[Lieu] Une route oubliée

[Taliesin]

Apaisé par sa lecture, rattrapé par la fatigue de sa longue chevauchée, Hubert sombra rapidement. Et se réveilla presque aussitôt. Du moins en eut-il l'impression.
Il faisait toujours nuit noire et le campement était plongé dans un profond silence. Il entendit cependant, à quelques distances, les pas d'une sentinelle marchant dans la beau. Et, plus près, les sons ténus produits par la petite silhouette qui venait de se hisser précautionneusement dans le chariot.
L'écuyer avait accepté sa proposition, finalement. Mais, sans doute embarrassé, certainement désireux de ne pas déranger, il n'avait pas osé amener de bougie et évoluait dans ce qui était pour lui d'absolues ténèbres. Il s'en sortit d'abord fort honorablement : ayant ôté ses bottes à l'entrée, il progressa en tâtonnant, son déplacement n'étant accompagné que du léger craquement des planches sous ses pieds nus et d'un discret tintement métallique - il portait donc, sous son manteau, la cotte de mailles offerte par son maître. Mais vint un moment où son genou percuta l'angle aigu d'une caisse, lui arrachant un grognement de douleur et de dépit.

[Hubert de Maleval]

Hubert se garda bien de bouger et feignit de continuer à dormir pour ne pas embarrasser l’enfant. Il était heureux qu’Alban ait accepté sa proposition et espérait que son aura parviendrait un minimum à le rasséréner. Dans le cas contraire, Robert pourrait tout de même se reposer et Alban disposerait d’une présence en cas de besoin. Le paladin se sentait prêt à affronter la nuit, quoi qu'elle leur apporte.

[Taliesin]

Après le genou, ce fut un orteil qui souffrit. Cette fois, point de grognement, juste un soupir désabusé : le gamin devait envier la vision nocturne des elfes ou - et c'était plus probable, le connaissant -, dresser le pénible constat que la discrétion était à inscrire au nombre des multiples qualités qui lui faisaient défaut.
Il finit par parvenir à bon port et, ayant repéré l'endroit où se trouvait Hubert, s'installa à distance respectable, entreprit de défaire le balluchon qu'il avait amené. Moins de deux minutes plus tard, il s'était changé et pelotonné sous ses couvertures.
Puis, tout à coup, il rit doucement.
-Vous ne dormez pas, messire, affirma-t-il. Les chevaliers et les paladins, le moindre craquement ça les réveille. Alors vu tout le boucan que j'ai causé... Mais c'est gentil d'avoir fait semblant.

[Hubert de Maleval]

Hubert hésita un instant mais finit par se redresser sur un coude.
" Tu n'avais donc aucune chance de ne pas me réveiller, j'aurais perçu le battement de ton coeur. Tu aurais pu y aller franchement et t'allumer une lumière, dit-il amicalement. Mais je suis content de te voir. Je t'attendais, quelque part."
Il se recoucha sur le dos.
" La garde s'est-elle bien déroulée ? Pas d'alerte ?"

[Taliesin]

-Non, pas d'alerte, messire. Juste, à un moment, quelqu'un a cru entendre un drôle de bruit, très très loin. Comme... des tambours, il a dit, apparemment. Mais personne d'autre n'a entendu, alors messire Étienne a simplement demandé à tout le monde de continuer à être vigilant.
Il soupira.
-Et si vous êtes content que je sois là, c'est Dame Agnès qu'il faut remercier. J'hésitais vraiment beaucoup, mais quand elle est venue me trouver pour me proposer de prendre des plantes ou de dormir au dispensaire, là, j'ai plus hésité du tout.

