[Lieu] Une route oubliée

[Taliesin]

-Pour les chevaliers, vous avez raison. Mais comme vous êtes aussi un soldat, et comme vous êtes mon subordonné, vous êtes tenu de m'obéir : je vous ordonne donc de négocier, non d'exiger, parce que je pense que les résultats seront meilleurs.
Il soupira.
-Quant aux civils... Vous pouvez avoir des contacts avec eux, Hubert. C'est même nécessaire : votre présence réconforte, raffermit les cœurs vacillants. Mais vous êtes tenu de respecter nos règles, nos principes. C'est aussi pour eux que les gens nous ont rejoints. Ils cherchent une vie nouvelle, ils veulent bâtir une société nouvelle. Et permettez-moi de vous détromper : il arrive qu'on dise non à mes demandes. Ce n'est pas parce que vous avez le pouvoir de convaincre invariablement autrui que tout le monde dispose des mêmes capacités. Par ailleurs, quand vous laissez le choix aux autres, quand vous le leur laissez vraiment, pas uniquement dans les apparences... Ils le comprennent et font ledit choix en leur âme et conscience. Les colons savent qu'on peut décliner mes demandes, que c'est leur droit : par conséquent, ils ne se privent pas d'en user. Et ils ont bien raison.

[Hubert de Maleval]

« Restons en là, ce n’est pas la nuit pour avoir cette conversation. »
Varamyr avait raison, Robert vivait dans un monde parallèle. Mais ce n’était pas le moment de perdre son temps en échanges stériles. Il agirait en son âme et conscience, en fonction de la situation, et tant pis pour les principes de la communauté. Il l’avait pressenti, au moment de signer ce fichu contrat, qu’est-ce qui lui avait pris ?
« Devons-nous discuter d’autre chose ? »

[Taliesin]

Le regard du chevalier se fit aigu et resta un long moment posé sur lui. Il parut hésiter entre diverses réponses, finit par soupirer.
-Lorsque le repas sera prêt, nous ferons halte, nous procéderons aux changements de chevaux qui s'avéreront nécessaires, vous enverrez une partie de vos hommes se reposer et nous ferons un appel aux volontaires parmi les civils pour les remplacer. D'ici là, à moins que vous n'ayez quelque chose à ajouter, je vais regagner mon poste.
Déjà, il s'apprêtait à faire demi-tour.

[Hubert de Maleval]

Hubert faillit lui dire qu'il aimait autant qu'il gère le remplacement des chevaux lui-même, histoire qu'il puisse observer sa formidable méthode douce, mais renonça. Chaque parole supplémentaire qu'il adresserait au chevalier crisperait davantage leurs relations, il le sentait. Aussi secoua-t-il la tête et fit-il également volte-face.
Il trotta le long de la colonne pour retrouver son calme, frôla l'esprit de Grand Vent, se sentit un peu rasséréné. Mais il lui fallait quelque chose de plus radical pour contrer son désoeuvrement. Il se porta jusqu'au chariot de l'Académie et chemina une seconde flanc contre toile, avant de poser la main à plat, à l'endroit où se trouvait généralement Albérich. Il prit une profonde inspiration et se pencha sur l'encolure de son destrier.
« Albérich ? murmura-t-il à mi-voix.
— Messire de Maleval ? vint presque immédiatement la réponse, étouffée par la toile.
— Ça va, là dedans ?
— J’aimerais beaucoup sortir mais c’est interdit.
— J’aimerais beaucoup rentrer, mais je n’en ai pas le droit. »
Il entendit rire le Luménien à l’intérieur.
« Au moins, tu vois les étoiles.
— Il n’y en a pas.
— Les roseaux ?
— Ça, il y en a plein.
— Autant que des étoiles ?
— Peut-être. Mais c’est moins romantique. »
Le Luménien rit à nouveau.
« Je suis désolé, souffla finalement le paladin.
— Je sais. Ne le sois pas. Mène-nous au fort salvateur. »
La légère ironie de l’ancien clerc lui serra un moment le cœur.
« Et ensuite, nous irons à Lunaros, si tu veux.
— D'accord. »
Même si elle ne l'engageait à rien, la réponse du Luménien valait tous les discours. Cela tranquillisa le paladin. Ils formaient toujours une équipe. Rien n’était irrémédiablement perdu. Et il se sentit tout de suite beaucoup mieux, comme il l'avait espéré.

