[Ambre] Utopia, un monde idéal...

[Voyageuse]

Eleina éteignit d'un geste machinal la propulsion de son airbike et en descendit d'un bond souple, laissant l'engin autonome reprendre de l'altitude pour aller se garer sur toit de la demeure. Le portail s'était refermé derrière elle, si silencieux qu'il ne dérangeait pas les pinsons qui chantaient dans les haies entourant la propriété. Ou peut-être les pinsons y étaient-ils habitués, comme ils étaient habitués à la présence pacifique des hommes parmi eux. Dans ce monde sans violence, mêmes les animaux semblaient amicaux. A moins qu'ils n'aient été génétiquement sélectionnés pour leur calme et leur tolérance : ce serait tout à fait le genre de la Haute Société Scientifique de chercher à tout contrôler ainsi. Elle avait été stupéfaite, lors des longues années passées à explorer l'extrême nord des terres, de découvrir qu'il existait encore des forêts sauvages, des animaux hostiles, et même un peuple primitif qui les chassait.

Elle remonta l'allée de gravier soigneusement entretenue, posa sa main sur le détecteur pour ouvrir l'imposante porte d'entrée, et pénétra dans le manoir. La famille Danvers possédait l'une des plus belles bâtisse de la région, l'une des rares à être construite en-dehors de la ville, dans un environnement paradisiaque. Mais en réalité, tout était paradisiaque dans cet univers. Il avait été voulu ainsi... ou peut-être avait-elle mal compris. Son géniteur avait-il réellement "créé" ce monde sur mesure pour la protéger ? Ou bien l'avait-il découvert et protégé ensuite ? Tout ça était bien flou dans son esprit...

A cette heure-ci, la maison était encore déserte : son père était probablement à une réunion quelconque du ministère du vivre-ensemble -il y avait eu une nouvelle tentative de coup d'état, elle le savait fort bien pour être en contact avec les instigateurs, et on s'agitait en tout sens dans les hautes sphères-, et sa mère en train de boire le thé chez une de ses vieilles amies. Ils devenaient un peu gâteux en vieillissant, de l'avis d'Eleina, et cela la peinait : même s'il ne s'agissait "que" de ses parents adoptifs -le "que" était de sa meilleure amie d'enfance, pas d'elle- elle voyait approcher l'heure de leur mort avec une immense tristesse. Car même si son père biologique était vivant, il n'était pour elle qu'un irresponsable qui l'avait abandonnée. A sa décharge, il avait de très bonnes raisons pour agir ainsi, mais elle en gardait de la rancoeur. Quant à sa mère biologique, son existence même semblait taboue : à croire qu'elle était née dans un tube à essais de laboratoire.

Elle grimpa quatre à quatre les escaliers, poussa la porte de sa chambre et se dirigea aussitôt vers la pièce annexe, celle qui lui servait de salle d'entraînement. Les sabres étaient là, posés sur leurs présentoirs. Ce n'étaient pas de vrais sabres de combat, bien sûr : les armes étaient interdites sur tout le continent, et elle dissimulait soigneusement le katana et le wakizashi que sa tante lui avaient offerts. Mais c'étaient d'excellentes armes de compétition. Elle les prit en main, glissant le plus long dans sa main droite, et fit quelques passes, juste pour se détendre, seule contre le vide. Dans deux jours se déroulaient les Olympiades, et elle était favorite pour remporter la médaille d'or.
" Chloé, vous avez hérité du talent de votre mère", avait déclaré, admiratif, son entraîneur.
Il ignorait qu'en réalité, elle était Eleina et non sa prétendue fille. Tout comme il ignorait à quel point combattre était facile pour elle, combien elle retenait ses coups pour ne pas attirer l'attention, et à quel point elle s'ennuyait de n'avoir aucun adversaire à sa mesure. Le seul qui lui avait donné du fil à retordre était son père biologique, et ils n'avaient combattu qu'une seule fois l'un contre l'autre, lors d'une de ses rares visites. Ce fut une leçon d'escrime mémorable pour Eleina, battue à plates coutures, et découvrant à cette occasion son géniteur sous un nouveau jour.
Elle prolongea l'entraînement au-delà du raisonnable. Pas plus d'une demi-heure ce soir, avait dit l'entraîneur : elle comptait bien y passer deux à trois heures au contraire. Elle avait besoin de se défouler... et d'oublier son ennui, surtout. Elle avait pris la résolution de repartir bientôt dans les terres du nord : passer ses journées à ne rien faire d'utile ne lui convenait absolument pas. Mais avant, elle avait une compétition à gagner.
Une de plus, songea-t-elle sans grand enthousiasme. Elle devait bien admettre, néanmoins, que c'était avec une arme en main qu'elle se sentait le plus vivante.
Elle était sensée se coucher tôt, également, aux dires de l'entraîneur... mais elle comptait au contraire passer une longue soirée à retravailler les enchantements protégeant ses armes -les vraies, pas les sabres de compétition.

[Vel Cheran]

Lorsque son entraînement toucha à sa fin, le soleil s'était déjà couché et la fraîcheur de la nuit se répandait sur la campagne artificielle. Les oiseaux diurnes s'étaient tus, remplacés par le chant stridulent des grillons et monotone des hiboux. La maisonnée était totalement silencieuse, et Eleina avait donc toute latitude pour se concentrer sur ses activités vespérales.