[Hubert de Maleval]

Hubert rit doucement.
" Je suis sûr que les couches sont autrement plus confortables dans le dispensaire, remarqua-t-il. Mais je suis un optimiste, et donc, je suis flatté. Tu as fait le bon choix !"
L'histoire des tambours ne le réjouissait en rien, cependant. Il n'avait pas oublié ce que Tobias Eckhart avait dit à propos des Paludiers cannibales et de la nécessité de fuir le son de leurs percussions mortelles. Mais Varamyr devait en avoir informé les colons. Vu leur degré de préparation, il était impossible qu'Etienne ignore de quoi il retournait.
" Mais nous devrions dormir... S'il y a quoi que ce soit, n'hésite pas à me réveiller, surtout si ma vigilance extraordinaire de paladin venait à se relâcher."

[Taliesin]

-Elle ne se relâchera pas, j'en suis sûr. Comme je suis sûr que vous le saurez immédiatement si quelque chose cloche : je suis pas exactement discret, quand je fais des cauchemars...
Soupir.
-Le mieux, pour arrêter le raffut, c'est de me secouer, histoire que je me réveille. Et si je continue même en étant réveillé, assommez-moi, c'est la meilleure solution. Dame Agnès ou messire Barthélémy me répareront demain, si besoin, et en attendant, vous serez tranquille.
Il se calfeutra un peu plus sous ses couvertures.
-Bonne nuit, messire. Enfin, même si je devrais dire : pas trop mauvaise nuit. Et pardon d'avance si je vous donne des coups. Ce sera pas fait exprès.

[Hubert de Maleval]

" Surtout ne t'en fais pas pour moi. J'en ai vu d'autres et j'en verrai d'autres encore. Si je peux faire quoi que ce soit... C'est pour ça que je suis là."
Il poussa un bref soupir puis demeura éveillé, les yeux grands ouverts sur le plafond de toile. Il savait son aura plus puissante quand il était réveillé. Mort ou inconscient, il ne la dégagerait plus, mais endormi, elle était simplement atténuée. Ou du moins était-ce ce qui se disait. Avant qu'Albérich n'y réagisse comme il le faisait, Hubert n'avait jamais remarqué qu'elle avait un effet particulier sur les gens, sauf au combat. Il n'était donc pas complètement certain qu'elle aiderait Alban. Mais autant rester éveillé jusqu'à ce qu'il s'endorme. Ce serait une première étape.

[Taliesin]

Alban se tourna une fois, deux fois. Puis il s'immobilisa. Et, une poignée de secondes plus tard, il dormait : sa respiration paisible en témoignait. Était-ce à cause de la fatigue accumulée ? Était-ce grâce à l'aura du paladin ou à l'espoir que cette nuit soit moins orageuse que les précédentes ? Difficile à dire. Quoi qu'il en soit, il avait sombré, son souffle troublant à peine le silence profond du chariot.
Au-dehors, par intermittence, les pas des sentinelles. Une conversation, aussi, assez proche mais inaudible car murmurée.
Et puis le vent, sifflant, que n'accompagnait nul battement de tambour.

[Hubert de Maleval]

Hubert écouta un moment la nuit. Il ne se sentait pas particulièrement fatigué, il avait toujours été plutôt résistant, mais il savait qu'il devait se montrer raisonnable et regagner les limbes, tant que c'était possible. Les dieux seuls savaient ce qui se produirait demain, le jour d'après, et le suivant encore. Plus ils avançaient et plus les risques augmentaient, il ne fallait pas se voiler la face. Les deux derniers jours, répit après le combat contre les morts-vivants, étaient probablement des leurres. Evidemment, s'inquiéter du danger invisible était stérile, l'angoisse n'avait aucune fonction utile, et le paladin était venu dans le but de protéger la communauté.
Mais pas seulement.
Il songea un instant à la tente de l'Académie, se demanda si on y dormait déjà — sans nul doute, évidemment — puis se retourna sous sa couverture et chercha le sommeil.

