[Ambre] Rebma

[Galathée]

Rebma est le reflet sous-marin d’Ambre, située dans la mer qui s’étend sous le mont Kolvir. On y accède par un escalier caché, sur lequel on peut marcher, ni complètement dans l’eau, ni à l’air. C’est seulement sur cet escalier ainsi que dans la ville proprement dite qu’il est possible de respirer. Au-delà, l’océan reprend ses droits.
Un brouillard vert règne en permanence sur Rebma. Les immeubles y sont très hauts et d’apparence fragile. De larges avenues la traversent. Des poissons nagent dans les rues. Rebma est cependant un miroir et tout ce qui se trouve en Ambre s’y trouve également. De même, tout événement d’importance qui survient à l’air libre se reflète à Rebma.

Rebma est dirigée par la Reine Moire, qui vit dans son palais, une réplique du palais d’Ambre, voilé par le vert de l’eau et couvert de miroirs.

***

Quittant l’océan, Harold se glissa entre deux colonnes de marbre vert et l’atmosphère changea autour de lui. C’était toujours la mer, l’eau n’avait pas complètement disparu, mais il pouvait y reprendre une forme humaine et respirer. Ce qu’il fit, à l’abri d’un muret. Sa combinaison avait lâché dans l’océan pollué de son Ombre, au moment de sa métamorphose, et il sortit les vêtements de rechange qu’il avait emportés. Avec pareille dégaine, il serait sans doute rapidement intercepté par les gardes, mais il était le fils adoptif de la reine et il ne doutait pas d’être reconnu par l’un ou l’autre. Présenter ses respects à Moire avant de tomber dans les filets de Llewella était sans doute le plus logique, et il se mit en route vers le palais, où il savait qu’il les trouverait l’une et l’autre.

[Vel Cheran]

Rebma avait peu changé en son absence, mais il nota inconsciemment quelques différences ça et là : tel bâtiment avait été démoli, tel autre agrandi... Les passants ne semblèrent pas le reconnaître, vaquant à leurs occupations. Ce n'était guère surprenant, puisqu'il n'avait jamais été officiellement présenté à la population.

Une murène le doubla sur sa gauche, poursuivant une truite - ou jouant avec elle ? Ce n'aurait été guère surprenant dans ces lieux où les règles "habituelles" n'avaient pas cours. Levant les yeux, Harold constata qu'il était arrivé devant les portes du palais. Deux jeunes gardes étaient en faction, et ils ne s'écartèrent pas lorsqu'ils l'aperçurent.

"Si vous n'avez aucune autorisation officielle pour vous rendre au palais, veuillez circuler", annonça l'un des deux d'une voix qui se voulait assurée. Les sons étaient partiellement étouffés par l'eau, toutefois ils étaient parfaitement compréhensibles.

Un officier chauve à la barbe grisonnante sortit alors du corps de garde avec un air revêche. Il s'appelait Michal et était affecté à la surveillance des portes depuis aussi loin qu'Harold se souvienne.

"Allez, le petit vous a dit de circuler !" lança-t-il avant de poser son regard sur Harold.

Aussitôt, ses yeux semblèrent sortir de ses orbites, et il resta quelques instants figé sur place.

"Harold ? C'est bien toi ?"

[Galathée]

Harold se fendit d'un sourire un peu crispé. Il n'avait jamais été très à son aise avec le personnel du palais, mais il était soulagé de croiser rapidement une tête connue. Evidemment, pieds nus, dans ses vêtements d'un autre monde, il n'avait sans doute pas l'air aussi fréquentable qu'il l'aurait fallu, mais au fil des siècles, les gardes rebmans en avaient vu d'autres...
" C'est bien moi. Bonjour Michal. Pensez-vous que je puisse entrer ? Je suis attendu par la princesse Llewella... peut-être par ma mère, mais je n'en suis pas certain. Et j'ai besoin d'une paire de bottes."

[Vel Cheran]

"Bien sûr, bien sûr", répondit le garde, un peu déboussolé. "Pour les bottes, tu dev... vous devriez trouver de quoi vous changer à l'intérieur du palais, j'imagine."

Il mit une taloche au garde le plus jeune.

"Eh, toi, au lieu de bâiller aux corneilles, va prévenir le premier valet que tu croiseras que Harold est de retour et qu'il faut lui préparer ses quartiers et de quoi se chausser ! Et traîne pas, sinon ça va chauffer pour tes oreilles !"

[Galathée]

Harold eut un sourire embarrassé.
" Je pense qu'il doit me rester des vêtements dans une malle quelque part... Mais le protocole exige probablement que j'aille saluer la Reine avant d'aller me reposer. Je ne suis plus très au fait de toutes ces... conventions. "
Il ne voulait pas vexer le garde mais il ressentait brusquement le contrecoup de son périple à travers les ombres. Mine de rien, il avait voyagé longtemps, et loin, et si son corps supportait ce genre d'exercice avec une relative résilience, les derniers jours avaient été très agités.