Son téléphone émit une petite vibration, signifiant qu'elle avait reçu un message. Encore concentrée sur la pratique du sabre, il fallut quelques instants à Eleina pour se rendre compte que la vibration venait de son téléphone crypté : celui dont seuls quelques habitants "indésirables" d'Utopia connaissaient l'existence...



HRP : un petit lien pour l'ambiance sonore...

[Voyageuse]

HRP : Joli... j'ai la même ambiance sonore dans mon jardin le soir...

Elle fronça légèrement les sourcils en se dirigeant vers la table de verre trempé qui lui servait de bureau, sur laquelle elle avait machinalement posé ses affaires pendant l'entraînement. Le téléphone crypté était le plus petit des deux, se dissimulant sans peine dans la paume d'une main ou au fond d'une poche. Il servait très rarement, et elle n'attendait aucun appel. Quoique, avec cette tentative de coup d'état de la matinée... il pouvait y avoir un lien. Elle espérait qu'ils avaient tous réussi à s'enfuir...
Elle effleura l'écran de son pouce -seules ses empreintes digitales pouvaient le déverrouiller- et appuya sur l'icône de messagerie. Qui donc pouvait chercher à la joindre ainsi ?

[Vel Cheran]

Un message s'afficha à l'écran :

Libertad m'a posé un lapin aujourd'hui, du coup ça sera pour une autre fois.
Mais le proprio du restaurant veut quand même nous faire payer la réservation et il se renseigne pour trouver mes coordonnées.
Fais gaffe qu'il ne tombe pas sur les tiennes.
Passe à la maison quand tu auras le temps.

T.

Évidemment, ce message ne faisait référence ni à un rendez-vous galant, ni au gérant d'un quelconque restaurant. Eleina en reconnut immédiatement l'émettrice, avant même d'en lire l'initiale : il s'agissait de Katharina, alias Théophile (un pseudonyme masculin un peu archaïque, pour brouiller les pistes, disait-elle), une activiste proche des milieux libertaires. Habituée à sa prose codée, Eleina put décrypter sans mal le sens du message, qui pouvait être traduit comme ceci :

Coup d'état manqué ce matin.
La police nous recherche activement.
Méfie-toi qu'ils ne trouvent pas un lien entre toi et nous.
Malgré tout, il faut qu'on parle, passe discrètement au QG si tu peux.

Enfin, il s'agissait d'une interprétation comme une autre. Le gouvernement, par exemple, aurait remplacé le terme "police" par "médiateurs", sauf s'il s'agissait de la police anti-terroriste (hypothèse probable), auquel cas la désignation officielle était la "BPC" : Brigade de Protection des Citoyens. Tout un programme.

[Voyageuse]

Eleina fourra le téléphone au fond de sa poche après avoir effacé le message. L'échec du coup d’état n’était pas réellement une surprise : depuis le début, elle leur répétait qu’ils n’étaient pas encore prêts. Des décennies d’observation l’avaient convaincue d’une chose : la seule façon de réussir un coup d’état était d’avoir dans leur camp les responsables des forces de sécurité, ou une bonne partie de celles-ci. Toute autre forme de tentative était vouée à l’échec.
Mais elle n’avait pas su en convaincre le groupe de jeunes idéalistes qu’elle côtoyait. Ils étaient convaincus de la justesse des idées qu’ils défendaient, et persuadés qu’avoir raison suffisait pour renverser le pouvoir en place. En cela, ils ressemblaient à la plupart des autres groupuscules qu’elle avait rencontrés par le passé, et parfois appuyés. Ils manquaient d’expérience, et surtout de soutien réel, tant parmi la population du pays -formatée dès le plus jeune âge pour soutenir le modèle de société existant-, que chez les forces de l’ordre. Un seul groupe avait presque failli réussir : cela remontait à plus de vingt ans et ils étaient dix fois mieux organisés, à l’époque...
Mais, pour ne pas attirer l’attention, elle taisait sa longue expérience, et, lorsqu’elle argumentait, affirmait tenir ces idées de sa mère disparue. Ce qui, bien évidemment, ne suffisait pas à leur donner le moindre poids. A leurs yeux, elle n'était qu'une jeune fille d'une vingtaine d'années, comme eux tous, dont la seule particularité était d'être la petite-fille d'un conseiller influent, et la fille d'une révolutionnaire inconnue d'un autre temps prénommée Eleina.

Après quelques minutes de réflexion, elle reprit le téléphone en main, pour une courte réponse, même pas signée.
« Besoin de soutien moral ce soir ? »
Elle n’avait aucune envie de les rejoindre dès ce soir : sortir de nuit paraissait immanquablement suspect, en-dehors des week-ends. Sans compter que les médias avaient conseillé à chacun de rester chez soi. Connaissant ses concitoyens, tout le monde allait obéir bien sagement. A moins qu’une réponse lui indique que sa présence était nécessaire immédiatement, elle irait demain. Il était inutile de se faire repérer alors que l’enquête battait son plein.
Elle ne craignait pas grand-chose pour elle-même : même si on découvrait qu’elle était mêlée à tout ça -son rôle principal ayant été de fournir le plan détaillé du Palais du Conseil et de ses égoûts, et d'aider à récupérer un stock d'armes à feu-, elle se savait apte à se tirer de la plupart des situations. Mais cela l’aurait ennuyée de causer du souci à ses parents.

[Vel Cheran]

Le téléphone resta silencieux pendant de longues minutes, avant de s'animer de nouveau, sur un message pour le moins surprenant :

Nouveau bassiste pour notre groupe de rock.
La météo annonce de la pluie, on verra ça demain.

