[Lieu] Une route oubliée

[Hubert de Maleval]

" Je me renseignerai pour toi, alors. Et il n'est pas impossible qu'il me vienne une idée."
Il mit Grand Vent en marche vers le chariot de la petite fille.
" Mais repose-toi bien aujourd'hui. Si nous avons le temps au moment du bivouac, j'aimerais que nous nous entraînions un peu. Je crains de n'avoir pas plus d'une demi-heure à te consacrer, mais cela nous fera assurément du bien à tous les deux."
Une fois Ruth rendue à sa mère, il avait l'intention de retrouver Robert une ultime fois avant le signal de départ.

[Taliesin]

-C'est gentil. Très gentil, même. J'ai hâte d'être à ce soir et je me reposerai, promis !
Sitôt qu'elle eut regagné la terre ferme, Ruth le gratifia d'un sourire, d'un salut de la main puis disparut à l'intérieur de son chariot.
Une fois encore, dénicher Robert ne fut pas ardu : il s'était installé sur le banc qu'il occupait déjà la veille, bien qu'aujourd'hui, il n'aurait personne pour lui tenir compagnie. Autre changement notable : son cheval se trouvait attaché sur le flanc du véhicule. Si nécessaire, il ne faudrait guère longtemps au chevalier pour l'enfourcher.
-Paré pour notre sixième jour de voyage ? s'enquit celui-ci.

[Hubert de Maleval]

Hubert espérait que le chevalier n'aurait nul usage de son destrier en ce jour froid.
" Paré, oui, dit le paladin avec le sourire. Est-il quoi que ce soit de particulier que je devrais savoir pour l'étape d'aujourd'hui ? Sommes-nous censés atteindre notre lieu de bivouac, boueux si j'ai bien compris, tôt dans la journée ? Y a-t-il des sites inquiétants sur la route ?"

[Taliesin]

-Un unique cercle de pierres, situé à deux lieues à gauche de la route, que nous devrions dépasser en début d'après-midi : ce secteur des Landes est relativement plat, ce qui n'est guère propice à ce genre de monuments. De surcroit, sans doute se situe-t-il encore dans la zone d'influence du Seigneur des Tombes, ce qui signifie qu'il a probablement été vidé de ses occupants. Nous demeurerons vigilants, cependant. Pour le reste, l'endroit où nous camperons est assez éloigné : nous n'y parviendrons donc que peu de temps avant la nuit. Et effectivement, il sera boueux : pas assez pour que les chariots s'enlisent, mais boueux tout de même.
Il fronça les sourcils, concentré.
-Sinon, rien de particulier à signaler. Il y aura peut-être des averses de neige, mais elles n'auront rien de spectaculaire. Normalement

[Hubert de Maleval]

" Très bien. Dans ce cas, je vous souhaite bon courage pour cette ultime journée sur le banc... Dites-vous qu'à l'aune des risques que nous avons pris et de ce que nous avons frôlé, c'est un prix bien léger à payer, aussi agaçant soit-il..."
Puis, sur un salut, il mit Grand Vent au petit galop pour rejoindre son morceau de colonne et ses officiers. Dès qu'il les aurait informés du déroulement de la journée, il prendrait sa place dans le convoi, et si le départ tardait trop, il en profiterait pour prier un moment. La journée serait sans doute sans grands événements, mais on n'était jamais trop prudent.

[Taliesin]

Concernant parfaitement la procédure, ses subordonnés vinrent le trouver d'eux-mêmes, prirent leurs consignes puis retournèrent superviser leurs troupes. Moins de cinq minutes plus tard, les chariots commençaient à regagner la route, à former l'habituelle et interminable colonne qui, chaque jour, s'enfonçait davantage vers l'inconnu. Quelques minutes encore, et l'escorte avait pris position tout autour.
Le vent forci,paraissant plus glacial que précédemment, apportant avec lui quelques minuscules flocons. Pour une fois, être calfeutré à l'intérieur d'un véhicule serait moins pesant que pouvoir admirer le paysage alentour car, sous son ciel bas, sombre et uniforme, il semblait plus morose, plus désolé, plus menaçant que jamais.
On avait véritablement l'impression d'être au milieu de nulle part, à mille lieues de la civilisation.
Et ce n'était pas vraiment une impression.

