pourrissant au soleil. L’odeur était si forte, si intense, qu’elle risquait d’imprégner les affaires de la jeune fille. Le sac béant paraissait plein de cette mixture, quoi que pour s’en assurer, il fallait le sonder.

[Lothringen]

Nedjma avait été loin de s'attendre à se trouver face à un truc pareil. Une partie d'elle-même avait secrètement espéré que la frontière entre le réel et l'imaginaire resterait en place, bien solide sur ses bases. Mais là...

"Beurk, beurk. Beurk. Non mais BEURK quoi !" dit-elle cette fois-ci à voix haute, pour se tenir compagnie.

En règle générale, ce genre de substance immonde et puante était la sécrétion d'un monstre ou d'un alien. Claudia Briston (quel nom...) appartenait-elle à cette catégorie ? Curieusement, elle l'aurait plutôt vue dans un rôle de sorcière. Son côté vieille institutrice rigide, sans doute. En tout cas, elle n'était pas ce qu'elle paraissait.

En attendant, le truc puait et palpitait. Nedjma revint sur ses pas, en direction du local technique, où elle chipa un balai brosse et déposa son sac de piscine. Inspirant une dernière fois, elle prit en main son arme improvisée et retourna en courant attaquer la chose en la poussant du bout du bâton, histoire de voir si ça pouvait saigner, se tuer, et s'il n'y avait rien de plus dans le sac poubelle. A chaque mouvement de son bras vers le sac, le haut de son corps avait un mouvement de répulsion en sens inverse. C'était vraiment dégueulas.

[Manfred]

L’abjecte substance ne saigna pas. Mais elle s’étala, telle de la confiture, sur le goudron au gré des coups de bâton. Quant au sac, l’outil de la jeune fille y rencontra quelque chose de dure. Ce ne fut pas une mince affaire que de dégager cette chose. Chaque tentative répandait toujours d’avantage de gelée noire au sol, toujours d’avantage de puanteur dans l’air. Une bourrasque enveloppa Nedjma de froid. Au loin l’orage tonnait avec une rare virulence. Ceux qui étaient dessous devaient avoir un sacré son et lumière. Un instant, il sembla que la pluie allait s’abattre pour de bon sur la ville cédée à l’obscurité, mais non. Le bâton agrippa la chose, la tira, la fit basculer par-dessus le rebord de la benne. Au milieu de l’amas gluant et palpitant, le violet d’une peluche apparut. Une peluche avec des nageoires...

[Lothringen]

Hein ? Nedjma suspendit son geste, interloquée. La même peluche perdue, celle qu'elle avait cru voir descendre la rivière ? Victime d'une marée noire à l'estuaire, remontant frayer comme un saumon, finalement péchée par la voisine dans le plus proche caniveau, puis jetée aux ordures parce que non comestible ? N'importe quoi. Absolument n'importe quoi.

"...Dolphi ?"

Oui bon, c'était idiot de l'appeler comme si elle s'attendait à la voir aboyer comme un chien et lui venir au pied, mais au point d'absurdité où on en était, elle ne craignait plus grand chose. Même pas le ridicule.

[Manfred]

Mais Dolphi, si c’était bien lui car Nedjma ne pouvait qu’en voir une petite partie, demeura inerte telle la peluche qu’il était sensé être. Dans son amas gélatineux, le nettoyer n’allait pas être une mince affaire. Si la jeune fille commettait l’erreur de respirer par le nez, son estomac se soulevait aussitôt. Le supposé Dolphi serait tombé dans une fosse septique que ce n’aurait pas été pire. Peut-être même que c’aurait été mieux.

[Lothringen]

Nedjma se voyait mal rentrer à la maison avec la peluche dans un état pareil. D'autant qu'elle n'était pas tout à fait certaine de ne pas entendre maman lui dire qu'au lieu de Dolphi tout puant et sale, elle lui avait ramené une conserve entamée... Toujours à l'aide de son bâton - hors de question de toucher ce truc - elle entreprit de débarrasser la peluche de ce qui lui restait de saleté. Evidemment, il en resterait. Si l'orage voulait bien ouvrir les vannes, là tout de suite, en version douche intensive, ce serait une rudement bonne idée.

[Manfred]

Mais l’orage demeura sourd au désir de la jeune fille. Quelques grosses gouttes irrégulières, voilà tout ce que les cieux sans cesse plus sombres voulaient pleurer. Le bâton commença, tant bien que mal, à dégager Dolphi. Il ne fut pas long à révéler une entaille dans la peluche, une longue, une très longue entaille. En fait, le dauphin paraissait avoir le ventre ouvert. Et à l’intérieur, au lieu du rembourrage, la même mixture noire... comme si c’était là ses viscères. Nedjma ne put que se rendre à l’évidence. D’une part, il lui faudrait une éternité pour achever sa besogne, d’autre part, elle n’y gagnerait qu’une loque. Son Dolphi, son précieux Dolphi était... mort ? Curieuse idée pour quelque chose qui n’avait jamais vécu, et pourtant l’idée lui traversa l’esprit.

[Lothringen]

Son beau dauphin, éventré et gisant dans sa propre marée noire, puant et vidé de ses intestins. Elle aurait préféré rester sur l'image de la peluche descendant la rivière au milieu des péniches ; c'était nettement plus gai comme fin. Il allait falloir la laisser là, au milieu des ordures, baignant dans ce liquide visqueux, profanée... Ravalant une nette envie de pleurer, Nedjma l'abandonna sur place, alla replacer le balai dans le local, reprit son sac de piscine, et se mit à monter machinalement vers son appartement.

Et tout ça, c'était la faute de la voisine. Vengeance.

[Manfred]

Accablé par la triste fin de son fidèle Dolphi, Nedjma ne tarda pas à rentrer chez elle. Sitôt la porte franchie, elle entendit le bruit de fond que constituait la télé. Sa mère somnolait devant, les vestiges de son repas gisant sur la table basse. Avec en sus la rumeur de l’orage, l’atmosphère avait quelque chose de fiévreux, de dépressif. Fatima ne réagit même pas à l’arrivée de sa fille. Cette dernière gagna le refuge de sa chambre où deux prunelles vertes l’attendaient. Puck trônait sur le lit, si sombre, si charismatique. Il semblait tendre les bras en un appel muet au réconfort. La jeune fille mit quelques secondes à réaliser que sa nouvelle peluche était seule sur le lit. Toutes les autres étaient par terre. C’était sûrement une maladresse de cette mère idiote.

[Lothringen]

C'était drôle, on aurait dit que Puck avait mauvais caractère et n'admettait pas de concurrence. De toute manière, la peluche n'avait pas besoin de ça : elle était belle, elle était profondément différente de toutes les autres, elle avait du style, et en plus, elle était neuve - c'est tout naturellement que Nedjma alla se consoler de Dolphi dans les bras de son successeur. Puck était un peu plus petit, donc un peu moins agréable à étreindre, mais la peluche était toute douce, avec de grandes oreilles si amusantes à caresser. Et puis ce regard vert, si complice, tout brillant de malice... Nedjma le serra dans ses bras, s'allongea sur le lit, et ferma les yeux un bon moment.