Autant le passage sur la pluie était une classique métaphore pour le couvre-feu nocturne, autant cette histoire de groupe de rock échappait complètement à Eleina.

[Voyageuse]

Cette histoire de bassiste pouvait signifier une nouvelle recrue pour leur petit groupe d'apprentis-révolutionnaires... ou autre chose bien sûr. Dans le premier cas, elle espérait que ce n'était pas une taupe de la BPC. Mais ses jeunes compagnons, comme elle-même, sauraient se montrer méfiants.

Elle rangea le téléphone au fond d'une poche, immédiatement rejoint par le second -l'ordinaire-, et décida de descendre dîner : la protection de ses armes attendrait la veillée. A l'heure qu'il était, sa mère avait dû rentrer ou ne tarderait guère. Si elle ne la voyait pas, elle risquait de s'en inquiéter et de la distraire en pleine concentration.

Son père, lui, serait sans doute retenu tardivement au ministère, comme pour chaque situation de crise, et c'était préférable : elle évitait soigneusement toute discussion politique avec ses parents, qui ignoraient le soutien qu'elle apportait ponctuellement aux révolutionnaires et s'en offusqueraient certainement s'ils l'apprenaient. Le mode de fonctionnement qui avait été adopté sur tout le continent, plus d'un siècle auparavant, ne souffrait aucune contestation, et tous, ses parents compris, étaient persuadés de vivre dans le meilleur des mondes possible.
Peut-être avaient-ils raison. Il était difficile de le savoir sans avoir pu tester d'autres systèmes, et elle ne faisait qu'à demi confiance aux livres d'histoire qui évoquaient les excès des systèmes du passé, avec leur cortège de guerres, de misère, de pollution incontrôlée et d'injustices sociales. C'était si facile de réécrire l'histoire a posteriori. Aucun d'eux ne l'avait vécu, aucun d'eux ne pouvait mettre en perspective le présent en le comparant à d'autres modes de fonctionnement. Et si ce monde était aussi parfait, pourquoi y faisait-on taire la moindre contestation ?
Elle devait bien reconnaître, cependant, qu'ils étaient extrêmement minoritaires à voir les choses sous cet angle. Elle en connaissait une bonne vingtaine... ce qui était bien peu pour changer le monde. Peut-être un de plus, si son interprétation de cette histoire de bassiste était juste. Mais ça, elle le saurait demain... Pour l'heure, son entraînement lui avait creusé l'appétit.

[Vel Cheran]

Comme à son habitude, Hélène Danvers était rentrée sans faire de bruit, aussi Eleina ne fut-elle pas surprise en constatant qu'elle était déjà en cuisine, en train de s'occuper du repas. En entendant sa fille arriver, elle se retourna en souriant, un plat à la main.

Bonsoir, Eleina. Comment s'est passée ta journée ? Prête pour demain ?

D'une main, elle ouvrit le technofour et y plaça le plat vide. Après l'avoir refermé, elle pianota sur l'écran afin de programmer la fabrication d'une tourte aux légumes.

J'ai eu un message de ton père, leur réunion s'éternise un peu, il a dit de ne pas l'attendre pour le dîner.



HRP : je pars dans du vocabulaire inventé style science-fiction des années 60... Ou Retour vers le Futur 2, au choix.

[Voyageuse]

HRP : tu improvises comme tu le sens, je n'y connais pas plus que toi !

" Je m'y attendais, répondit Eleina d'un ton tranquille. Ils doivent discuter longuement des actions de communication à mener pour rassurer les citoyens..."
Elle parlait d'un ton totalement neutre, utilisant les termes qui lui semblaient les moins négatifs. En réalité, ils allaient étouffer l'affaire et accentuer la propagande.
" Tu as eu des échos ?, questionna-t-elle d'un ton détaché. Tu sais s'il y a eu des arrestations ?"
Elle avait à peine aperçu, sur un écran, une image de la Tout du Conseil, d'où s'élevait un maigre panache de fumée, sans même la lueur orangée d'une flamme. Avec une petite phrase signalant une tentative d'intrusion rapidement maîtrisée. Rien d'autre.

[Vel Cheran]

Assiettes ! lança Hélène à un interlocuteur invisible, en l'occurrence l'assistant virtuel de la maison, qui fit pivoter le placard le plus proche afin d'en présenter la face contenant la porcelaine, que la mère d'Eleina sortit et posa sur la table de la cuisine. Elle répéta l'opération pour les couverts.

La cuisine des Danvers était tout ce qu'il y avait de plus moderne et fonctionnelle : chaque élément de mobilier était positionné de manière optimale afin de gagner de la place tout en étant pratique d'utilisation. Cette disposition était le fruit d'algorithmes complexes développés par les entreprises d'ameublement intérieur, mis à la disposition de leurs clients les plus aisés. Placards pivotants, rangements dans les murs, le tout bénéficiant d'une esthétique raffinée, mélange d'aluminium inoxydable brillant comme au premier jour, de verre poli et de bois brut. On se serait cru dans une cuisine témoin.

D'après Denise, la plupart des terroristes ont été appréhendés. Je peux mettre les informations, si tu veux plus de détails. J'espère simplement qu'ils ne diffusent pas d'images trop violentes, sinon ça va encore donner de mauvaises idées aux jeunes...