[Hubert de Maleval]

Hubert ne se laissa pas démoraliser par l’environnement. Oui, le vent soufflait. Oui, le paysage était morne. Mais c’était l’hiver, le contraire eut été surprenant, et même dans ce cadre hostile, loin du monde des hommes, le vivant persévérait. Du regard, il chercha les oiseaux, les arbres, les roseaux, tous ces petits signes qu’ils étaient dans un lieu étrange et oublié mais néanmoins au cœur du monde, sur Hélonna, et qu’ils avaient le droit d’y être.
Tout en scrutant les alentours, aux aguets, il prit le temps de s’adresser à son dieu, recommandant les uns et les autres à sa bienveillance, puis songea aux événements des derniers jours, se remémorant en particulier la discussion qu’il avait eue avec Robert la veille. Il se faisait un peu l’effet d’être inconstant, à prendre de grandes décisions sans parvenir à s’y tenir.
Je vais démissionner, je ne suis pas digne d’être votre second.
Et il était là, exactement dans la même position que la veille, comme si rien ne s’était produit… Certains doutaient-ils de lui, désormais ? Les mercenaires, par exemple, pouvaient-ils encore se fier à lui ? Ou à Robert ?
Il chassa ces pensées. Peut-être la sagesse aurait-elle voulu qu’il quitte son poste, mais Robert avait des arguments. Et Hubert était sensible à ceux-ci. Il avait envie de faire mieux, de se prouver quelque chose… Mais il n’était pas doué pour s’en tenir à ce que commandait la raison, de toute façon, les événements des dernières veilles l’avaient prouvé à plusieurs reprises.
Il avait vraiment imaginé rester à Solarcis, par exemple, auprès de Béranger, à sa place légitime, dans la routine parfaite de cette cité ensoleillée. Misère, il fallait qu’il se connaisse terriblement mal, pour avoir cru un instant qu’il allait parvenir à résister. En réalité, il voulait se montrer raisonnable, mais il était bien trop sanguin pour y parvenir. Ses émotions triomphaient inlassablement de son esprit même quand il essayait de prendre sur lui, de se faire du mal pour un bien. Mais il avait été incapable de se tempérer dix ans plus tôt, et il n’avait mûri en rien.
Regrettait-il ces décisions insensées, guidées par son seul ressenti ? Non. Bien sûr que non. Ce n’était pas raisonnable, pas sage, probablement stupide, idiot, peut-être suicidaire, mais c’était tellement plus… juste.
Pouvait-on à la fois être troublé et en paix avec soi-même ?
Bien sûr. C’était son quotidien depuis longtemps.
Il reporta le regard sur le paysage gris, si peu en accord avec son agitation intérieure et sourit malgré lui. C'était presque apaisant, tout bien réfléchi. L'hiver, l'inertie, le silence... La glace tempérant le feu, sans succès, éternellement.

[Taliesin]

Les heures passèrent.
Le temps ne se détériora pas. Ne s'améliora pas non plus.
Toujours le ciel gris, toujours la bise glacée.
Toujours les mornes marais dont la blancheur des rares flocons soulignait la tristesse des teintes.
Brun, noir, gris.
Mort.
Le mot finit par s'imposer à lui. Car il ne voyait qu'immobilité, n'entendait que silence.
Pas un être vivant. Pas un seul.
Si, une fois : le cri sinistre et rauque d'un corbeau invisible et distant.
C'est tout.
En y repensant, le lieu où ils avaient bivouaqué trois nuits plus tôt ressemblait plus que jamais au paradis. Et ce paysage sinon à l'Au-Delà, au moins à ses portes.
Nulle âme en peine ne les assaillit, pourtant.
Leur seul ennemi, ce fut la boue : sous une fine croûte gelée, elle était épaisse, collante ; elle aspirait les sabots des chevaux et les roues des chariots avec un désagréable bruit de succion, ne les libérait qu'après les avoir gratifiés d'une gangue noirâtre dont ils ne pouvaient se défaire.
Et cependant, ils étaient sur la route... S'en écarter signifierait assurément la catastrophe.
Mais ils ne s'en écartèrent pas, ne déplorèrent pas davantage d'enlisements que de mauvaises rencontres.
Midi finit par arriver. Bientôt, ce serait la traditionnelle halte du repas.

