[Ailleurs] Au-delà : troisième pilier - Lothringen

[Mornagest]

Le semi-drow vécut une sensation quelque peu similaire à celle d'une téléportation, à peine plus mouvementée. Toutefois, sa vision se couvrit d'un voile blanc qui perdura quelques instants, avant de s'estomper progressivement. Le décor avait changé. La température, également. Encore du froid ? Il avait vaguement espéré ne plus avoir froid avant un bon moment. Raté...

Autour de lui, des maisons, sales et communes. Une rue pavée, un caniveau crasseux déversant de l'eau croupie, tandis que des restes de congères fondaient lentement au soleil timide mais néanmoins présent. Le ciel était bleu pâle et une brise légère soufflait, mais l'atmosphère était lourde. Lothringen s'étonna soudain ; il lui semblait se trouver plus haut du sol que d'habitude... il regarda ses pieds, découvrit des bottes de mauvaise qualité, surmontées de chausses rapiécées, et d'une tunique guère en meilleur état. Il portait une épée tirée au clair, qui lui semblait ne peser guère plus lourd qu'une plume.

Soudain, le vent fit voler une mèche de ses cheveux, qui, au lieu d'être d'un blanc laiteux, étaient blonds comme le blé.

[Lothringen]

Par acquis de conscience, Lothringen regarda ses mains : des mains larges, à la peau pâle... C'était donc confirmé, il n'était pas lui-même. Ou plutôt, il habitait le corps d'un autre, un gaillard blond, grand et costaud du gabarit de Mornagest. La morsure du froid lui était beaucoup moins pénible que d'ordinaire et il ne ressentait pas de gêne à tenir cette épée à une main. C'était déroutant, mais pas autant que ça aurait pu ; après tout, le semi-drow avait déjà usé et abusé des sorts de métamorphose, par le passé... restait à savoir pourquoi le Rêve l'envoyait en un tel endroit. Pour la première fois, il se retrouvait seul. Etait-il censé rejoindre les quatre autres ? Et où était-il, d'ailleurs ? On aurait dit un de ces villages misérables de la région pionnière des Dix-Cités. Il n'avait jamais voyagé si loin au nord.

Rengainant son épée, il se mit en quête de villageois. Il avait l'air vêtu comme l'un d'eux... Si ces derniers n'étaient pas trop farouches, ils accepteraient peut-être de le renseigner. Sinon, leur réaction serait de toute façon instructive.

[Mornagest]

La rue dans laquelle il se trouvait était déserte, mais il entendait une rumeur non loin. Peut-être un marché ou quelque chose d'approchant ; il n'était pas certain de lui, mais il se pouvait bien qu'on était au matin. Il n'eut guère à marcher longtemps avant de trouver la place sur laquelle se tenaient étals, échoppes et autres gargotes, plus ou moins bien achalandées. Pour la plupart, les marchands proposaient des vivres, dont une grande partie étaient inconnues de Lothringen. Des légumes locaux, essentiellement. Quelques-uns vendaient des objets artisanaux quelconques, et il y avait même un genre de forgeron qui offrait des armes rustiques mais à l'aspect solide.

Autour de lui, les gens ne lui adressaient qu'un bref regard neutre avant de poursuivre leurs occupations. Le semi-drow constata qu'il se fondait bien dans la masse : beaucoup étaient au moins aussi grands que lui, et il n'apercevait que rarement une tête coiffée de cheveux marrons.

Il avait maintenant l'embarras du choix pour ce qui était d'interroger quelqu'un. Des clients, des marchands, des badauds... il devait y avoir au moins deux cents personnes.

[Lothringen]

Au fil des rues, Lothringen découvrait une agglomération un peu plus étendue qu'il ne l'avait d'abord cru. Le marché était celui d'une petite cité, plutôt pauvre à en croire les marchandises disponibles, mais on ne semblait pas souffrir de la faim non plus. Ce n'était pas ici qu'il allait trouver la fête de l'esprit que lui avait promis la bibliothèque de la cité inhabitée...

L'observation des autochtones, en revanche, lui arracha un sourire. De grands guerriers blonds à foison : il avait atterri au pays des sosies de Mornagest. Le semi-drow pouvait s'imaginer le croiser presque à chaque pas. Il allait peut-être se plaire ici, somme toute...