[Voyageuse]

Eleina s'obligea à rester aussi impassible que possible. La plupart des révolutionnaires arrêtés... Elle eut une pensée pour Léa, pour Arnaud... Et les autres.
Et une subite inquiétude : combien de temps avant qu'ils retrouvent toutes les identités, en décryptant un téléphone par exemple ?
Non, corrigea-t-elle mentalement : c'était juste l'information officielle. Ils n'allaient pas annoncer que des personnes armées étaient dans les rues, à moins d'avoir vraiment perdu le contrôle des événements au point d'avoir besoin de la coopération des citoyens pour les retrouver...
La réalité, elle la saurait demain.
" Oui, je veux bien les infos, fit-elle d'un ton neutre. Je suis assez grande pour les*images violentes, moi !"

[Vel Cheran]

Vous avez demandé les informations, répondit la voix douce et apaisante de l'assistant virtuel.

Aussitôt, l'un des murs de la cuisine, totalement nu jusqu'alors, s'anima pour diffuser l'une des chaînes d'information en continu d'Utopia. Des images de voitures en flammes sur fond de musique dramatique s'affichèrent, tandis que la voix de plusieurs intervenants débattaient sur les mesures à prendre.

C'est un problème d'éducation, s'exclamait l'un d'entre eux. Il y a une démission des parents, qui font des enfants comme bon leur semble et n'assument pas leurs responsabilités ensuite ! Ils ne s'en occupent pas, les laissent traîner dans les rues, à quinze ans ils vendent de la drogue et à vingt ans ils s'attaquent aux médiateurs et aux citoyens !

Je crois que l'on s'égare, reprit un autre. Ce qui est important, aujourd'hui, c'est de donner les moyens aux gardiens de la paix de faire leur travail correctement. On ne peut pas les assommer de procédures et limiter sans cesse leurs droits et dans le même temps espérer les voir maintenir l'ordre efficacement et empêcher ce genre d'organisations terroristes d'agir.

Mais avec quel argent ?, s'emporta un troisième. On ne va pas endetter encore plus l'État ?! Vous rendez-vous compte du coût des réparations après cette nouvelle attaque ? Le contribuable ne peut plus soutenir de telles dépenses !

J'ai toujours dit qu'il fallait privatiser les services de police... acquiesça un quatrième.

De médiation., le reprit le présentateur.

Oui, pardonnez-moi, de médiation. Évidemment, je ne parle pas de séparer de l'État des services vitaux, tels que l'armée, mais je pense que le maintien de la paix et la protection des citoyens serait beaucoup plus efficace si l'on laissait libre cours à l'innovation résultant d'une concurrence libre et non faussée.

Mais ce n'est pas aux médiateurs de faire le boulot des parents ! reprit le premier.Il y a dans la jeunesse d'aujourd'hui un défi de l'autorité qui est incroyable ! Ils ne respectent plus leurs professeurs d'école, alors comment voulez-vous qu'ils respectent les gardiens de la paix ?

Pendant ces discussions, un bandeau déroulant affichait, en bas de l'écran, les informations importantes, préfixées d'un large "Alerte attentats" en lettres capitales :

Les principaux instigateurs arrêtés, d'après la BCV. Dix-huit voitures incendiées, cinq blessés dans un état stable. Le gouvernement n'exclut pas la piste de terroristes étrangers. "Nous ne céderons pas devant la barbarie", a affirmé le Président de la République. Le président a salué le "travail admirable" des services de protection des citoyens. Un projet de loi sur l'analyse génétique des prédispositions au crime sera examinée devant l'Assemblée en fin de semaine. Le ministre de l'intérieur promet le renforcement de la vidéoprotection dans la capitale.

[Voyageuse]

Eleina savait que ces discussions libres et ouvertes, en apparence, entre journalistes, n'iraient jamais au fond des choses. On agiterait en guise d'épouvantail, à tour de rôle, une privatisation des forces de l'ordre -de médiation-, puis le danger des jeunes à surveiller plus étroitement, on accuserait les parents, le enseignants, la génétique, et les mesures prises seraient un renforcement de la vidéosurveillance, et, peut-être, quelques lois liberticides ou quelques pouvoirs supplémentaires pour la police qui n'en manquait pas. Il y aurait certainement une analyse génétique, mais que ferait-on des résultats ?
" Tu crois qu'ils pourraient aller jusqu'à sélectionner les bébés à la naissance en fonction de leurs gènes ? Remarque, ils le font peut-être déjà..."
Même quelqu'un d'aussi calme et consensuel que sa mère devrait normalement être gêné par cette idée, lui semblait-il. Mais de là à comprendre les idées révolutionnaires, il y avait un pas qu'elle était trop âgée pour franchir...

[Vel Cheran]

Sa mère fit la moue tout en surveillant la préparation de la tourte à travers la vitre du four.

Je n'espère pas, mais c'est ce qu'on va finir par gagner avec cette violence dans les rues... Les rumeurs sur les camps de redressement font déjà suffisamment froid dans le dos !

Elle sortit quelques victuailles et deux verres, et se dirigea vers le salon pour l'apéritif. Alors que les deux femmes changeaient de pièce, le mur-télévision de la cuisine s'éteignit automatiquement, tandis que celui du salon, faisant face aux deux canapés en cuir qui entouraient une petite table basse, prit le relai.

Si ça ne te dérange pas, je vais mettre quelque chose de plus relaxant, on aura déjà un compte-rendu suffisamment détaillé quand Matthieu rentrera ce soir.