[Taliesin]

Une fois encore, il n'eut pas de mal à trouver le sommeil.
Une fois encore, il en fut arraché après un temps qui lui parut incroyablement court.
Il en fut arraché par un hurlement et par un coup violent dans les côtes.
A côté de lui, Alban avait rejeté ses couvertures et se contorsionnait, se démenait comme un beau diable. On aurait cru qu'il se débattait contre quelque force invisible, qu'il essayait de lui échapper, de s'en libérer par tous les moyens possibles, griffant, mordant, cognant...
La scène était pour le moins spectaculaire, et le paladin put constater qu'aucun des détails mentionnés le soir précédent par le gamin n'avait été exagéré...

[Hubert de Maleval]

Hubert se jeta dans la mêlée sans arrière-pensée. Même mû par la terreur de son cauchemar, Alban demeurait un gosse, et le paladin n'était pas le plus maigrichon des hommes, il devait pouvoir le maîtriser sans difficultés. Il joignit également la parole au mouvement, et tout en tentant d'immobiliser l'enfant dans son étreinte, il essaya de le réveiller par des paroles fermes mais apaisantes.
" Alban... c'est Hubert... Réveille-toi mon gars... Tout va bien... C'est juste un cauchemar... Rien qu'un cauchemar... Il ne peut rien arriver..."

[Taliesin]

Il parvint à l'immobiliser, certes, mais non sans avoir écopé au préalable d'un coup de tête en plein menton et d'un coup de genou qui, la faute à as de chance, le cueillit en un endroit de sa personne particulièrement sensible. Et force lui fut de constater qu'Alban possédait une puissance plus importante que ne le suggérait sa frêle stature. A moins que ce ne soit un simple effet du cauchemar ?
Une fois ceinturé, il lutta encore quelques secondes, quoi qu'avec moins d'énergie, puis s'immobilisa tout à fait, tandis que ses paupières paillonnaient.
-Alors, je vous ai cassé quoi ? croassa-t-il, la voix enrouée par ce qui ressemblait fort à un sanglot.

[Hubert de Maleval]

Hubert ne put pas répondre immédiatement, le souffle encore coupé. Il essaya de prendre sur lui pour ne pas effrayer le gosse, mais ça faisait diablement — foutrement, même — mal. Heureusement, l'espace, leurs positions respectives et le tissu de sa tunique de nuit avaient légèrement freiné le mouvement du gamin, sans quoi il serait probablement resté muet pendant dix minutes. Il expira, s'éclaircit la gorge, et goûta le sang qu'il avait à la commissure des lèvres de la pointe de la langue. En fait, ça avait été bien pire que prévu. Il se fit la note mentale de ne plus jamais jamais jamais sous-estimer l'adversaire.
" Les paladins sont indestructibles, tu ne savais pas ?" fit-il d'un ton qu'il espérait enjoué.
Il avait envie d'invoquer le pouvoir de Lathandre pour se soulager, mais cela déforcerait sa tentative de dédramatiser...

[Taliesin]

-Indestructibles peut-être, mais pas insensibles à la douleur, souffla-t-il. Rien qu'à voir votre expression...
Il grimaça.
-Dieux, je la connais, reprit-il, désespéré. c'est la même que celle des garçons à qui Ruth fait sa botte secrète. Oh, et en plus... En plus vous saignez...
C'est seulement alors qu'Hubert constata que les ténèbres du chariot était moins profondes : l'aube devait approcher.
-Je... Je vous demande pardon, messire, fit Alban, mortifié, après avoir reniflé bruyamment. Ça fait deux fois que je vous fait du mal...

[Hubert de Maleval]

" Honnêtement, Alban, ce n'est rien."
Il relâcha sa respiration.
" Regarde."
Il invoqua rapidement l'énergie de son dieu et il suffit d'une étincelle divine pour la douleur s'estompe et que l'entaille qu'il s'était faite à la lèvre se referme. Il sourit avec davantage d'aplomb.
" Indestructible, te dis-je. Et regarde : l'aube approche. Tu as dormi un certain temps sans tracas..."
Il ne savait pas exactement ce qu'il était supposé faire ensuite. Qu'aurait fait un clerc ou un ami ?
" Tu veux... me raconter ton cauchemar ?"