[Taliesin]

Peu après, un messager de Robert le rejoignit, annonçant que l'intendance était parée à distribuer les rations et que le moment était venu de faire halte. Dès lors, il ne fallut guère de temps pour que la colonne ne s'immobilise, pour que les soldats se tournent face aux marais brumeux, arme en main, pour que des hommes chargés de plateaux jaillissent de divers chariots et pour que la troupe des palefreniers se mette à aller de cheval en cheval. Pour les nourrir et vérifier leur état de forme, dans l'immédiat. Hubert vit également les conseillers se réunir : à présent, les civils avaient dû être tous prévenus de la situation.

[Hubert de Maleval]

Hubert hésita. C'était sans doute le moment venu d'aller de cavalier en cavalier pour savoir qui était prêt à gracieusement abandonner sa monture pour l'échanger contre un animal de bât. Il n'avait pas beaucoup de temps, mais il n'avait aussi aucune envie de s'en occuper. Il finit par prendre une voie médiane et passa le message à deux hommes encore en selle. Ils devaient faire le tour de la colonne et demander aux personnes à cheval si elles étaient prêtes à consentir à cette manoeuvre. Si oui, qu'elles en informent le messager, si non, tant pis.

[Taliesin]

Les conseillers se séparèrent : Étienne et Robert remontèrent en selle, tandis qu'Agnès, Marthe et Ignace regagnaient leurs chariots respectifs. Quelques minutes encore, et les messagers revenaient le trouver. La totalité des soldats avaient répondu qu'ils s'en tenaient aux ordres et que celui-ci ne leur posait pas davantage de problème que les autres. En revanche, Louis avait éclaté de rire et demandé si on entendait réellement lui faire enfourcher l'équivalent d'une mule. Et Guillermo avait répondu qu'il n'était pas certain de pouvoir accomplir convenablement sa mission si on privait ses hommes et lui-même de l'un de leurs outils de travail.

[Hubert de Maleval]

Hubert n'en pensa rien et informa les palefreniers des animaux qu'ils pouvaient récupérer au besoin, omettant bien sur l'insupportable Louis et les mercenaires. Apparemment, les messagers n'avaient pas poussé jusqu'à la partie de la colonne supervisée par Robert, ce qui était un peu dommage, mais peu importait, ils n'en avaient plus le temps. Il faudrait à présent trouver des volontaires pour remplacer les soldats, mais il préférait attendre de connaître les consignes précises dont avait sûrement discuté le conseil, histoire de ne pas prendre d'initiative malvenue. Après tout, il s'agissait de civils.
Et avec ça, il n'avait pas mangé, bien sûr. Bah. Il avait l'impression d'être à distance de lui-même, étrangement calme, présent sans l'être. Peut-être était-ce une manière pour son organisme de se reposer avant la prochaine urgence.

[Taliesin]

Il vit Étienne, qu'aucun messager n'avait pu sonder, héler l'un des palefreniers et lui confier son destrier, puis marcher droit vers Louis, qui trônait toujours sur le sien. S'ensuivit une vive discussion... et le sieur d'Argentcourt, avec la mine d'un condamné à mort, mit à son tour pied à terre.
Il vit Robert dépêcher deux de ses hommes vers l'arrière de la colonne puis, sitôt qu'ils furent revenus, s'adresser à son tour à un garçon d'écurie.
Il vit des membres de l'intendance apporter des collations aux soldats. Il eut droit à la sienne, évidemment.
Enfin, le chevalier le rejoignit. La mine plus fermée qu'à l'accoutumée mais non hostile.
-Je crois que le moment est venu d'envoyer une partie de vos hommes se reposer et de faire appel aux volontaires. Toutes les bonnes volontés sont bienvenues, hormis celles des enfants, même ceux dotés de vision nocturne : nous pensons qu'il vaut mieux les tenir cachés, car ils pourraient susciter la convoitise des cannibales et, qui sait, les pousser à nous assaillir plus rapidement, ne serait-ce que pour nous affaiblir moralement en s'emparant de quelques-uns d'entre eux.