Trêve de plaisanterie, il lui fallait quelques informations avant de déterminer quoi faire de sa propre présence – avisant l'un des marchands, Lothringen l'aborda en tâchant de ne pas trop parler comme un érudit, et en espérant ne pas trop trahir un accent du Téthyr.

« Excusez-moi... Je viens d'arriver en ville, et je me suis un peu perdu en route... Pouvez-vous me confirmer le nom de cet endroit ? »

[Mornagest]

Un peu étonné par la question, le marchand ne remarqua guère les inflexions de Lothringen lorsqu'il parlait. Lui-même répondit, dans un commun empreint d'un accent qu'il n'avait jamais entendu, même de la bouche de Mornagest :

"À Nardovan, messire. La seule ville du coin. Et encore ! On dit "ville" parce qu'il y a plus de dix rues autour de la place !" Il partit d'un petit rire, content de sa plaisanterie. "Si vous voulez reprendre la route, je vous conseille de vous munir de quoi voyager... vous n'avez pas l'air très équipé." Il ne disait même pas cela pour vendre sa propre marchandise, car il proposait de la nourriture sous toutes ses formes : pains divers, venaisons, légumes, tubercules... depuis quand Lothringen n'avait-il pas mangé ? Le devait-il, dans ce "rêve" ?

Voyant le semi-drow - sous apparence humaine - sans réaction directe, le marchand répondit à une demande d'un client, tout en lui faisant signe qu'il en aurait pour quelques instants, s'il voulait bien prendre le temps.

[Lothringen]

Nardovan... Il fallait s'y attendre, ce nom ne lui disait absolument rien ; la localité était bien trop petite pour avoir droit à une entrée à son nom dans sa mémoire encombrée, à supposer qu'elle eût même l'honneur de figurer dans aucun des nombreux ouvrages qu'il avait lus jadis... Il lui fallait pourtant savoir où il était – ou, pour mieux dire, passer à l'échelle au-dessus, si possible sans passer pour un fou dangereux ou un mage plus dangereux encore.

Tandis que le marchand répondait à son client, Lothringen chercha une bourse à sa ceinture. Vue la qualité des frusques dont il était affublé, il ne s'attendait pas à porter sur lui la rançon d'un prince, mais quelques piécettes auraient été fort appréciées : non seulement il se découvrait une appétence très naturelle pour l'une des miches de pain qui figuraient sous ses yeux, mais il aurait bien envisagé d'acheter une carte de la région si quelqu'un voulait la lui vendre ; en lui parlant d'équipement et de voyage, son interlocuteur venait de lui fournir une transition toute trouvée.

[Mornagest]

Quinze pièces d'argent et un peu moins de cuivre, c'était plutôt confortable pour pouvoir s'offrir des vivres pendant quelque temps. Quant à une carte, le plus difficile serait de trouver quelqu'un qui pût la lui vendre.

Le marchand termina avec son client, puis, lorsqu'il vit que Lothringen lorgnait une belle miche de pain, il répondit à sa question muette : "Six pièces de cuivre, mon bon monsieur. Il est d'hier, je dois vous l'avouer, alors je vous le fais moins cher..." Pour la première fois, il dévisagea un peu plus le semi-drow à l'apparence modifiée. "Est-ce que ça va ?" fit-il, l'air un peu plus soucieux.

[Lothringen]

Lothringen se secoua mentalement.

"Hum, désolé, un peu perdu, décidément", répondit-il en comptant les pièces sur la table. "Je vous prends cette miche. Pensez-vous que je puisse trouver quelqu'un pour me vendre une carte de la région, dans les parages ? J'aimerais autant éviter de m'égarer une nouvelle fois..."

Il accompagna sa question d'un sourire un peu forcé, histoire de rassurer son interlocuteur. Sous son déguisement, le semi-drow redevenait quelqu'un de très ordinaire, qui pouvait prendre le temps de discuter avec des commerçants, et auquel les commerçants adressaient volontiers la parole. Depuis qu'il était devenu conseiller, il avait un peu perdu l'habitude. Ce n'était pas désagréable...

[Mornagest]

Le marchand tendit le pain et empocha les piécettes tout en dévisageant subrepticement Lothringen. Ce dernier ne pouvait pas se voir, pour l'instant, mais il avait les traits tirés, les joues assez creuses et des cernes sous les yeux qui auraient fait peur à un zombie. Depuis combien de temps ne s'était-il pas reposé ?