[Hubert de Maleval]

Malgré lui, Hubert avait été touché par la mélancolie ambiante. Elle ne faisait que l’effleurer, cependant, car il était conscient du pouvoir d’un simple paysage et s’en défiait activement. C’était l’hiver dans un marécage maudit. Tout cela était attendu. Louer l’espoir ne signifiait pas imaginer l’impossible. Il fallait qu’ils gardent la lumière en leurs cœurs, en leurs âmes, et à ce petit jeu, Hubert était plutôt doué.
Il se doutait cependant que ce ne serait pas le cas de tous. Nombreux seraient ceux qui se demanderaient ce qui les avait menés en ces lieux oubliés des dieux. A quoi bon construire une ville au milieu de la fange ? Pouvait-on imaginer qu’à un endroit, pour une raison mystérieuse, la brume se lève enfin, le sol retrouve des couleurs, et les oiseaux leur chant ?
Il faudrait instiller cette conviction dans l’esprit des plus fragiles, et Hubert espérait que les bardes, les conseillers, et chacun de ceux qui percevaient le soleil au dessus des nuages pourraient y parvenir, à leur échelle.
Quand ils s'immobilisèrent, les pieds dans la boue, pour la pause du repas, le paladin pria pour qu'ils repartent sans heurts.

[Taliesin]

La pause se prolongea un peu plus longtemps qu'à l'accoutumée. S'ils étaient sans doute contents de pouvoir se dégourdir les jambes, les hommes de l'intendance durent composer avec la boue et réduire leur allure habituelle afin de ne pas glisser, de ne pas abandonner une botte à la fange et, surtout, de ne pas perdre les repas qu'ils distribuaient à cause d'une mauvaise chute. Il y eut quelques alertes, quelques frayeurs, mais nul ne chuta et, une vingtaine de minutes plus tard, la colonne s'ébranlait à nouveau.

***

L'atmosphère régnant à l'intérieur de l'Académie avait des points communs avec celle qui sévissait au dehors, en particulier le silence et l'immobilité. Néanmoins, plutôt que morose, elle s'avérait studieuse.
Si la mauvaise humeur manifeste de Giovanni s'était un rien adoucie au cours de la matinée, il n'avait pas pour autant pipé le moindre mot, gardant le nez plongé dans son épais volume sur les nus artistiques. Albérich, comme annoncé, s'était attelé à la tâche qu'on lui avait confiée, imité par Marthe. Quant aux Instituteurs... Leurs compagnons auraient plus que probablement accepté sans broncher leur conversations, mais eux-mêmes ne semblaient pas pouvoir badiner à côté de gens en plein travail - ou en pleines récriminations mentales masquées sous les dehors d'une lecture concentrée. Ils restèrent donc coi, lurent également ou prolongèrent leur nuit.
Midi vint. Puis ce fut un membre de la communauté qui leur apporta le repas du jour ainsi qu'une désagréable bouffée d'air froid lorsqu'il souleva le pan de toile fermant le véhicule.
Pour tous ses occupants, il était temps d'interrompre leurs activités. Ce qu'ils firent, sans qu'aucun n'osât cependant prendre la parole.

[Galathée]

Albérich eut un peu de mal à émerger. Plongé dans sa lecture, réfléchissant à la question des libertés fondamentales, il avait à peine vu le temps passer. Il décocha un sourire distrait à ses comparses de chariot, resserra son manteau sur ses épaules, puis rangea son parchemin. Il avait à moitié envie de poursuivre dans l’après-midi mais en même temps, il fallait qu’il respecte les usages de la compagnie. Une partie d’Hermines le tentait bien, contre Marthe idéalement, histoire de progresser, ou alors contre l’un des hommes, s’ils savaient jouer. Il voulait bien aider Giovanni à trouver des idées d’activités pour les enfants, aussi, mais il craignait l’intervention de ces monstres d’instituteurs, qui ne manqueraient pas d’y mettre leur grain de sel. L’un dans l’autre, même s’il n’était pas féru de détente, il s’y plierait sans grincer des dents. Mais avant tout, manger… et boire un petit Castel Margelle, histoire de ne pas perdre les bonnes habitudes. Le tonnelet était peut-être vide, cependant… C’était déjà le sixième jour.