[Vel Cheran]

"Fais comme tu... comme bon vous semble, ce n'est pas à moi d'en décider. Au moins, vos quartiers seront prêts", se justifia Michal en se massant la nuque d'une main.

"Bonne journée à vous, alors", ajouta-t-il en s'effaçant pour le laisser passer.

[Galathée]

Harold se glissa dans le hall et s'immobilisa un instant, pour prendre la mesure des lieux. Il détailla les murs, le plafond orné, les mille miroirs qui caractérisaient le palais, et réalisa qu'il ne ressentait pas grand chose. Nulle émotion grandiose, pas de colère ni d'anxiété, pas de nostalgie ou au contraire de dégoût, pas de joie d'être rentré, d'impatience de revoir sa mère, pas d'attente particulière, d'aucune sorte. Il connaissait cet endroit par coeur et y rentrer ne lui faisait rien. C'était peut-être triste, mais il ne parvenait pas à s'en persuader non plus. C'était ainsi.
Toujours pieds nus, il décida d'aller directement jusqu'à la salle du trône. Moire était à moitié nue la majeure partie du temps, elle ne s'offusquerait sûrement pas d'apercevoir ses orteils. Il pourrait toujours prétendre qu'il s'agissait là de la culture de l'ombre dont il rentrait. Cette pensée lui arracha un sourire et il se remit en mouvement.

[Vel Cheran]

Les portes de la salle du trône étaient ouvertes, laissant entrevoir des rangées de courtisans, occupés à discuter entre eux, échanger des faveurs et tenter de se faire bien voir. Le spectacle pouvait être déroutant pour un étranger, car certains groupes n'avaient pas les pieds au sol et nageaient tout en devisant, à divers degrés de hauteur dans la pièce. De manière plutôt pratique, des bancs et des chaises étaient fixés sur les murs, quelques mètres au-dessus du sol.

Près du trône, la reine Moire était en plein conciliabule avec sa sœur, Llewella, ainsi qu'un homme grand et filiforme, aux longs cheveux verts et dont la nudité était seulement masquée par un pagne d'algues et de coquillages. Il s'agissait de l'excentrique Justinien l'Auguste, maître d'armes de la Couronne lorsque Harold avait quitté Rebma ; à l'époque, il avait l'habitude de tomber en disgrâce et de revenir en grâce assez régulièrement. Moire, comme à son habitude, était peu vêtue, ce qui n'était pas surprenant à Rebma : des culottes de soie qui s'arrêtaient à mi-cuisse et un gilet translucide parsemé de coquillages, d'une matière difficile à reconnaître. Llewella, quant à elle, tranchait résolument avec le reste de l'assemblée puisqu'elle était vêtue de pied en cap, sa longue robe ne laissant voir que peu de chair exceptés ses bras.

[Galathée]

Harold resta au sol. Tout ce mouvement dans la salle provoquait en lui une étrange sensation, presque de la nausée. Sans doute avait-il perdu l'habitude de cette gravité imparfaite, n'ayant plus vécu que dans des Ombres purement terrestres. Il traversa la pièce d'un pas tranquille, sans attirer l'attention, droit vers la Reine et son entourage. Il n'avait pas l'intention d'interrompre sa conversation mais sans doute quelqu'un finirait-il par le remarquer. S'il parvenait à se glisser jusqu'à elle sans interception, il s'inclinerait et présenterait les hommages réglementaires — le protocole, en public, était inévitable.

[Vel Cheran]

Il était difficile de passer inaperçu dans la salle du trône. Plusieurs têtes se tournèrent sur son passage, et Harold crut voir des saluts discrets ainsi que quelques expressions de surprise. Alors qu'il n'était plus qu'à quelques pas de ses parentes, Llewella se tourna vers lui sans manifester le moindre signe d'étonnement, comme si elle s'était rendue compte de sa présence depuis longtemps.

"Te voilà. Tu as perdu tes chaussures sur le chemin ?"

Justinien se retourna d'un bloc et lui adressa un sourire exubérant, bras écartés.

"Harold ! Quel bon courant t'amène ? Tu as toujours des soucis avec tes parades en quinte basse ?"

Les sourcils de Moire se haussèrent en l'apercevant, et un léger sourire étira ses lèvres, accompagné d'un hochement de tête.