"Une carte ? Ben ça... peut-être qu'il y en a une à l'auberge, là" il tendit son bras vers une enseigne, derrière une série d'étals qui masquaient en partie le bâtiment, qui semblait plus imposant que ses voisins. "Le patron a parfois des trucs qu'il achète aux gens de passage. Avec un peu de chance, vous trouverez ça. Sinon, je ne vois pas..."

Autour d'eux, les clients bavardaient, les achats s'effectuaient ; bref, la vie battait son plein malgré la rigueur du climat et la pauvreté relative des lieux. De ce qu'il pouvait en voir, la vie était simple mais dépourvue de soucis majeurs : il ne voyait personne affichant une mine grave ou restant taciturne.

[Lothringen]

Lothringen remercia sincèrement le marchand et s'éloigna bientôt tout en tenant en main son pain un peu trop ferme, dans l'idée de poursuivre sa quête d'une carte des lieux. Depuis qu'il avait entamé cette nouvelle épreuve, il se trouvait enveloppé de sensations innombrables, couleurs, senteurs, bruits divers, autant d'informations superflues qui lui donnaient une impression saisissante de réalisme. Il ne rêvait pas cette scène, il la vivait... bien plus pleinement que les précédentes, lui semblait-il.

Mais le Rêve tardait à lui révéler où il voulait en venir, aussi ne lui restait-il plus qu'à faire ce qu'il aurait fait après une téléportation ratée en quelque coin méconnu de Féerune – si tout cela se prolongeait un peu trop, nul doute que le semi-drow ne finirait par rechercher une académie de magie ou à défaut un mage pas trop revêche afin d'apprendre ou réapprendre un livre de sorts digne de ce nom. Et, le cas échéant, peu lui importerait de devoir tout reprendre à zéro : autant vouloir dissuader un cours d'eau de couler vers la mer... Cependant Lothringen n'en était pas encore là, bien sûr, et pour l'instant, il n'envisageait encore que de renseigner et d'explorer les lieux, afin de pouvoir s'appliquer à ce qu'il savait faire de mieux – s'efforcer de comprendre.

Tout en prélevant une bouchée sur sa miche de pain, Lothringen se fraya un chemin au milieu des badauds et des étals, en direction de l'auberge. Alors qu'il essayait encore, par habitude, de se faufiler, il remarqua avec amusement que c'étaient plutôt les autres qui s'écartaient, désormais. Il avisa bientôt la façade du bâtiment. Une carte, ici ? Ce serait un coup de chance... A défaut, on pouvait toujours y laisser traîner ses oreilles.

[Mornagest]

La matinée s'avançait, et l'activité sur le marché bourdonnait maintenant - toutes proportions gardées. L'auberge était bien entendu ouverte, mais il ne semblait pas y avoir beaucoup de monde à l'intérieur. Les gens devaient encore paresser au lit, ou faire leurs emplettes, plutôt que de boire de la bière à cette heure.

Lothringen entra et profita de la chaleur du feu dans l'âtre. Pour l'instant, rien ne cuisait au-dessus des flammes, mais il régnait une odeur de nourriture agréable dans la pièce, d'origine inconnue. Quelques tables étaient disposées, de même que des bancs de part et d'autre de ces dernières. Il pouvait y avoir une quarantaine de convives en même temps dans la salle, mais pour l'instant, il n'y avait qu'un groupe de trois hommes et une femme en train de discuter tranquillement, et un autre homme, seul, le regard perdu dans le vague.

Le semi-drow inspecta les lieux plus attentivement, à la recherche d'un endroit quelconque où dénicher un fouillis de matériel dont le marchand avait évoqué la possible existence. Il vit une énorme tête de bétail accrochée au mur en face de la cheminée, une bête qui avait dû être immense. Quelques babioles étaient également disposées, sur le comptoir ou suspendues aux poutres du plafond. Et, sur le mur opposé à la porte, il aperçut ce qui ressemblait furieusement à un plan. Quant à savoir si celui-ci était de la région...

Alors qu'il s'avança de quelques pas, la conversation s'arrêta et toutes les têtes se tournèrent pour le dévisager l'espace d'un instant fugace. Puis la discussion reprit. L'homme seul n'avait pas cillé.