[Taliesin]

Le tonnelet n'était point vide, signe que les Académiciens ne buvaient pas de ce fameux cru quand il avait le dos tourné mais se contentaient de la coupe qu'ils dégustaient pour accompagner chaque repas de midi. Rebecca en servit une à chacun, hormis à Giovanni qui déclina, arguant qu'il n'était pas d'humeur à déguster le vin et que ce serait donc là pure gâchis. Son refus suscita froncements de sourcils et esquisses de grimaces mais personne ne se permit de commentaire, et ils mangèrent en devisant du temps qui avait fraichi et du paysage morne qui les entourait et dont Agathe et Philibert, curieux, avaient eu un bref aperçu en jetant un œil à l'extérieur. Sitôt qu'il se fut sustenté, le barde replongea dans la lecture de son opus, provoquant cette fois des grimaces plus franches. Les autres occupants du chariot s'entreregardèrent, hésitant sur la conduite à tenir, sur les activités envisageables au vu des circonstances.

[Galathée]

Albérich était sensible à l'humeur de Giovanni, lui aussi, mais ne voyait pas bien ce qu'il aurait pu faire pour soulager son humeur. En réalité, il trouvait la réaction du barde un peu démesurée à l'aune de ce qui lui était demandé. Il était supposé être un artiste, pourquoi ne pouvait-il pas simplement proposer un petit concert aux enfants, voire le récit d'une épopée passionnante ? Non, quelque chose devait lui échapper : il n'était pas possible qu'il se mette dans de tels états pour si peu. Sans doute y avait-il là un passif, une histoire, un mystère. Il n'osa pas poser de question. Giovanni paraissait du genre susceptible, et les enseignants avaient manifesté leur intention de le faire bisquer. La meilleure stratégie consistait à garder ses distances et à ne pas poser le pied dans le conflit. Il proposerait son aide au barde au moment où sonnerait l'heure du bivouac.
" Est-ce que quelqu'un a un jeu de cartes ? Ça nous changerait des romans et autres Hermines."
Bon, ce n'était pas très distingué, mais peut-être cela contribuerait-il à casser sa réputation ?

[Taliesin]

Sans doute fût-ce le cas. Du moins, cela surprit son auditoire.
-Les cartes ? Mais c'est pour les hommes d'armes ! Ils passent leur temps a y jouer dans leurs casernements...
-Aux dés, aussi. Les règles ont l'avantage d'être simples et se prêtent à des bêtises telles que les concours de boisson.
-N'empêche, c'est amusant.
-Les concours de boisson ?
-Oui, ça aussi. Mais je voulais surtout dire les dés et les cartes.
-Tu y as déjà joué ?
-Heu... Non. Bien sûr que non.
-Menteur !
-Bon, d'accord, ça m'est arrivé quelquefois. Sous la contrainte.
-Menteur !
-Je suis peut-être un menteur, mais vous deux, vous êtes de fichues snobinardes !
Il se tourna vers l'ancien clerc.
-J'ai un jeu et je suis partant pour une partie.
-J'en suis aussi, fit Marthe.

[Galathée]

Albérich sourit aux deux réfractaires.
" Allons, mesdames. Si nous sommes cinq, nous pouvons jouer à la Frivole Rouge, c'est un jeu plutôt cérébral, bien loin des Roustes de caserne. Vous devriez apprécier, et je suis certain que le temps passera plus vite, et dans la bonne humeur."
Secrètement, il priait déjà pour que personne n'ait la bonne idée de mentionner des paris. C'était sûrement une spécificité des hommes d'armes, ça.
" Nous pouvons aussi jouer à quelque chose de plus littéraire, mais je gage que dans le domaine, vous êtes les expertes."