[Taliesin]

Le petit garçon frissonna de la tête aux pieds, demeura un moment silencieux puis haussa les épaules.
-C'est toujours la même chose, messire. Je rêve de quand j'étais sur l'autel. Mais ça, c'est un début presque agréable, comparé à la suite. Parce qu'ensuite, je rêve du moment où la Liche elle est entrée dans mon esprit, ou j'ai pas pu l'en empêcher, où... Où j'ai été comme enfermé dans un tout petit coin de ma tête, obligé de regarder ce qu'elle me faisait faire, de sentir toute... Tout sa méchanceté. Et ensuite...
Il déglutit péniblement.
-Ensuite, je rêve que ça se reproduit, et que je fais des choses atroces à tous ceux que j'aime bien, lâcha-t-il très vite, comme pour se débarrassé de cet aveu.

[Hubert de Maleval]

Le paladin tendit la main et la posa sur l'épaule du petit garçon.
" Mais la liche est morte." dit-il doucement.
Tout en cherchant quels mots adresser à l'enfant troublé, Hubert réalisa qu’il était probablement très mal placé pour lui servir de rempart contre les cauchemars. Exactement comme Robert l’était. Car ils étaient tombés, l’un et l’autre, sous les yeux du gosse, et il était immanquable que, même si Alban s’en défendait, il ait perdu une part de sa confiance en eux. Ils avaient échoué à le sauver. Ils avaient manqué mourir. La liche avait été plus forte. Alors pourquoi son subconscient aurait-il subitement cru en leur pouvoir de le protéger ? Au-delà de ce qu’il avait personnellement vécu, il avait assisté à la chute de son maître. Une deuxième fois, tout bien réfléchi, après le tournoi. Mais même son vainqueur, Hubert lui-même, n’avait pas pu triompher. Alors que lui restait-il à espérer ? Qui pouvait défaire l’ombre ? Comment aurait-il pu apporter le moindre crédit aux paroles rassurantes de ses aînés ? Ils lui avaient failli, et quelque chose en lui ne l’oublierait probablement jamais.
Le paladin songea à Edgar, Giovanni, Gabriel, n’importe qui ayant fait partie du groupe de secours, leurs sauveurs, dont l’aura, même imaginaire, était sans taches. Peut-être leur pouvoir serait-il plus grand. Il faudrait qu’il en parle à Robert, en essayant de ménager au mieux ses sentiments. Aucun enfant ne traversait indemne la vision de son père chutant, à deux doigts de la mort, et même si le chevalier ne l’était pas, il en assumait le rôle, désormais. Mais comment le lui faire accepter sans le blesser irrémédiablement ? Robert avait déjà l’air de penser qu’il n’était pas parfaitement digne d’Alban, une chose ridicule. Sans doute faudrait-il organiser la suite des opérations sans l’en avertir, en passant directement par les autres chaperons potentiels. L’excuse serait toute trouvée : les nuits épouvantables devaient être également réparties pour ne grever personne.
Mais il faudrait convaincre Alban... et Robert... deux des mules les plus butées du convoi.
Hubert repoussa ces pensées : il était trop tôt, il ne réfléchissait pas clairement.
Il eut un sourire tranquille.
" Il n'est pas étonnant que tu gardes ces images en tête. Je crois qu'elles s'estomperont avec le temps. Car ce ne sont que des cauchemars, rien d'autre. Tu n'as pas à avoir honte de ce qu'il s'y déroule. Ce ne sont que des fantasmes que la liche a placés dans ton esprit. Tu reprendras le dessus."