[Lothringen]

Lothringen avait machinalement cherché des yeux le tenancier de l'établissement, mais ce dernier devait être occupé en cuisine, car il ne voyait pour l'heure qu'un comptoir vide et ces quelques clients, auprès desquels il ne faisait manifestement pas trop sensation. Parfait : voilà une situation que le semi-drow n'avait pas connue aussi souvent qu'il l'aurait souhaitée. Est-ce que cela voulait dire aussi que son "hôte" n'était pas d'ici ? A supposer que ce corps qu'il occupait ait jamais existé pour un autre, et pour l'instant, rien n'était moins sûr... Lothringen archiva l'idée et revint à son examen des lieux. Sans chercher à cacher ses hésitations, il s'avança gauchement vers l'autre extrémité de la pièce, le nez en l'air, curieux d'examiner ce plan de plus près. Si ce dernier s'avérait suffisamment intéressant, il envisageait même de prendre place en-dessous.

[Mornagest]

Tout en s'approchant, Lothringen fixait la carte des yeux. Il était encore trop loin pour tenter d'y déchiffrer quoi que ce fût, mais elle paraissait représenter une région montagneuse, ce qui était déjà un bon point : l'Épine Dorsale du monde était très accidentée, et il ne faisait pratiquement aucun doute qu'il s'y trouvait présentement.

Il se posta devant, et l'examina en détails. Les caractères étaient en commun, heureusement. Ses yeux tombèrent sur une série de noms qui lui étaient inconnus, mais il repéra la mer, à l'ouest. En suivant la côte, il découvrit les noms de Luskan et Padhiver, ainsi que d'autres localités plus petites dont les patronymes ne lui disaient rien. Il passa un moment à fouiller, et finit par trouver Nardovan : un minuscule point sur la carte, au beau milieu des montagnes. Guère plus qu'un carrefour entre deux routes sinuant entre les cols enneigés, à l'ouest de Mirabar. En plein milieu de nulle part, somme toute. Bah, il s'y attendait peu ou prou, non ?

Durant tout le temps qu'il passa auprès de la carte, Lothringen ne se rendit pas compte qu'on l'observait en détail. De son côté, l'aubergiste revint, et arracha le semi-drow à son examen en le saluant vaguement.

[Lothringen]

L'Epine dorsale du monde, un peu au sud du Val de Bise... Il ne s'était pas tant trompé que cela tout à l'heure. Le semi-drow ne savait pas grand chose de cette région du monde, à part que c'était celle dont son compagnon était originaire - gelée, pauvre, inhospitalière, et à peine habitée. Mornagest n'en parlait pas volontiers, mais c'était le cas de tout ce qui touchait à son passé. Il n'était pas certain non plus qu'il y ait grand chose à en dire... Bon sang, que faisait-il ici ?

Lothringen rendit son salut à l'aubergiste, et se décida à prendre place dans la salle, tout en commandant une pinte de lait chaud. Vue l'heure, cela lui semblait plus adapté que de la bière, et il fallait bien accompagner son pain... De temps à autres, tout en mâchant distraitement des morceaux de pain, il levait à nouveau le nez vers la carte, comme il cherchait à mémoriser les orientations des routes et le nom des localités minuscules qui entouraient Nardovan. Dans le même temps, il n'était pas fâché de s'asseoir au chaud un moment, et de laisser ses pensées dériver à leur guise. Qu'allait-il faire, à présent ? Il n'avait sans doute nulle part où dormir...

[Mornagest]

Son repas terminé, Lothringen laissa libre cours à ses interrogations. La raison de sa présence ici, et surtout, la façon dont il pourrait bien se sortir de là ne laissaient pas de le rendre dubitatif. Vivait-il un souvenir de son compagnon ? Ou s'imaginait-il à sa place, en fantasmant sur son passé qu'il abordait avec réticence ?

Il vit, du coin de l'œil, l'homme seul se lever et aller parler à l'aubergiste à voix basse. Tranquillement, les deux hommes s'en allèrent en cuisine. Le groupe des quatre autres était toujours en train de deviser, mais le semi-drow ne pouvait pas entendre ce qu'ils disaient. Peut-être pourrait-il lire sur leurs lèvres, en faisant attention. Mais il risquait de se faire repérer.

L'aubergiste revint et alla à la porte d'entrée, qu'il manipula un bref instant. Les quatre autres se levèrent et toisèrent Lothringen avec une insistance qui le mit mal à l'aise.