Hélène déposa la nourriture et les verre sur la table basse et prit une tablette en verre posée à côté. Après avoir pianoté quelques instants dessus, l'image de la télévision changea pour être remplacée par des formes abstraites, s'animant au rythme d'une douce musique psychédélique. Ce n'était guère surprenant, Hélène affectionnant ce style de musique reposante. Se dirigeant vers le bar, elle en ouvrit le rabat et commença à fouiller dans les bouteilles qui s'y trouvaient.

Trêve de nouvelles déprimantes, que veux-tu à boire ? Ah, mais j'oubliais, tu as une compétition demain, donc on va éviter l'alcool, j'imagine ? Tu n'as pas répondu à ma question, d'ailleurs, comment te sens-tu avant la compétition ?



HRP : hop, la musique appropriée.

[Voyageuse]

Eleina haussa les épaules.
" Je me sens... je ne sais pas... Détendue. Pas spécialement stressée en tout cas. Je crois que ce sera ma dernière compétition. J'ai moins de motivation qu'autrefois... ça doit être l'âge !"
En réalité, c'était l'absence d'enjeu réel : elle était trop certaine de gagner et pouvait même se payer le luxe de soigner particulièrement son style.
" Je retournerai sûrement dans le grand nord d'ici quelques semaines ou quelques mois : passer des années comme simple athlète de compétition, ça ne me motive pas plus que ça. C'est une expérience intéressante, mais ça devient répétitif au fil des ans. Explorer des territoires vierges, ou presque, c'est plus motivant... A moins bien sûr que mon père biologique veuille bien se décider à réapparaitre pour m'emmener visiter son pays.

[Vel Cheran]

Hélène poussa un soupir qu'elle voulut discret en retournant s'asseoir, posant sur la table une bouteille de jus de fruit et une autre d'alcool sucré. Après avoir fait le service, elle paru sur le point de prendre la parole, avant de se raviser.

Tu... repasseras nous voir, de temps en temps ? parvint-elle finalement à demander. Ce n'est pas un reproche, ne le prends pas mal, s'empressa-t-elle d'ajouter, tu n'es plus une petite fille depuis bien longtemps, tu peux vivre de tes propres ailes, comme tu l'as toujours fait d'ailleurs. Enfin, je veux dire, c'est bien que tu suives ta passion... Ne te sens pas obligée de rester auprès de tes vieux parents... Enfin, tes parents adoptifs... Même si, pour nous, tu seras toujours notre fille...

Hélène bafouillait, et tenta de masquer son embarras en buvant précipitamment une gorgée d'alcool, ce qui la fit tousser.

[Voyageuse]

" Oh... Bien sûr que je repasserai ! Excuse-moi, je ne voulais pas te faire de peine ! Tu sais bien, j'espère, que mes parents, c'est vous, juste vous. Mon père biologique ne compte pas, je l'ai à peine croisé... Alors t'en fais pas, je ne vais pas laisser tomber mes parents adorés... et je sais bien que le temps file trop vite, et que je dois profiter du temps qu'il me reste à vos côtés..."
Décidément, parler ainsi de leur mort inéluctable n'était pas très habile ni diplomatique de sa part, mais il était trop tard pour ravaler ses paroles. Elle espérait au moins avoir été convaincante dans sa protestation sur le peu d'importance de son père biologique. C'était sincère, totalement sincère, même si elle ressentait toujours une envie forte de connaître sa mère biologique.
Elle se leva et contourna rapidement la table pour venir poser ses mains sur les épaules de sa mère, déposant au passage un léger baiser sur ses joues ridées pour se faire pardonner.
" Tu sais, si je pars dans le grand nord, ce n'est pas si loin, avec les moyens de déplacement dont on dispose : je compte bien revenir vous voir régulièrement ! Ce serait encore plus facile si j'avais pu visiter Ambre : il parait que je pourrais ensuite me déplacer dans les Ombres pour me rendre là où je veux, dans ce monde ou ailleurs... Mais dans tous les cas, je promets de revenir souvent !"
La marche en Ombre restait quelque chose de flou à ses yeux, et elle n'était pas vraiment sûre de pouvoir se rendre exactement là où elle le souhaitait dans les ombres, mais elle préférait l'imaginer ainsi.

[Vel Cheran]

Pardonne à ta vieille mère, avec l'âge on a tendance à tout dramatiser ! répondit Hélène avec un petit rire forcé.

Elle n'était pas habituée à montrer ouvertement ses sentiments, aussi l'embarras le disputait au soulagement de voir sa fille réagir ainsi.

Mais tu as raison de vouloir profiter de la vie au lieu de rester enfermée dans cette ville où tu tournes en rond comme un fauve en cage. Ce serait égoïste de notre part de vouloir t'en empêcher... Et puis, sache que ton père et moi serons toujours très fiers de toi, quoi que tu fasses.

La conversation fut interrompue par la sonnerie du four, opportunité que saisit Hélène Danvers pour changer de sujet. Le dîner se déroula sans incident notable, la mère et sa fille n'abordant que des sujets légers ; Hélène paraissait plus détendue après avoir pu se décider à parler du futur départ d'Eleina, et elle se laissa à rire à plusieurs reprises.

Alors qu'elles entamaient le dessert, un bruit de réacteur se fit entendre à l'extérieur du manoir.