[Taliesin]

-Mais si la liche a placé ces... ces fantasmes dans mon esprit... Est-ce qu'elle a pas pu y placer autre chose ? Comme... Comme une graine ? Une graine de mal dont je n'aurais pas conscience, ou seulement quand il serait trop tard, quand elle aurait germé et commencé à me transformer en monstre ?
Il se mit à trembler, se recroquevilla sur lui-même.
-Je ne veux pas faire le mal, messire, murmura-t-il. Jamais. Je veux faire le bien. Toujours.

[Hubert de Maleval]

" Et je suis sûr que c'est ce que tu feras, toujours. La liche... C'est la peur. Elle t'a envahi l'esprit, comme tu l'as dit. Ce n'est pas étonnant que les images qu'elle t'a suggérées s'y attardent... Mais ce sont des souvenirs de choses qui ne se sont pas déroulées... et ne le feront jamais. Barthélémy a... sondé ton âme, et il n'y a rien détecté. Tu es aussi... lumineux qu'hier."
Il s'appuya à l'une des caisses et croisa les bras sur ses genoux.
" Est-ce que ça te rassurerait si je sondais ton aura chaque matin, comme une sorte de rituel ? Je peux le faire, ça ne prend que quelques secondes. Et si cela peut t'apaiser, je le fais volontiers."

[Taliesin]

-Ça me rassurerait, je crois. Parce que je suis sûr que... que le mal il peut arriver à se cacher, surtout s'il est encore tout petit, encore en germe. Mais en le cherchant tout le temps, on doit pouvoir arriver à le détecter... s'il est là.
Il releva les yeux.
-Donc je veux bien, messire, mais seulement si ça ne vous empêche pas d'utiliser ce pouvoir pour des choses plus importantes. Je sais que les mages, par exemple, ne peuvent pas lancer autant de sorts qu'ils l'aimeraient.
Il se tut, marqua une nette hésitation.
-Mais dans le fond, je me demande s'il n'y a pas une meilleure solution pour que je sois rassuré. Je me demande si je n'irais pas mieux si... Si j'arrêtais d'aimer les autres.

[Hubert de Maleval]

Hubert ne put masquer une grimace.
" Arrêter d'aimer les autres ? Alban, on ne peut pas décider d'arrêter d'aimer les autres. Et on ne peut sûrement pas faire le bien en n'aimant pas les autres. Ça, ce serait une victoire du mal, que tu vides ton coeur de ce qui fait de toi un être humain, un être d'émotions, de bienveillance. Même si tu voulais te réfugier derrière la glace... Tu aimerais toujours. Même quand nous tentons de nous protéger, de fermer les yeux... notre âme... Nous sommes encore plus vulnérables."
Il se tut un instant, expira.
" La seule manière de triompher de la nuit, c'est de l'affronter dans la lumière. Et la lumière, c'est l'espoir, la détermination, et l'amour. Et oui, c'est douloureux, mais c'est douloureux d'être vivant. L'alternative, tu l'as vue dans le tertre. Tu ne peux pas y aspirer."

[Taliesin]

-Je n'aspire pas à ça, messire. Je préfèrerais mille fois mourir que de devenir un monstre. Mais...
Il prit une profonde inspiration.
-Les émotions, ça fait parfois chaud au cœur. Mais le plus souvent, ça torture. Quand on aime les autres, on s'inquiète pour eux. Et quand il leur arrive malheur, quand on ne peut rien faire pour les aider... Il y a le désespoir et la colère. Et ces sentiments-là, ils conduisent tout droit aux ténèbres.
Il n'osait pas regarder Hubert en face.
-Alors est-ce qu'il n'y a pas une autre alternative ? Est-ce qu'on ne peut pas oublier ce qu'on ressent soi, et se contenter d'obéir aux ordres ? De faire son devoir, sans se poser de questions ? Bien sûr, il faut trouver le bon chef. Bon dans tous les sens du terme. Mais ensuite, ça doit être très, très reposant. Et si ça se trouve, on est plus efficace, plus utile. Est-ce que c'est pas un peu ça qu'ils prêchent, les prêtres de Helm ? Le devoir avant tout ?