"C'est bien lui", fit l'un d'eux, d'une voix glaciale.

[Lothringen]

Lothringen se leva aussitôt à son tour. Un vieux réflexe de fuyard...

« Hein ? Non ! »

Il venait de comprendre. Il n'était pas dans la peau d'un autochtone de la région natale de Mornagest... Il ETAIT Mornagest. Avec toutes ses casseroles, apparemment... Pourquoi n'y avait-il pas songé plus tôt ? Faute de miroir, ou excès de vêtements, sans doute... S'il avait su le deviner, il aurait su aussi éviter cette auberge. Trop tard, désormais... Se rendre ? Autant se suicider. Il savait le guerrier capable d'avoir commis bien des crimes.

Quatre en fond de salle, la porte close, ou bien des renforts arrivant du marché alertés par ce signal. Tirant son arme, il se précipita vers la cuisine, où devait se trouver l'homme taciturne, celui qui l'avait dénoncé. Il devait bien y avoir un autre accès par là...

[Mornagest]

La course précipitée se révéla plus compliquée que prévu : Mornagest était costaud, mais nettement moins agile que l'était Lothringen. Avec ce handicap, le semi-drow faillit trébucher à deux reprises sur des pieds de table, jaugeant mal l'espace qu'il prenait désormais. Un changement de morphologie pouvait aussi avoir des inconvénients...

Les autres sur les talons, Lothringen déboula en vitesse dans la cuisine. Malheureusement, la porte de service était bloquée, elle aussi. Une barre la traversait, et le temps de la défaire... l'homme seul était présent, et affichait un léger sourire méchant sur les lèvres. Il pointait un arc encoché d'une flèche en direction du fuyard.

"Allons, allons. Je suis certain que nous allons trouver un terrain d'entente."

Derrière, les autres allaient entrer à leur tour dans la cuisine.

[Lothringen]

Il est difficile d'impressionner un homme aux abois, et plus encore de lui faire entendre raison... Lothringen ne savait pas qui était cet homme – un ennemi personnel, un chasseur de primes ? - mais il n'en avait pas besoin pour savoir qu'il se tenait entre lui et la liberté. En temps ordinaire, il aurait lancé sa séquence d'urgence – peau de pierre, invisibilité, rapidité – et fui, fui, fui, jusqu'à s'être donné assez de répit pour se téléporter. Il devinait cependant que sa magie serait sans effet dans ce Rêve, et qu'il ne lui restait donc plus qu'à improviser.

Un instant stupéfait devant la présence d'un archer, le semi-drow plongea derrière une table, pour en ressortir presque aussitôt un tabouret en main, en guise de bouclier. Tout en tentant de s'en servir afin de protéger ses fonctions vitales, il chargea. Il allait certainement se prendre une flèche, mais c'était un risque assumé ; le tireur n'aurait de temps que pour une seule.

[Mornagest]

La surprise, plus que le bouclier de fortune, aida Lothringen. L'archer manqua son tir, malgré la cible imposante que le corps de Mornagest fournissait. La flèche fila à un cheveu du semi-drow, et le tireur maladroit en fut quitte pour laisser tomber son arc pour tenter de dégainer au plus tôt.

Mais derrière, les autres étaient déjà dans la pièce, armes au clair.

"Toujours aussi sanguin, je vois !" fit une voix féminine derrière Lothringen. "Arrête-toi, maintenant, sans quoi, nous serons obligés de t'abattre !" Son ton était menaçant.

[Lothringen]

Lothringen, entraîné par son élan, ne l'écouta pas tout de suite ; il commença par lâcher le tabouret, tordre le poignet de l'archer, passer derrière lui, et, le menaçant de son arme, se faire un nouveau bouclier de son corps. Cela n'avait pris qu'un instant. Alors seulement il pensa à respirer à nouveau, et il dévisagea le groupe. Il avait réagi à l'instinct, saisi de panique devant un danger et des opposants dont il ne savait rien, et une situation potentiellement mortelle. Ce n'était peut-être pas la meilleure réaction.

Ils le connaissaient donc, tous ces gens qui n'avaient pas pipé mot pendant de longues minutes tandis qu'il examinait la carte, puis déjeunait dans cette auberge. Ils avaient des griefs à son égard. Et ils voulaient quelque chose de lui. Peut-être autre chose que sa liberté ou sa vie, somme toute. Sa bourse ? Il priait pour que ce ne soit que cela, mais sans trop y croire.