[Taliesin]

-Expertes, expertes, il ne faut rien exagérer... Mais nous avons un petit faible pour les cadavres exquis.
-Malheureusement, nous ne pouvons nous permettre d'utiliser ainsi encre et parchemin : il faut les réserver pour les enf... pour l'école et les autres activités cruciales.
-Alors, vous jouez avec nous ?
-Albérich ne ment pas, la Frivole Rouge est un jeu très intéressant.
-Bon, d'accord, mais seulement si vous nous expliquez bien les règles avant.
-Et seulement si on prend des paris.

[Galathée]

Le Luménien leva les yeux au ciel.
" Des paris ?! Diable, mais c'est la spécialité locale ? Je croyais que seuls les gens d'armes faisaient des paris... De jeunes dames aussi distinguées que vous ne peuvent quand même pas... Bon, ça va, oubliez ça. Que voulez-vous parier ? Je vous préviens tout de suite que je n'ai aucune imagination en la matière. Je suis beaucoup trop sérieux. Mais je peux expliquer les règles, ça oui."

[Taliesin]

-Ça ne doit pas voler très haut, les paris des gens d'épée...
-Au contraire, je suis sûre qu'en ce domaine, ils ne manquent pas d'imagination.
-Il faudrait demander à Hubert, ils ont dû lui en donner.
-Le tournoi n'est-il pas parti d'un pari, à la base ? Mais oui, on lui demandera, je suis curieuse.-
-Mais donc, ne pas en faire, nous, ne serait-ce pas une excellente occasion de nous distinguer ?
-Ce serait moins drôle.
-Et pour une fois qu'ils font quelque chose de bien, les imiter sera leur rendre un hommage bien mérité.
-Toutefois, Albérich, en tant que membre de l'Académie, tu te dois d'avoir de l'imagination.
-Donc tu dois imaginer les paris. Tous. Cela compensera l'épreuve d'admission que tu as refusée.
-Tortionnaires...

[Galathée]

Le Luménien grimaça.
" Heu... Je n'ai pas refusé d'épreuve d'admission, moi. C'est Hubert qui l'a refusée. Ne me dites pas que vous nous confondez encore, après plus d'une veille à vos côtés. Il est plus grand, il est roux, il est généralement dans une cotte de mailles crasseuse, il est aussi plus beau, mais nettement moins sage que moi. Il aurait sans doute des idées de pari, cela dit. Moi, personne ne m'a parlé d'épreuve d'admission. A moins que vous ne parliez de l'assassinat d'Alban ? Je n'ai pas refusé ! Je vous ai juste signalé que l'honneur exigeait que je vous supprime aussi tous autant que vous êtes."

[Taliesin]

-C'était un refus.
-Un refus poli, subtil... Mais un refus tout de même.
-Pour le reste, nous ne te confondons pas avec Hubert. Ce serait impossible.
-Parce que tu sens beaucoup moins le cheval.
-Alors que lui... Bigre, c'est une véritable infection. Infection que ne suffit pas à compenser sa beauté...
-Après, tu ne dois pas non plus te dénigrer : tu ne manques absolument pas de charme. C'est même tout le contraire...
-Oh, petite cachotière, tu ne m'avais pas dit que tu trouvais Albérich charmant !
-Et moi, n'aurai-je droit à aucun compliment ? Ça va finir par être vexant.
-Non, à aucun. Parce qu'un instituteur qui joue volontairement aux cartes et aux dés, ça n'en mérite pas.
-Tout ce que ça mérite, c'est des réprimandes.
-Permettez-moi de vous faire un compliment, Philibert. Un vrai, un sincère : votre patience est admirable, extraordinaire, même. Je sais qu'il en faut pour enseigner aux enf... aux écoliers, mais je ne me doutais pas qu'il en fallait une plus grande encore pour supporter vos collègues !
-Marthe, c'est une trahison !
-Et la solidarité féminine, dans tout ça ?