[Hubert de Maleval]

" Très bien." dit le paladin en faisant volter son destrier, conscient qu'on allait se demander pourquoi il ne cédait pas son propre cheval.
Il mit alors pied à terre et entraîna Grand Vent vers un des palefreniers qui circulaient encore entre les chariots.
" J'ai un problème avec mon destrier. Il peut aider un temps, mais il va disparaître pendant la nuit. Je peux éventuellement le prêter pour tirer quelque chose, mais il faudrait que vous puissiez ré-atteler la monture que vous me confiez à sa place extrêmement rapidement, sous peine de causer un réel problème à la colonne... C'est peut-être trop risqué, je ne sais pas."
Tout bien réfléchi, il aurait dû confier Grand Vent à l'un des membres de l'escorte. Gabriel par exemple. Mais la vitesse du destrier s'accordait mal aux grands galops groupés.

[Taliesin]

Le palefrenier se gratta la tête.
-Hum, ré-atteler un cheval, ça peut se faire rapidement, mais pas assez pour éviter soit que la colonne s'immobilise toute entière, soit qu'il y ait un écart qui se crée avec les chariots qui précèdent, écart qu'il faudrait combler en faisant hâter le pas aux véhicules qui suivent... Une autre solution serait d'utiliser votre destrier pour le dernier chariot, mais à lui aussi, il faudrait refaire son retard le moment venu... Si vous voulez mon avis, ça serait plus problématique qu'autre chose.

[Hubert de Maleval]

" Bon... Dans ce cas, je le garde."
Il haussa les épaules. Il ne voyait pas bien comment faire autrement car le palefrenier avait raison : cela désorganiserait toute la colonne. Il eut alors une stupide idée... mais qui attendrait. Il remonta en selle et se porta plutôt à hauteur de ses officiers pour voir avec eux comment relever les soldats et accueillir les volontaires. L'idéal serait que deux des groupes de soldats, avec leurs officiers respectifs, aillent se reposer, tandis que les deux autres prendraient leur pause ensuite. Comme Louis était de mauvaise humeur et que les mercenaires seraient utiles en cas de grabuge, Hubert proposa à Edgar et Etienne de rester en selle dans un premier temps, tandis que les hommes de Guillermo et de l'ombrageux jeune chevalier gagneraient l'abri des chariots.

***

Dans le chariot de l'Académie, Albérich attendait le retour de Marthe. Dès qu'elle se présenta, suivant de peu la nourriture, il chercha à déceler quelque chose sur son visage.
" Quelles sont les nouvelles ?" demanda-t-il finalement.
Il n'y avait peut-être rien de neuf. Peut-être les conseillers se réunissaient-ils simplement pour se réchauffer l'âme et le coeur. Il ne les aurait pas blâmés.

[Taliesin]

Il sentit la juge nerveuse mais soit elle cachait bien son jeu, soit elle était fondamentalement confiante, car elle parvenait à rendre presque imperceptible cette tension.
-Oh, pas grand chose. Nous avons terminé de faire le tour des chariots pour expliquer à nos compagnons ce qui se passe et, comme la colonne est temporairement arrêtée, les palefreniers en profitent pour remplacer les chevaux de trait paraissant les plus fatigués : lorsque nous serons repartis, nous ne nous immobiliserons plus jusqu'à ce que nous ayons rallié le fort. D'autre part, un certain nombre de soldats vont être mis au repos, afin qu'ils soient au mieux de leur forme s'il est nécessaire de repousser les cannibales au cours de la nuit. Il y aura donc un appel à volontaires pour les remplacer.

[Galathée]

Formidable, songea le Luménien. Les dieux m'ont entendu.
" Je suis volontaire." annonça-t-il aussitôt, souriant.
Il se pencha sous son banc pour dénicher sa cotte de mailles, son manteau, sa masse et son bouclier, qu'Hubert avait insisté pour qu'il conserve à portée de main.
" Bon, j'imagine que je dois attendre l'invitation officielle avant de sortir." ajouta-t-il, malicieux, tout en revêtant son équipement.