« Voulez quoi », articula-t-il péniblement, d'une voix encore essoufflée. Mornagest n'avait jamais été un grand bavard, autrefois, et sur ce point, on n'avait pas gagné au change.

[Mornagest]

Les autres se détendirent alors, baissant insensiblement leurs armes.

"Bien. C'est plus sage. Lâche-le, déjà. Ensuite, rengaine ton arme. Tu es fort, mais contre cinq... n'espère pas nous battre !" fit l'un des hommes. Ils s'approchèrent de Lothringen et l'invitèrent à s'asseoir sur un coin de table.

"Tu te rappelles de nous, non ?" poursuivit-il. "Voilà trois semaines, tu as tué deux d'entre nous. Bon, d'accord, les torts étaient sans doute partagés... je suis sûr que tu avais de très bonnes raisons pour les refroidir.
- Et les torturer, au passage. Franchement... c'était dégueulasse, ce qu'on a vu. remarqua un des autres hommes.
- Bref. En tout cas, leur famille n'a pas apprécié. Tu comprends, ce n'est pas personnel. Mais on doit te ramener auprès de leurs proches. Tu te feras un plaisir de leur expliquer clairement pourquoi tu leur as fait ça. À mon avis, ça va beaucoup les intéresser."

Le type afficha un sourire sardonique. Il prenait un malin plaisir à faire semblant d'avoir un peu d'empathie pour le semi-drow. Pendant ce temps-là, l'archer s'était remis de ses émotions et se posta non loin de Lothringen.

[Lothringen]

C'était grotesque. Comment pourrait-il leur expliquer pourquoi il avait fait ce qu'il n'avait pas fait ? Et quand bien même... il doutait que qui que ce soit ait envie d'entendre les raisons de Mornagest sans l'étriper en retour. C'était l'idée, non ? Une nouvelle fois, une nième fois, il se sentit la gorge nouée en songeant à ce qu'avait été le passé de son compagnon, à la traînée sanglante qu'il avait laissée derrière lui. Lothringen était loin d'avoir les mains propres lui non plus, et même s'il n'avait jamais pris plaisir à tuer, il doutait que cela change grand chose pour les victimes. Tous ces morts pour qu'ils puissent continuer de vivre. De quel droit ? Ils ne pourraient racheter cela. Même pas en rêve...

« ça m'étonnerait », grogna-t-il, les yeux dans le vague, la main crispée sur sa garde. Il avait rengainé, certes, il n'avait peut-être aucune chance de les vaincre, mais ce n'est pas pour ça qu'il avait tout à fait renoncé à une nouvelle tentative suicidaire et désespérée. La bête acculée n'a plus rien à perdre... Il releva les yeux, un air buté sur le visage. « Ramenez-leur ma tête, ça les intéressera beaucoup plus. Toutes les familles sont comme ça. »

Il jouait un jeu un peu risqué, mais il avait besoin de savoir ce que ces hommes voulaient vraiment. Pourquoi ne pas se venger tout de suite, tant qu'ils le tenaient ? Leur projet était vraiment étrange...

[Mornagest]

Un risque. Mais qu'avait-il à perdre, au fond ? N'était-il pas en train de rêver ? Comment expliquer tout ceci, sinon ? D'un autre côté, il était bien placé pour savoir que la magie permettait d'opérer des choses inexplicables...

Ce fut la femme qui répondit.

"Désolée de te décevoir, mais nous te livrerons en un seul morceau. Et indemne, sauf si tu joues à l'idiot. Ils nous ont bien précisé qu'ils voulaient s'occuper de toi eux-mêmes. A mon avis, tu n'as pas chatouillé les bonnes personnes..."

A priori, les membres de cette famille avait une morale aussi douteuse que Mornagest à l'époque. Ça promettait.