[Galathée]

Albérich secoua la tête, le sourire aux lèvres. Ils n'étaient pas prêts de jouer, c'était certain, mais bavarder était tout aussi efficace pour passer le temps, après tout, et non moins ludique vu la compagnie.
" Marthe est pour l'équité, il est bien normal qu'elle veille à ce que personne ne soit lésé dans la distribution des louanges, remarqua-t-il. Cela dit, tu as raison, Agathe... Je devrais parler des odeurs de cheval à Hubert mais... vu le cadre, il n'a pas vraiment la possibilité de faire autrement. Cependant, nous pourrions le renvoyer à la tente des chevaliers, si ça devient trop atroce... les odeurs de pipe de Giovanni repoussent le pire, cependant, et je ne suis pas certain de savoir si cette pestilence équine vaut mieux, ou pas, que la putrescence des marais..."

[Taliesin]

-Mieux vaut l'odeur de cheval. De loin.
-Mais Hubert devrait au moins... Je ne sais pas, prendre d'élémentaires précautions.
-Comme enlever ses frusques avant d'entrer ici. Cela limiterait les désagréments.
-Et les remplacerait par des agréments.
-Oh, ce qu'il ne faut pas entendre...
-Mais que vous arrive-t-il aujourd'hui, mesdemoiselles ?
-Aucune idée. Peut-être un effet de l'augmentation du nombre d'hommes dormant au sein de l'Académie ?
-Une conséquence de la légendaire aura des paladins ?
-Un volontaire pour les assommer ? Ou les achever ? Parce que là, je crois que leur cas est désespéré...
-JALOUX ! s'exclamèrent ses consœurs, en chœur.

[Galathée]

" Bon, je crois qu'on va jouer aux cartes, ça vaut mieux. Philibert, si tu peux me les passer, que j'explique les règles à ces demoiselles... Ça devrait occuper leur esprit un moment et repousser d'autres considérations... Je sais, je dois trouver des paris, mais je suis nul en paris. Ce n'est pas une tradition luménienne du tout, en tout cas pas dans les cercles que j'ai fréquentés... Alors si quelqu'un a une suggestion... Quelque chose portant... sur la prochaine vaisselle ? Sur... une histoire à raconter, un poème à composer, un service à rendre ? Un défi à relever ? Je n'en sais rien, moi. Les petits déjeuners au lit sont proscrits, vu la présence de Marthe. Les lessives impossibles. Je vous promets de travailler mon imagination d'ici notre arrivée à bon port, mais là... Hum..."

[Taliesin]

-Les poèmes, c'est à Hubert de les faire !
-Et les histoires... Nous ne saurions nous passer des tiennes, qui nous endorment à merveille !
-Quant aux défis... En inventer, ce serait te mâcher le travail.
-Alors réfléchis-y pour la prochaine fois où nous jouerons !
Philibert revint avec ses cartes, Albérich expliqua les règles, et ils débutèrent sans tarder. Ils se prirent au jeu, les parties s'enchaînèrent, les victoires furent équitablement réparties, chaque participant ayant ses heures de gloire et ses défaites cuisantes. Lorsqu'ils finirent par se lasser, la luminosité avait considérablement diminué, signe que la nuit n'était plus très loin; Levant les yeux de son livre, Giovanni s'en aperçut et, sur un soupir spectaculaire, il tira une flasque d'une poche intérieure et en but une longue gorgée.

[Galathée]

Bien qu'il ait joyeusement profité du jeu, se révélant aussi compétitif que n'importe qui aux moments opportuns, Albérich était toujours troublé par la mélancolie latente, et de plus en plus ostensible du barde. Il avait à demi espéré que Giovanni se joindrait à eux, car la Frivole Rouge pouvait se jouer jusqu'à sept, mais il n'en avait rien été, et le peintre demeurait sombre et prostré. Une fois les cartes rangées, Albérich se déporta donc dans sa direction.
" Maître Giovanni, je vous aiderai tout à l'heure, si vous le voulez... Je crains de n'avoir pas d'idée formidable à vous proposer, mais si ça peut vous alléger la tâche... et l'humeur... je m'en voudrais de vous laisser affronter l'épreuve en solitaire."