[Galathée]

Harold lui sourit en retour, en inclinant légèrement la tête. Il se demanda quelle image il renvoyait. Sûrement pas celle du gosse de 18 ans qui avait quitté Rebma toutes ces années plus tôt. Il avait immanquablement changé, quel qu'ait été le cours du temps à Rebma. Mais ces créatures, sa tante, sa mère, étaient rompues à ces métamorphoses triviales et ne s'en étonnaient plus guère. De leur côté... Elles n'avaient pas changé.
Il reporta son attention sur Justinien.
" Je crains de n'avoir pas progressé en ces matières."
Pour tout dire, il n'avait plus touché une épée depuis au moins quinze ans.
Il se tourna ensuite vers sa tante et jeta un regard faussement contrit vers ses pieds.
" J'espérais que la chose passerait inaperçue. Mais j'y remédierai dès que possible. Je ne voulais pas vous offenser."

[Vel Cheran]

Llewella parcourut l'assemblée du regard avant de reporter son attention sur Harold, une moue amusée sur le visage.

"Tu ne choqueras jamais personne à Rebma en oubliant une partie de tes vêtements. En Ambre, c'est une autre histoire."

Moire eut un petit rire. Comme souvent depuis que Harold avait appris leur parenté, elle semblait mal à l'aise en sa présence.

"Les vêtements importent peu lorsque l'on vit dans l'eau."

Elle fit un hochement de tête à destination de Justinien, qui effectua une extravagante révérence avant de se retirer.

"Lorsque tu auras eu le temps de poser tes affaires, passe nous voir dans mes quartiers", glissa discrètement Llewella.

[Galathée]

Traiter son sac aux trois-quarts vide « d’affaires » était assez cocasse, mais Harold ne releva bien évidemment pas.
« Je vais faire ça. » répondit-il sobrement.
Il adressa un signe de tête à Moire, puis recula, et retraversa rapidement la salle en direction du couloir. Il irait voir jusqu’à ses anciens appartements – vu la taille du palais, peut-être les lui avaient-ils laissés, tout compte fait – et y ferait peut-être une très courte sieste avant de retrouver Llewella. Tous ces mystères lui pesaient, mais il se sentait aussi de plus en plus fatigué, ce qui était sans doute normal après avoir parcouru des miles et des miles à la nage.

[Vel Cheran]

Même après toutes ces années, le chemin vers ses appartements était resté ancré dans sa mémoire, et ses pas l'y menèrent sans même y penser. Il les trouva inchangés depuis son départ : manifestement, à part y faire le ménage, le personnel n'avait touché à rien. Un valet se présenta à la porte et demanda si ses services étaient requis.

[Galathée]

Harold le congédia et referma la porte. Il goûta ensuite, un instant, au silence. Ses appartements étaient composés de deux pièces en enfilade, une première qui servait de petit salon et bureau, une seconde de chambre proprement dite. Peu sociable, il y avait trouvé refuge avec félicité pendant des années, mais il avait désormais l'impression qu'ils étaient étriqués, et reflet d'une enfance lointaine. Il marcha jusqu'à la fenêtre et l'ouvrit. Aussitôt, quelques poissons colorés et une méduse se glissèrent à l'intérieur, s'égaillant dans la pièce comme l'auraient fait des insectes à la surface. Il les observa avec un demi-sourire avant d'aller dans la chambre, ouvrir la penderie et y choisir une tenue plus adaptée aux lieux. Il n'avait jamais été très à l'aise avec la mode rebmanne mais il trouva un pourpoint et des chausses dans un tissu fluide, ainsi que des bottes en bon état. Il s'allongea ensuite sur le lit. Deux poissons bleu roi avec des bandes jaunes presque fluorescentes vinrent danser en cercles dans son champ de vision, une probable parade nuptiale, à moins qu'il ne s'agisse d'un combat.
Soupir.
Il était vanné mais il ne dormirait pas. Il se releva, chassa la fatigue de son visage en le frottant vigoureusement, tenta de discipliner ses cheveux puis mit le cap sur les appartements de Llewella.

[Vel Cheran]

Un valet patientait devant la porte des appartements, et annonça Harold dès qu'il le vit arriver. Llewella était seule, assise dans un fauteuil semblant fait de filets de pêche, mais à l'allure confortable. Quelques miroirs étaient disposés sur les murs de la pièce, donnant une sensation de vertige à qui n'était pas habitué.

"Ah, te voilà. Moire devrait nous rejoindre toute à l'heure."

Elle se servit un verre d'eau pure dont elle but une gorgée - par un étrange phénomène, les aliments et boissons ne se mélangeaient pas à l'eau de mer qui emplissait tout l'espace disponible à Rebma.

"Bon. Tu peux m'en dire plus sur ces supposées cousines ?"