[Voyageuse]

Eleina écouta le bruit de réacteur d'une oreille d'abord distraite, continuant à discuter paisiblement de tout et de rien. Puis elle se souvint brusquement du message reçu un peu plus tôt dans la soirée : les autorités recherchaient tous les complices des membres du commando, y compris elle... Ce bruit de moteur, c'était peut-être eux. Ils pouvaient avoir mis la main sur un téléphone crypté, découvert qui à qui étaient destinés les appels... ou peut-être surveillaient-ils le téléphone de Katharina, et avaient-ils repéré via satellite l'endroit où se trouvait le destinataire du message envoyé tout récemment.
Mais cela pouvait aussi être son père qui se faisait ramener, après tout.
Elle se leva d'un air aussi tranquille qu'elle le pouvait, sans rien dire pour ne pas alarmer sa mère, et se rapprocha de la fenêtre pour jeter un coup d'oeil au-dehors. Juste... par mesure de précaution.

[Vel Cheran]

Alors qu'elle portait son regard sur l'allée, Eleina fut brièvement éblouie par les phares de la voiture descendant souplement vers le sol. Les portes latérales s'ouvrirent de concert, et Matthieu Danvers sortit du côté passager. La personne qui descendit côté conducteur lui était inconnue : il s'agissait d'un jeune homme à la mise soignée, costume trois pièces, coiffé et rasé de près, transpirant la confiance en soi. Il devisait avec Matthieu et, si Eleina ne puisse entendre ce qu'ils disaient, elle put les voir rire, en particulier l'inconnu qu'elle devinait avoir éternellement un sourire aux lèvres. Les deux hommes pénétrèrent dans la maison tandis que le véhicule prenait de la hauteur pour aller se garer sur le toit. Hélène s'était levée et se dirigeait vers la porte pour les accueillir.

Bonsoir chérie, fit Matthieu en embrassant son épouse, désolé de rentrer aussi tard mais la réunion s'est éternisée...

Mais on est arrivés à faire avancer les choses ! s'exclama joyeusement le nouveau venu.

Oh, euh, je te présente Joachim Musin, qui nous a rejoints il y a quelques mois. Ma voiture est encore tombée en panne, et il s'est proposé pour me ramener. Ça ne te dérange pas s'il reste dîner, pour le remercier ?

Je ne veux surtout pas m'imposer précisa le dénommé Joachim sans cesser de sourire. Surtout si vous êtes en famille ce soir, ajouta-t-il en avisant Eleina.

Bonsoir monsieur et bienvenu chez nous, répondit Hélène avec toute la courtoisie mondaine dont elle savait faire preuve. Notre... petite-fille Chloé habite chez nous en ce moment, mais ne vous inquiétez pas, vous pouvez vous joindre à nous.

[Voyageuse]

Eleina salua le nouveau venu d'un signe de tête.
" Bonsoir," fit-elle avec un sourire, tout en le dévisageant avec curiosité.
Il y avait peu de personnes jeunes au ministère, du moins parmi les décideurs, et elle n'avait encore jamais rencontré cet homme à l'allure plutôt sympathique. Il y avait un bon moment, d'ailleurs, qu'elle n'avait pas mis les pieds là-bas, puisqu'elle disposait déjà de tous les renseignements qu'elle jugeait utiles.
Évidemment, sa présence signifiait qu'il allait falloir surveiller leurs paroles. A nouveau, elle devenait Chloé -alias Léna pour la résistance, pseudonyme suffisamment proche de son vrai prénom pour qu'elle puisse en faire une fausse identité crédible en cas de besoin.
Heureusement pour elle, sa compétition prochaine lui donnait un prétexte tout trouvé pour s'éclipser relativement tôt.

[Vel Cheran]

Malgré les protestations de leur invité, Hélène Danvers mit rapidement la table dans la salle à manger et y transféra le dessert à peine entamé (une tarte d'un fruit proche de l'abricot). Elle amena également quelques bouteilles, y comprit une bouteille de Leinders, un vin muté assez précieux, pendant que Matthieu composait un plateau de diverses charcuteries, terrines et crudités.

Eh bien, vous me recevez comme un roi ! commenta joyeusement Joachim. Du Leinders ! Je crois n'en avoir jamais goûté, mais il a une sacrée réputation.

Alors, c'est le moment ou jamais, répondit Matthieu en lui servant un verre.

Oh non, je n'oserais pas... Bon, tant pis, maintenant qu'il est servi, je me dois d'y faire honneur.

Une fois que tout le monde eut un verre, Musin leva le sien et consulta ses hôtes du regard.

À quoi buvons-nous ?

[Voyageuse]

HRP : vin muté.... on en apprend tous les jours !

Eleina avait suivi le mouvement sans grand enthousiasme, mais avec une certaine curiosité vis-à-vis de l'inconnu. Elle l'observait du coin de l'oeil, cherchant si elle devait le ranger dans la catégorie des jeunes arrivistes ambitieux parfaitement formatés, dans celle des fils à papa pistonnés, ou dans celle des faux idéalistes totalement acquis aux idées dominantes. Bien sûr, ce n'était pas en une soirée qu'elle parviendrait à une conclusion.

A sa question, elle répondit d'un ton assuré, accompagné d'un large sourire.
" Je ne sais pas... A vous, puisque vous êtes notre hôte ?"
Proposition qui présentait de double avantage de ne pas faire la moindre allusion politique, et d'éviter que sa mère ne parle de sa future médaille d'or du lendemain. Même si la seconde hypothèse aurait permis de s'éloigner de tout sujet dangereux, elle n'avait pas envie d'être regardée comme une bête curieuse, la danseuse de sabre, la fille qui coupe plus vite que son ombre ou quoi que ce soit de cet ordre-là.