[Lothringen]

Ainsi le plaisir de cette famille passait avant celui du groupe, qui n'était pas si énervé ni si soudé que cela. Intéressant. Mercenaires ? En tout cas, Lothringen ne voyait pas vraiment ce qu'il y avait d'« idiot » à tenter n'importe quoi pour échapper à la perspective ô combien riante de se faire torturer à mort par des proches en colère. C'était même la seule conclusion sensée qu'il tirait de cette histoire : qu'il avait un instinct très sûr, et qu'il était toujours bien inspiré de l'écouter. Sans rien savoir de ces gens et des tenants et aboutissants de cette affaire, son instinct lui avait soufflé qu'il valait mieux se faire tuer en essayant de leur échapper que de tomber entre leurs mains, et jusqu'ici, il avait eu raison sur toute la ligne - le semi-drow se mordait déjà les doigts de ne pas l'avoir écouté jusqu'au bout.

D'un autre côté... et s'il était bien en train de vivre un souvenir de son compagnon... Mornagest y avait survécu, non ? Soit qu'il ait trouvé moyen de leur échapper, soit que les familles ne l'aient pas tué, somme toute... Et c'est cet espoir, ténu, mais fondé, qui donna à Lothringen le courage de prendre sur lui plutôt que de sélectionner mentalement la méthode de suicide la plus rapide et la plus efficace. Mourir ici, c'était sans doute aussi mourir dans la vie réelle ; or il fallait qu'il survive à ce rêve, pour toutes sortes de raisons - Manost en guerre, sa fille, et même ce monstre repenti pour lequel on voulait le faire payer, et qui ne lui avait jamais autant manqué que depuis qu'il occupait son corps...

« Je vois », souffla-t-il pour couper court à cette déplaisante conversation, qu'il n'avait nulle envie de poursuivre maintenant qu'il était fixé. Ce n'était pas parce qu'ils avaient du fiel à déverser qu'il était disposé à l'entendre. Et il sauta légèrement à bas du coin de table sur lequel il s'était assis.

[Mornagest]

Presque perceptiblement, les autres se détendirent. Lothringen eut les mains liées et son arme confisquée. Il fut brièvement fouillé pour assurer qu'il ne cachait pas quelque arme dans une chausse, puis l'un d'eux poursuivit :

"Bien. Notre ami l'aubergiste nous a promis une chambre pour t'y garder. Nous ne partirons que demain, car la neige va tomber dans la journée... avec un peu de chance, ce sera passager."

En attendant, il leur faudrait patienter. Deux des hommes restèrent pour surveiller Lothringen de près : l'archer malchanceux, et le bavard de la bande. Tous deux discutaient de banalités et de personnes dont le semi-drow n'avait aucunement connaissance, et pour cause... heureusement, ils s'abstinrent d'évoquer des faits qu'il aurait dû connaître.

Au bout d'un temps, le bavard demanda : "Tu as besoin de quelque chose ? À manger ? Boire ? Chier un coup ?"

[Lothringen]

Vomir.

Car pendant tout ce temps passé à ne rien faire, assis sur une chaise de la chambre, le malaise de Lothringen n'avait fait que croître, et il était plus grand encore que s'il avait réellement été la personne que l'on supposait. Pour des raisons qui tenaient à sa propre histoire plutôt qu'à celle de son compagnon, Lothringen supportait à grand peine les entraves et la privation de liberté. Il n'entrait là nulle considération des menaces de mort qui pesaient sur lui – plutôt une sourde panique, et une voix intérieure qui lui disait – TOUT, SAUF ACCEPTER çA ENCORE. Il avait tressailli tout à l'heure quand ils lui avaient pris son arme et qu'ils l'avaient fouillé, tandis que son instinct lui hurlait de réagir par des morsures et des coups de pied, pour qu'ils le lâchent, pour qu'ils le laissent, pour mourir libre, avec le peu qu'il lui restait de dignité. Certaines blessures ne s'étaient jamais vraiment refermées ; il n'avait fait que feindre...

Aussi n'écouta-t-il pas grand chose de la conversation de ses gardiens ; dès qu'il avait compris qu'elle n'avait rien à lui apprendre, il s'était réfugié dans ses propres pensées, en s'efforçant de... se contrôler ? relativiser ? Difficile.

La question le prit au dépourvu. Il avait déjeuné sous leurs yeux, et n'avait de toute façon plus très faim désormais, compte tenu des circonstances. Mais il fallait croire qu'une partie de son repas avait achevé son aventure interne...

« Chier. »

[Mornagest]

Il sourit bêtement lorsque Lothringen lui répondit. Il alla chercher un seau, quelque part à l'étage, et revint aussitôt.