[Taliesin]

-Je crois que ce que je viens de dire tient lieu d'invitation officielle, répondit-elle avec un demi sourire. Je vais avaler un morceau... puis nous descendrons.
-Vous y allez aussi, Marthe ? s'étonna Agathe.
-Oui. A tout prendre, je préfère marcher arme en main que rester dans un chariot.
Sur un soupir, le barde se mit à farfouiller sous son banc, d'où il tira son arbalète.
-Giovanni... s'étrangla Rebecca.
-J'ai trop envie de voir les cannibales. Enfin, leurs peintures de guerre.
Les instituteurs s'entreregardèrent.

[Galathée]

Albérich leur décocha une petite grimace désolée puis écarta les pans de toile du chariot et respira le parfum nauséabond de la liberté. Le froid tempérait la puanteur du marais, en réalité : le gel emprisonnait la fange et ses émanations avec une belle efficacité. Le Luménien ne se soucia pas de convaincre les instituteurs. Chacun était libre de gérer l'inactivité comme il l'entendait et il croyait volontiers qu'aller marcher au dehors était plus utile à certains qu'à d'autres. Rien n'était pire que la pression sociale, or elle était reine en leur chariot comme en toute la communauté. C'était un effet secondaire obligatoire de la vie en groupe, aucun système politique ne les en protégerait. Il attendit placidement que les autres soient prêts à sortir. Il devinait que faire cavalier seul l'exposerait à des risques trop élevés : autant avoir Marthe dans son sillage au moment où Hubert lui tomberait sur le paletot.

[Taliesin]

Un moment, Marthe mangea dans un parfait silence. Puis Philibert soupira à son tour.
-Vous vous rendez compte que l'Académie vient d'être privée de ses meilleures chances de survie en cas d'assaut ?
-Oh que oui, on s'en rend compte.
-Mais tu seras là pour nous protéger, toi. Ne t'en déplaise, tu n'es pas mauvais à la masse.
-Certes. Mais je descend aussi.
-Hein ?!
Les deux institutrices levèrent les yeux au ciel.
-Si d'aventure je me portais volontaire, me serait-il interdit de boire une gorgée d'alcool pour me donner du courage ? demanda finalement Rebecca.
-Une gorgée ? Oui, je crois que c'est autorisé.
-Sort ta flasque, Giovanni. Je veux une gorgée, moi aussi. Une grande.

[Galathée]

Et voilà... Il n'avait été nul besoin d'un ordre : il avait suffi du regard des autres. Albérich était un peu désolé pour les institutrices, mais c'était trop tard. Il refusa la flasque de Giovanni et, constatant que pratiquement tout le monde était prêt, enjamba le portillon du chariot pour descendre. La pause commençait à durer, ils ne tarderaient sans doute pas à repartir. Il chercha un officier des yeux, espérant ne pas tomber directement sur Hubert. Se dégourdir les jambes devenait une nécessité.

[Taliesin]

A côté de lui, ses compagnons attendaient, silencieux, nerveux. Mais, étonnamment, pas mécontents. Soit l'alcool leur avait fait du bien, soit leur décision de participer à l'escorte tenait d'autre chose que de la pression sociale.
L'appel à volontaires avait dû commencer, car des hommes allaient de chariot en chariot. Pas d'officiers parmi eux, cependant : ceux-ci devaient avoir trop à faire. Quoi qu'il en soit, les recruteurs s'avéraient efficaces, car d'autres colons mettaient pied à terre. Beaucoup.
Manque de chance, le premier gradé qu'aperçut le LUménien fut Hubert en personne. Toutefois, ce dernier n'eut pas le temps de s'intéresser à lui, car Robert le rejoignit au grand galop.
-Il y a un problème auquel nous n'avions pas pensé, dit le chevalier a son second. Que faire si on a trop de volontaires ?

[Hubert de Maleval]

Hubert dévisagea Albérich à distance. Ce dernier le fixait avec un petit sourire au coin des lèvres, mi-navré mi-provocateur, comme s'il le défiait de faire un esclandre en public.
Toi, tu vas me le payer. Tôt ou tard, tu vas me le payer.
Mais ça attendrait. Il décocha un regard meurtrier au Luménien puis se tourna vers Robert.
" J'imagine qu'on les divise en deux équipes. Une première maintenant, une deuxième quand nous intervertirons les soldats. On ne peut pas savoir si les cannibales vont se montrer... On peut aussi éliminer une partie des gens, en fonction de nos critères. Trop vieux, trop jeunes, trop faibles, trop stressés, trop maladroits..."