[Taliesin]

Le barde secoua aussitôt la tête.
-C'est très gentil à vous, Albérich, mais soyez bon avec vous-mêmes, ne vous fourrez pas dans cet enfer. Car c'en sera forcément un : plusieurs dizaines de gosses, qui n'ont pas pu bouger de la journée, enfermée sous une tente recouvrant un champ de boue... Et on espère leur interdire de se dépenser, de chahuter... et de se salir ? Bons dieux, ils seront crottés jusqu'aux genoux après avoir fait seulement trois pas ! C'est un défi impossible à relever.
Il secoua la tête.
-Or, je déteste échouer, mon orgueil va en prendre un sacré coup. Mais voyons le bon côté des choses : après ce fiasco, Gabriel devra se trouver un autre remplaçant, et on me laissera tranquille.

[Galathée]

Albérich ne put s'empêcher de sourire. Il avait entendu exactement le même discours quelques jours plus tôt, seulement... Mais Hubert avait été épargné, lui.
" Pourquoi ne pas accepter l'inévitable et hausser les épaules, dans ce cas ? A l'impossible, nul n'est tenu. Oui, les enfants se saliront et sans doute leurs parents seront-ils un peu mécontents. Ainsi soit-il. Il n'y aura pas mort d'homme, et ce ne sont que quelques heures désagréables à passer. La boue, ce n'est pas exactement la substance la plus mortelle au monde, et une fois sèche, elle s'ôte assez facilement des vêtements."
Il croisa les bras.
" Pourquoi ne pas les faire danser, ou quelque chose comme ça ? Je suis sûr que vous connaissez des farandoles et autres danses de groupe qui plairont aux enfants, même si ce n'est plus votre spécialité."

[Taliesin]

-Heu... Non, je dois avouer que je n'en connais pas. Mon répertoire comprend surtout les danses de salon prisées parmi les membres de la bonne société et... hum... d'autres qui ont principalement pour but d'enflammer les sens des couples qui virevoltent, de celles dont raffolent les Sunites... Rien qui convienne, donc. Et de toute façon, même si je connaissais ce qu'il faut, je vois déjà le tableau : les garçons disant que c'est une activité de fille, les filles les chargeant pour se venger, un pugilat géant... Le cauchemar.
Soupir.
-Et même si ça se passait bien, ils se saliraient. Quoi que je fasse, ils se saliront. Et s'ils se salissent, c'est des dizaines de parents fous-furieux qui s'en prendront à moi, exigeront que je fasse la lessive, que je nettoie les chariots que leurs rejetons auront salis en rentrant...
Il s'interrompit, et une lueur d'espoir se mit à briller dans son regard.
-Et si le conseil décidait qu'il vaut mieux que personne ne sorte, ce soir ? Cela me sauverait la vie !

[Galathée]

" Ces parents fous-furieux ne peuvent rien exiger de vous, Giovanni. Vous n'êtes pas responsable de leurs demandes irrationnelles."
Il secoua la tête.
" Craignez-vous réellement de telles retombées, ou est-ce juste une sorte de... comédie ? Sans vouloir vous vexer... Oui, les gosses se saliront. Tant que vous ne les y avez pas incités en organisant un concours de lutte ou d'imitation de serpents... Si leurs parents espèrent que vous les leur rendrez immaculés, c'est qu'ils ont abusé du chanvre que vous appréciez tant."
Les bardes étaient théâtraux, prompts à l'exagération et au drame, Albérich ne l'ignorait. Et les Sunites étaient du même acabit, il le savait aussi. Empereurs de l'euphorie et chantres du désespoir. Cela devait être une existence bien épuisante.

[Taliesin]

-Vous croyez que c'est par pure lassitude que Gabriel m'a demandé de le remplacer ? Il est Lathandrite, la jeunesse, ça fait partie de ses attributions ! S'il a fui, c'est que les parents ont réellement menacé ! Ou exigé, je ne sais pas, qu'on lave leur marmaille et qu'on fasse sa lessive avant de la leur rendre ! Comme ce qui est arrivé pour Hubert, si je me souviens bien, suite au recrutement de nouvelles sentinelles...
Il avait ressorti sa flasque.
-Alors oui, je crains les retombées. Mais surtout... j'aime pas les gosses. Ça bouge tout le temps, on ne peut même pas les peindre. Ça hurle tout le temps, émettant des sons discordants qu'on pourrait prendre pour de pures émanations du chaos... Et puis ça bave, ça se salit, ça ne prend pas soin de soi...