[Vel Cheran]

Joachim haussa les sourcils d'un air surpris mais amusé.

Eh bien, c'est de bonne guerre ! À mon chauffeur d'un soir ! lança Matthieu en riant. Tous se joignirent au toast.

Non seulement vous me recevez avec un un dîner alléchant mais en plus en buvant à ma santé, je ne sais plus trop comment réagir à tout ça, fit Joachim avec une confusion qui parut un peu feinte à Eleina. En contrepartie, je vais devoir vous harceler de questions sur vos loisirs, afin de passer pour un parfait goujat !

À la seule condition que vous acceptiez de répondre à nos questions également, répondit Hélène avec un sourire.

[Voyageuse]

Eleina haussa un sourcil, mais ne fit aucun commentaire. Ce Joachim lui apparaissait particulièrement curieux, presque indiscret. Mais peut-être devenait-elle paranoïaque à force de devoir jongler avec plusieurs identités et de multiplier les secrets.
Elle faisait parfaitement confiance à ses parents pour éviter les sujets délicats : ils soupçonnaient déjà que ses allégeances pouvaient ne pas être des plus avouables, même s'ils n'en avaient pas reparlé depuis l'incident de sa jeunesse. Et ce n'était pas le genre de question qu'on aborde quand on est invité par des hôtes inconnus, lui semblait-il : Joachim ne voudrait pas passer pour impoli. D'ailleurs, il avait parlé de loisirs, simplement... donc il n'y avait guère de risques qu'elle trahisse ses liens avec les révoltés.
On allait plutôt parler sport, et même si on en venait à évoquer ses aptitudes hors du commun, c'était le genre de sujet sur lequel elle était rodée et disposait de réponses toutes faites. Il n'y avait donc pas lieu de s'inquiéter.
Détends-toi, ma grande, sinon il va croire que tu as quelque chose à cacher.
Elle trempa les lèvres dans son verre : le vin était délicieux et le savourer lui redonnait une contenance. Et elle attendit qu'il ouvre le feu des questions, puisque telle semblait être son intention.

[Vel Cheran]

Ce serait effectivement une bonne idée acquiesça Joachim avec son éternel sourire, avant de jeter un regard à Eleina. Pendant un bref instant, celle-ci eut l'impression qu'il répondait à sa pensée muette, avant qu'il ne se tourne de nouveau vers Hélène.

Eh bien, à vous l'honneur, madame !

Oh, je n'ose pas, je ne veux pas que cela passe pour un interrogatoire ! répondit-elle en rougissant légèrement.

Mes excuses, je suis parfois trop direct, mais j'aime casser un peu les convenances mondaines. D'expérience, c'est un bon ice breaker passés les premiers instants de gêne.

Les deux hommes avaient commencé à manger tout en discutant, sous les regards bienveillant de Hélène et plus réservé d'Eleina. La conversation se détendit peu à peu, dérivant sur Matthieu.

Le surf, ça remonte pas mal, j'étais jeune et insouciant à l'époque ! Tu me croiras si je te dis que j'avais des cheveux longs à l'époque et que je grattais des guitares sur la plage jusqu'à la nuit tombée ?

Noooon ! Matthieu Danvers, un hippie ?! Tu me mènes en bateau, là, allez !

Je te jure ! C'est même là que j'ai connu Hélène !

Quoi ? Vous aussi, madame ?

Ça fait longtemps, mais oui, j'ai eu aussi ma période de rébellion... Enfin, nous ne faisions de mal à personne, nous étions simplement des jeunes qui s'amusaient pendant l'été sur la plage. On refaisait le monde en chantant, et puis en grandissant on est revenus à la réalité.

J'imagine qu'on passe tous par là à l'adolescence, on a besoin de se définir par rapport au référentiel parental. Et vous, Chloé ? Vous avez aussi eu une période de rébellion contre la méchante société où on nous oblige à travailler pour gagner sa vie ?

[Voyageuse]

Et voilà, on arrivait à la question piège tant redoutée. Eleina avec écouté la conversation sans paraitre s'y intéresser, mais avec une pointe d'inquiétude en entendant les derniers sujets évoqués. On était loin des loisirs, lui semblait-il. Elle se moquait bien que ses parents aient eu une période rebelle -ou plus exactement, elle trouvait ça très sain et regrettait qu'ils aient trop vite été rattrapés par les idées dominantes : ils auraient pu s'entendre... Mais elle n'avait pas le temps de s'y attarder. Et ce n'était vraiment pas le moment d'avouer ses sympathies politiques alors que la moitié de ses compagnons de combat venaient probablement d'être incarcérés.
" Moi ? Et bien..."
Elle secoua la tête en souriant.
" Je n'ai pas eu à travailler pour faire plaisir à la grande méchante société, donc ça fausse un peu la question, vous ne croyez pas ? Moi, j'ai choisi un métier par passion, un métier où on explore les terres sauvages de notre continent pour y découvrir les pépites de vie sauvage qui y existent encore. Je ne travaille pas pour gagner ma vie, mais pour redécouvrir la nature qui dominait autrefois notre monde et le dominera encore après notre disparition."
Elle se tut un instant, plutôt fière de sa tirade énoncé sur un ton passionné -peut-être un peu excessif. Rien là-dedans ne pouvait lui porter préjudice.
" Remarquez... on peut peut-être considérer que c'est une forme de rébellion contre la société qui est la nôtre, non ? Quoique... je me contente en cela de suivre le modèle de ma mère, donc ça ne compte pas vraiment comme rébellion, je suppose !"
Elle se carra dans son siège et le fixa droit dans les yeux, décidée à contre-attaquer :
" Et vous ? Vous avez eu votre phase rebelle ?"