[Taliesin]

Le chevalier acquiesça, reporta son attention sur les chariot dont de plus en plus de monde descendait.
-Il va falloir agir vite et être ferme pour juguler ce flot...
Quelqu'un courut dans leur direction. C'était Ignace, la mine rubiconde.
-Dites, Robert, comment voulez-vous que je tienne à jour l'inventaire des armes si leur distribution commence plus tôt que prévu ?
-Je vous demande pardon ?!
-Les armes. Leur distribution à commencé. Mais si vous n'êtes pas à l'origine de cette initiative, qui donc l'a prise ?

[Hubert de Maleval]

" Ce n'est pas moi, dit Hubert. Nous devons agir vite."
Il hésita puis se tourna vers Robert.
" Puis-je ordo... suggérer à tout le monde de retourner dans son chariot jusqu'à ce que nous fassions l'appel ? Nous ne pouvons plus traîner, Robert, nous sommes arrêtés depuis trop longtemps..."

[Taliesin]

Robert resta les yeux rivés sur la foule de plus en plus dense des colons. L'on ne se dispersait pas, l'on ne courait pas dans tous les sens, mais l'on se tenait immobile, la mine décidée. De-ci, de-là, des hommes et des femmes en armes étaient apparus, et il devint vite évident que l'équipement se répandait comme une traînée de poudre, passant de main en main. Quant au soldats encore dehors, ils s'étaient positionnés de manière à former un cordon discontinu entre les marais et la Communauté.
-Si vous croyez que c'est encore possible, je vous laisse tenter votre chance, murmura le chevalier, manifestement indécis quant à la conduite à tenir.

[Hubert de Maleval]

Hubert se leva sur les étriers de son cheval.
" S'il vous plait ! dit-il en élevant la voix. S'il vous plait ! Nous n'avons pas besoin de l'intégralité de la communauté hors des chariots en ce moment ! Je comprends bien votre désir de défendre la colonne, mais c'est contre-productif ! Vous allez gêner la marche des chevaux ! Je voudrais que toutes les personnes qui sont descendues d'un chariot pair dans l'ordre de marche remontent à bord de leur véhicule ! Nous devons repartir rapidement ! Merci de faire ce que je vous demande !"
Ce n'était pas certain qu'on l'entendrait partout, mais peut-être certains feraient-ils spontanément le relais de sa demande.

[Taliesin]

Il y en eut pour relayer ses paroles, oui. Il y en eut même pour faire mine d'obéir. Mais il y en eut pour les retenir, et des murmures se mirent à fuser parmi les rangs serrés. Bientôt, ce furent des voix clairement audibles.
-Vous croyez que c'est tenable de rester cloitrés à l'intérieur en attendant que ces putains de tambours résonnent ?
-Je préfère encore marcher !
-Si on est dehors, les chariots seront plus légers et les chevaux se fatigueront moins.
-Marcher une nuit, c'est pas la mer à boire. Et on sait avancer en bon ordre.
-Cinq cent personnes en armes, ça fera plus réfléchir ces barbares qu'une poignée de soldats !
-On devrait jouer du tambour avant eux, tiens, ça leur ferait les pieds !

[Hubert de Maleval]

" Je sais que c'est difficile, reprit Hubert, mais la colonne sera beaucoup plus compliquée à défendre si elle s'étire sur des toises et des toises ! Pour l'instant, les cannibales ne sont pas en chasse. Nous pouvons encore avancer. Les provoquer ne fera qu'accroître leur désir de nous détruire ! Si nous devons alléger la charge des chevaux dans les dernières lieues, nous vous ferons descendre ! Il reste une dizaine d'heures de marche. Nous aurons besoin de personnes fraîches pour prendre la relève de celles qui vont marcher maintenant. Nous ne perdrons personne, mais seulement si vous vous montrez raisonnables. Je vous demande de remonter dans vos chariots. Vous aurez tous la possibilité de défendre la colonne, mais cela ne sert à rien de le faire tous en même temps !"
Il soupira.
" Nous perdons des minutes précieuses."