[Hubert de Maleval]

" Mon sentiment par rapport à ça, Alban... C'est que c'est un leurre. Tu es un être sensible. Tu es fait pour ces émotions. Comme moi. Comme nous tous. Même le prêtre de Helm... Il peut prétendre n'exister que pour son devoir. Mais dans le fond, ma conviction, c'est qu'il sera fatalement, un jour, frôlé par autre chose. Et s'il n'est pas prêt... C'est pire. Il s'effraiera peut-être d'une émotion merveilleuse. Ou alors il s'écroulera parce qu'il ne l'avait jamais envisagée. Je ne sais pas. Il me semble à moi que tuer tout amour en soi, c'est déjà mourir."
Il se tut un moment.
" Je crois que l'erreur... c'est de penser qu'aimer c'est surtout souffrir. Oui, c'est parfois souffrir. Et c'est insoutenable quand le sentiment ne trouve pas d'écho..."
Il relâcha sa respiration.
" Mais je comprends ta situation, je sais à quoi tu fais référence et... c'est normal, aussi, d'avoir ces doutes, quand on a perdu ce que tu as perdu."
Il le regarda avec un sourire doux.
" Je suis Lathandrite, et j'ai besoin de croire qu'il y a une justice en ce monde. Que la souffrance cède tôt ou tard devant la lumière. Je crois qu'il est beaucoup trop tôt, dans ta vie, pour renoncer à aimer."

[Taliesin]

-Vous avez de la chance d'avoir cette foi, murmura l'enfant après être resté un long moment silencieux. Moi, je ne vois pas de justice, dans le monde. Pas de... de grand destin lumineux. Je vois juste des hasards, heureux ou malheureux. Des actions, bonnes ou mauvaises, qui parfois réussissent et qui parfois échouent. Et même si je suis pas très vieux, j'ai quand même l'impression que c'est le mal qui domine. Que le bien... C'est comme de toutes petites lumières au milieu des ténèbres, comme notre expédition au milieu de ces marais. De toutes petites lumières qu'un tout petit coup de vent pourrait souffler.
Il frissonna de tous ces membres.
-Mais je pense sans doute pas droit. Par contre, messire, ce dont je suis sûr... C'est que je deviendrais fou si je perds encore quelqu'un que j'aime. Et... Je préfère mourir un peu, en arrêtant d'aimer, que me transformer en monstre ivre de vengeance et avide de sang.

[Hubert de Maleval]

Hubert eut envie de lui dire qu'il n'y arriverait pas. Qu'il aimait déjà Robert et Ruth, qu'il n'arriverait jamais à cesser de les aimer, quoi qu'il fasse. Mais peut-être Alban avait-il besoin d'y croire, besoin de croire qu'il avait la volonté et surtout le pouvoir de se protéger, pour aller de l'avant. C'était possible. Il ne pouvait pas lui arracher cette illusion si elle était curative, pour le plonger dans la tempête douloureuse des sentiments, sans espoir de soulagement. Le paladin aurait préféré mourir, vraiment, que de devenir froid et indifférent, et donc invulnérable. Mais il ne pouvait pas décider à la place d'Alban ce qui était bon pour lui. Il n'avait pas vécu le tiers des drames qui l'avaient affecté. Il ne pouvait pas comprendre, pas savoir, pas imposer.
" Je ne pense pas que tu deviendras jamais un monstre. Mais je ne peux pas te promettre que tu ne perdras plus jamais personne... Je trouverais dommage que tu renonces à tout lien dans la crainte de quelque chose qui ne se produira peut-être pas, mais... Je ne suis pas toi."
Il sourit doucement.
" Il faut que tu fasses ce que tu estimes nécessaire, je suppose. Robert est un bon maître, il te guidera avec discernement."
Et quand tu iras mieux, tu pourras à nouveau ouvrir ton coeur, je te le souhaite, songea-t-il sans le verbaliser.
" Moi je sonderai ton aura chaque matin, pour que tu aies la certitude que tu ne t'écartes pas du droit chemin."