"Lève-toi, je vais te déchausser." fit-il. Ultime humiliation que d'être obligé d'être déshabillé par quelqu'un d'autre pour assouvir un besoin normalement intime...

Pendant ce temps, l'archer n'avait pas quitté le semi-drow des yeux. Il se méfiait de lui, car il avait essuyé un revers tantôt, et ne voulait pas prendre le risque que cela recommençât.

Le bavard fit asseoir Lothringen sur le seau, chausses baissées.

"Te gêne pas pour nous, on a connu pire !" s'esclaffa-t-il.

[Lothringen]

Pas de souci pour ça. Tu m'inspires.

Dire qu'il avait plus ou moins espéré que cela lui donnerait l'occasion de sortir de la pièce et de marcher un peu... Bon sang, c'était si difficile que ça de lui libérer les mains le temps qu'il fasse sa petite affaire ? Il n'avait plus d'arme, de toute façon... Ils allaient le torcher aussi ? Ecoeuré et nauséeux, Lothringen s'efforça d'écourter la séance, mais il n'avait pas une totale maîtrise de ses organes et son seuil de tolérance avait été atteint. A peine eut-il terminé d'un côté qu'il fut obligé de s'asseoir par terre pour vomir le reste dans le seau.

Le rêve était toujours aussi réaliste, et il lui semblait bien sentir le passage râpeux et le goût du vomi dans sa gorge. De temps en temps, entre deux spasmes, il se demandait qui lui infligeait cela, et pourquoi. Il avait sûrement bien des fautes sur la conscience, mais pas celle-là. Du reste, pour ce qu'il en savait, Mornagest pouvait fort bien ne même pas être l'auteur de ces meurtres...

Il n'avait plus grand chose dans l'estomac : sur la fin, il crachait sa bile. Il eut encore quelque hoquets avant de s'arrêter, finalement contraint d'essuyer ses lèvres sur son épaule. Il était épuisé.

[Mornagest]

Les deux lui donnèrent à boire et le rhabillèrent, non sans l'avoir moqué sur sa "petite nature". Puis, le temps s'écoula lentement, très lentement... Lothringen finit par s'assoupir et s'affaisser complètement sur sa chaise, les nerfs en pelote, les muscles sans énergie et le moral plus bas que terre. Ses deux cerbères discutaient encore, mais baillaient régulièrement. Ils ne tarderaient pas à s'endormir, eux aussi...

Brusquement, le semi-drow se redressa, et il ressentit la douleur des muscles ankylosés par la position inconfortable dans laquelle il se tenait depuis des heures. La nuit était d'encre, et il n'y voyait goutte : il avait tous les traits physiques de Mornagest, y compris celui de ne pouvoir voir dans le noir...

Des râles étouffés l'avaient réveillé. Des râles produits à quelques centimètres de lui... une voix se fit entendre. Un chuchotement.

"Pas de bruit. Je vais te libérer." Il sentit une main qui le toucha, chercha les liens qui furent découpés. Lothringen reconnut la voix de la femme qui accompagnait les autres, dans l'auberge. Elle l'aida à se lever ; il était faible et endolori, mais il pourrait marcher.

"Ils ne nous dérangeront plus", fit-elle, toujours tout bas, "mais les autres dorment à côté. Filons en vitesse." Elle lui tenait la main, tandis que de l'autre, elle se guidait en tâtonnant devant elle. Dehors, le ciel était entièrement couvert de nuages lourds de neige ; le vent mugissait. Ils arrivèrent sur le palier de l'étage.

[Lothringen]

Il s'était réveillé en sursaut, tout étonné d'avoir dormi... Comment pouvait-il dormir en plein rêve ? Pourquoi cette femme trahissait-elle son groupe ? Et quels étaient les rapports de Mornagest avec elle ? Était-ce Helena - ou bien cela n'avait-il rien à voir ? Il n'y comprenait rien, mais pour l'heure, il s'en moquait bien. Cette femme venait de le libérer, il n'avait rien à perdre, et la suivre semblait de très loin la meilleure option. Restait un détail à régler.

« Attends. Il me faut une arme. »

Pour commencer... Il osait espérer qu'elle y avait songé, faute de quoi il n'aurait plus qu'à retourner dans la pièce d'où il venait de sortir pour dépouiller l'un des cadavres. Et ils ne pouvaient non plus s'enfuir en pleine tempête de neige sans un minimum d'équipement.