[Taliesin]

Le mouvement finit par s'enclencher, et une partie des colons regagnèrent les chariots. Difficile de dire si tous ceux occupants des véhicules pairs avaient obtempéré et si certains des passagers des impairs n'étaient pas rentrés. Sans compter que "rentrer" pouvait être interprété dans un sens très large, puisque d'aucuns - armes à la main - se hissèrent sur le banc des cochers. De surcroit, à entendre les récriminations diverses et variées, il comprit qu'il avait remporté une bataille et non la guerre, et qu'on lui rappellerait ses engagements le moment venu.
-Au moins, ils ne sont pas anéantis... souffla Robert.

[Galathée]

Albérich était un peu surpris qu'aucun membre du conseil ne se soit porté au secours d'Hubert. Après tout, c'était leur rôle à eux, pas celui du paladin, de maintenir l'ordre dans la communauté. Faisant partie d'un des chariots impairs, il était demeuré à l'extérieur, mais il avait quand même un goût étrange dans la bouche, un début d'inquiétude. Les gens avaient fini par obtempérer, Hubert était demeuré calme, mais cela n'augurait rien de bon pour la suite. Pourquoi ni Etienne, ni Marthe, ni Robert n'avaient-ils pris la parole, comme s'ils étaient trop stupéfaits pour intervenir ?
Il nota que le paladin n'avait pas demandé aux gens de rendre leurs armes et devina que c'était probablement une concession nécessaire. A présent, il devenait urgent de repartir, cependant. Il ne chercha pas à se rapprocher des officiers, car Hubert s'était penché sur Robert et à voir sa mine tendue, il n'était pas de bonne humeur, lui non plus.

***

Hubert peinait à retrouver son calme.
" Robert, il faut que ce soit clair pour ces gens que tant qu'ils servent dans l'escorte, ils sont assimilés à des militaires et sous les ordres des officiers. Ceux qui ne peuvent pas l'accepter doivent remonter tout de suite dans les chariots. Nous allons au devant d'un capharnaüm si nous ne pouvons nous en assurer."
Il était franchement désolé pour les beaux principes de la communauté, mais si on contestait la moindre directive, autant s'asseoir sur la route et attendre la curée.

[Taliesin]

-Je ne crois pas que nous aurons de souci avec les volontaires : nous n'en avons pas eu par le passé et ils sont heureux de se rendre utiles, de s'activer pour tromper leur nervosité. C'est ceux qui doivent ronger leur frein qui m'inquiètent davantage. Nous aurons intérêt à ne pas oublier de les mobiliser en milieu de nuit, où ils se mobiliseront tout seuls.
Il rassembla les rennes de son cheval - une bête de somme qui manquait sensiblement d'allure.
-Bon, je retourne dans ma partie de colonne : envoyez-m'en quelques-uns et organisez les autres. On repart dans cinq minutes.

[Hubert de Maleval]

Ce n'était pas une réponse, mais Hubert n'épilogua pas. Si Robert avait pris ses responsabilités à la place de rester tétanisé dans sa selle, cette situation n'aurait pas eu lieu. Tout bien considéré, peut-être auraient-ils dû laisser tout le monde à terre, si les gens avaient tant envie de marcher. Bien sûr, dans le noir, ils auraient eu du mal à repérer la perte de l'un ou l'autre, tombé dans une tourbière ou happé par un serpent, mais puisque les gens avaient besoin de jouer les héros, ma foi, grand bien leur fasse.
Calme-toi.
Il bouillonnait. Il distribua rapidement les volontaires le long de la colonne, conservant un maximum de personnes dans les zones réservées aux voyageurs, et envoyant environ un quart du groupe vers le train de matériel. Il n'avait aucune idée de leur nombre et de leur nom, il restait donc à espérer que chacun veillerait sur la sécurité de l'homme ou de la femme qui le précédait. Il garda évidemment les membres de l'Académie de son côté et se plaça à un endroit où il avait une vue dégagée sur ce maudit Luménien. S'il avait mieux compté les chariots, il aurait renvoyé les volontaires des véhicules impairs, mais voilà, il n'était pas assez retors.