[Vel Cheran]

Oh, dans un sens, on pourrait dire que je n'en suis pas vraiment sorti. Disons que je ne me fais aucune illusion sur le fonctionnement de notre société, et donc, au lieu de rêver d'utopiques nouveaux mondes, je m'efforce de rendre le nôtre aussi bien que possible. Et je crois que nous n'avons pas trop à nous plaindre, l'un dans l'autre, conclut-il avec un sourire satisfait.

C'est vrai que Joachim est arrivé au ministère avec des idées plein la tête, ce qui a parfois un peu bousculé les vieux de la vieille comme moi, enchaîna Matthieu avec un clin d’œil. Il voulait tout réformer, tout moderniser... Il s'est un peu calmé, depuis, enfin je crois.

On va plutôt dire que j'ai compris qu'on ne changerait pas tout du jour au lendemain, alors j'essaie de prioriser ! First things first, on gère les problèmes de vivre-ensemble les plus pressés après avoir créé une task force dédiée, on verra ensuite pour moderniser les process, notamment en introduisant des devices next-gen dans le quotidien de tous nos co-workers... Et voilà, tu m'as piégé, Matthieu, je suis reparti à parler boulot !

Un pays voisin, ayant une puissance commerciale considérable, avait peu à peu exporté sa langue, proche de l'anglais d'Ombre-Terre, dans les milieux professionnels, ce qui expliquait le jargon utilisé par Joachim Musin.

On vous sent passionné par votre métier, c'est plutôt rafraîchissant, le rassura Hélène. Matthieu est pris dans la routine des années, alors j'imagine que ça doit le remuer un peu !

Celui-ci lui répondit par une mine faussement contrariée.

Peut-être, reprit Musin, mais ça implique d'être dans un bureau all day long. Pas comme vous, qui avez conservé le contact avec la nature, ajouta-t-il à l'adresse de Chloé. Si seulement on pouvait conjuguer les deux, ça serait parfait. Peut-être déplacer notre open space en pleine forêt...

[Voyageuse]

Eleina eut un sourire amusé et répondit d'un ton goguenard.
" Ça serait comique, tiens ! Les racines auraient tôt fait de bouffer les fils, les mousses coloniseraient vos capteurs solaires, les générateurs prendraient l'humidité et vous seriez obligés d'apprendre à communiquer en parlant face à face plutôt qu'en tapant des messages. Une vraie révolution !"
Elle secoua la tête.
" Vous savez, la nature, pas celle qu'on a recréée, mais la vraie nature, sauvage, n'est pas forcément compatible avec la technologie."

Tout en parlant, elle se demandait ce qu'il voulait dire par "task force dédiée". Elle n'était pas très familière de ce vocabulaire très en vogue dans les entreprises et administrations, mais en devinait généralement le sens, et dans "task force", il y avait "force"... S'agissait-il des forces spéciales chargées de régler leurs comptes aux révolutionnaires n'adhérant pas aux principe communément admis du "vivre-ensemble" ?
Non, là, c'est juste toi qui interprète à ta sauce. Ça n'a peut-être rien à voir....

Elle poursuivit, regrettant de relancer la discussion sur des thèmes liés au travail de son père, mais désireuse de savoir exactement de quel bord était ce jeune homme.
" En tout cas, vous avez fait fort, si vous êtes parvenu à révolutionner ce vieux ministère... Il semblait ronronner comme un vieux chat paisible, d'après ce que mon grand-père disait, donc pas du tout le genre à se laisser changer ses habitudes comme ça. Était-ce bien nécessaire ?..."

[Vel Cheran]

Joachim sourit en entendant les réserves d'Eleina sur son idée. Enfin, vu qu'il souriait à peu près en permanence, difficile de dire s'il réagissait à ces propos ou s'il restait dans son état naturel.

Effectivement, déménager en forêt n'est pas la meilleure des idées... Mais créer un bureau végétal, ça se fait à l'étranger, je crois. J'ai entendu parler d'une start-up qui accompagnait les entreprises pour green-ifier leurs locaux, je me renseignerai. Bref, pour répondre à votre question, ça n'a pas été simple et ça ne l'est toujours pas, mais je crois que certains dirigeants ont su se ranger à mes arguments...

En même temps, tu serais capable de vendre de l'eau à un puisatier ! intervint Matthieu en riant.

Ah tiens, je n'ai jamais essayé mais c'est un défi ! Encore faudrait-il trouver un puisatier encore en vie...

Mais bref, il est certain que si nous voulons que toute la société vive ensemble, toutes tranches d'âge confondues, il faut nécessairement que le ministère suive les progrès de la société. Si on stagne, on recule ! Il faut donner une image jeune et décontractée des institutions, pour que les moins de quarante ans s'y intéressent. Sans vouloir vous offenser, évidemment, ajouta-t-il à l'adresse des Danvers, ce n'est que de la com' après tout. Derrière la façade rénovée, on a besoin des idées et de l'expérience de tout le monde.

Ne t'inquiète pas, mon p'tit, j'me vengerai depuis la tombe ! répondit le père d'Eleina avec une fausse voix chevrotante et en levant le poing à son encontre. Ce qui frappa Eleina, car elle l'avait rarement vu aussi blagueur.