[Taliesin]

-Merci beaucoup, messire. Et merci pour la conversation. Vous savez, je ne sais pas ce que je dois faire, ce qui est nécessaire ou même ce qui est bien. Je réfléchis juste beaucoup et... en parler, en discuter, ça fait du bien. D'ailleurs, faut croire que votre aura de paladin fonctionne à plein régime, parce que jusqu'ici, j'avais pas osé dire tout ça aussi ouvertement...
Le petit garçon eut un pauvre sourire.
-Je penserai à tout ce que vous m'avez expliqué. Je sais que j'ai l'air d'une affreuse tête de mule, mais mine de rien, j'écoute quand même. Au moins un peu.
Son sourire s'élargit mais, l'instant suivant, c'est une expression extrêmement solennelle qui le remplaçait.
-Par contre, je suis vraiment très gêné de vous avoir fait mal. Je me sens très coupable, à cause de ça. Alors, je voudrais... Que vous me rendiez les coups que je vous ai portés.

[Hubert de Maleval]

Hubert le dévisagea, absolument stupéfait, puis rit de bon coeur.
" Il n'en est absolument pas question. Je n'ai jamais frappé un enfant de ma vie, sauf quand j'étais moi-même enfant, et bon, les coups à l'entraînement ne comptent pas. Par contre, pour te faire pardonner, tu vas venir contempler l'aube avec moi. Je ne vais pas chercher à te convertir, j'ai bien compris que tu étais parti pour te faire adepte de l'oeil sinistre du Vigilant, mais c'est ta pénitence."
Il attrapa ses chausses qu'il enfila rapidement sous sa tunique, puis chercha ses bottes. Il s'interrompit.
" Alban. Tu peux toujours venir me parler. Je ne suis pas un sage et je n'ai pas assez vécu pour avoir de grandes choses à dire ou penser sur la vie. Je me trompe sans doute, souvent, peut-être même très souvent. Mais je peux te dire ce que je ressens. Et je peux évidemment t'écouter."
Il lui sourit.
" Mais nous en reparlerons ce soir. Dépêchons-nous, maintenant, le soleil ne nous attendra pas... A moins que tu ne veuilles encore dormir un peu... Je peux veiller sur ton sommeil. La vue n'est pas mauvaise depuis l'arrière du chariot."

[Taliesin]

Alban, qui avait acquiescé à la première offre du paladin, secoua la tête en entendant la seconde.
-Non non, messire : c'est l'heure à laquelle je me lève d'habitude. Enfin, même avant que je fasse de mauvaises nuits. Mais comme celle-là a été bonne, j'ai plus du tout sommeil et, au pire, je pourrai faire la sieste dans mon chariot.
Il sourit.
-En fait, je vous ai rendu service : grâce à moi, vous ne ferez pas la grâce matinée et pourrez prier. Ca va surprendre Edgar, ça : il vous appelle Hubert de Marmotteval !
Il rougit.
-Enfin... Sauf votre respect.

[Hubert de Maleval]

Hubert s'empourpra brusquement, scandalisé.
" Quoi ?! Comment ose-t-il ! Je vais le... le.... Je vais trouver quelque chose."
Il termina de s'habiller puis se hissa hors du chariot.
" Mais ça peut attendre."
Dès qu'Alban serait paré, ils iraient en bordure du campement, face à l'est. En cette saison, ils ne pourraient sans doute pas contempler le lever du soleil, cela les mettrait en retard par rapport au départ de la colonne, mais au moins, juste profiter de la lumière, à mesure qu'elle grandit, quelques minutes... Ce serait mieux que tous les jours précédents.