[Galathée]

Harold la trouva un peu gonflée de lui soutirer ses informations d'emblée, sans circonvolutions, mais c'était la manière Llewella, et peut-être la manière ambrienne tout court. Ce genre de franchise était appréciable, tout bien considéré. Il s'était presque habitué aux masques humains. Il aurait pu tergiverser — le savoir était le pouvoir, dans bien des lieux — mais il en avait marre de marcher sur des oeufs.
" Je n'en sais pas grand chose."
Il les décrivit physiquement, rapidement.
" J'ai toujours pensé qu'elles étaient ce qu'elles prétendaient être : des ombriennes ordinaires, l'une géologue, l'autre pilote. Je bosse avec elles depuis des années. Je n'ai jamais rien décelé dans leur comportement. Je sais que je ne suis pas un champion des émotions humaines, mais quand même... "
Il haussa les épaules.
" Je suppose que, comme moi, elles avaient peut-être simplement envie d'expérimenter la vie loin d'ici... et puis qu'un père ou une mère bien intentionnée les aura recontactées... ou une tante, bien sûr."
Il lui adressa un sourire.
" Mais j'ai du mal à penser que sur cette infinité d'ombres... On se retrouve à trois, par hasard, dans la même. Est-ce que les Ambriens fonctionnent comme les aimants ?"

[Vel Cheran]

"J'ai déjà entendu une théorie à ce sujet, mais je ne sais plus si elle était de Dworkin ou de Fiona : nous déformons tellement les Ombres dans lesquelles nous séjournons que cela pourrait placer ces Ombres sur le chemin d'un voyageur passant à proximité. Mais trois, ça me semble être trop important pour être une coïncidence. Surtout quand ça se termine en tentative de meurtre."

Sa tante prit quelques instants pour réfléchir à la description délivrée par Harold.

"Et j'imagine qu'elles ne t'ont révélé aucune information susceptible de nous aider à les identifier ?"

Elle eut un petit rire amer.

"Mes frères et mon père ont semé tellement de bâtards sur leur passage que ça devient de plus en plus compliqué de tenir des comptes..."

Elle parut alors réaliser quelque chose.

"D'ailleurs, peut-être que toi aussi ?... Enfin, ça ne me regarde pas."

[Galathée]

Harold ne fut même pas outré et ne détourna pas la question.
" Moi, non, merci."
Il est vrai que semer aux quatre vents était une activité facile pour un homme, Ambrien de surcroît, mais il n'avait aucun goût pour la promiscuité des corps, et s'estimait vacciné contre la tentation d'essaimer, vu sa propre ascendance. Il ne se considérait pas comme un être particulièrement moral, mais il y avait des limites.
" Elles ont dévoilé leur jeu très tardivement...Nora a été attaquée pendant une de nos interventions. Par des chiens bizarres, intelligents, nous l'avons récupérée blessée... mais elle s'est enfuie en nous laissant seuls, moi et l'Ombrien qui m'accompagnait, et dans de beaux draps..."
Il secoua la tête.
" Latone semblait traquer Nora depuis longtemps, mais sans savoir que c'était elle... Elle m'a dit avoir hésité avec moi jusqu'au bout. A priori, elle n'a toujours pas compris que j'étais de la famille... ou alors elle a estimé que je n'avais rien à voir avec leur querelle. Ce qui n'est pas faux. Nora, par contre, m'a contacté par atout... pour jouer cartes sur table, je suppose. Elle savait à quoi s'en tenir concernant Latone. Elle a aussi parlé d'un Del... Del-quelque chose. Qu'un danger nous menaçait tous. Et que Del.... était le seul à pouvoir nous aider. Et puis vous avez coupé notre conversation."
Il lui semblait avoir tout dit. Tout ce qui avait retenu son attention, en tout cas, concernant les deux femmes.

[Vel Cheran]

"Navrée d'avoir interrompu une conversation par Atout, j'ignorais que c'était possible. Ce qui est plutôt étrange vu le temps passé à les utiliser... Enfin, c'est déjà un début. Si par le plus petit des hasards ces deux-là ont un rapport avec les troubles actuels, j'ouvrirai l’œil au cas où je croiserai quelqu'un dont le nom commence par Del."

Elle eut une moue dubitative, avant de poursuivre.

"Bon, je vais au moins te mettre au courant des derniers événements, qui m'ont poussée à te contacter : Iarbonel, le fils de Bénédict, a été tué d'une balle dans le dos dans une Ombre où les armes à feu ne sont pas censées fonctionner. Je ne sais plus si tu te souviens de qui est Bénédict, c'est notre frère aîné - enfin, le troisième plus âgé mais les deux autres sont morts depuis bien longtemps. Bref."

Llewella reprit une gorgée d'eau pure. Manifestement, elle rechignait à continuer.

"Le souci étant que... Bon," se répéta-t-elle, "on ne va pas y aller par quatre chemins : Corwin est le principal suspect. Ou en tous cas selon Bénédict. Quelques années après ta naissance, Corwin a mené une armée en Ambre, équipée d'armes à feu parfaitement fonctionnelles. Et un être a été aperçu près des lieux du crime, semblable à ceux qui accompagnaient Corwin à l'époque."

"Tu comprendras pourquoi je me suis inquiétée pour toi", se justifia-t-elle.

[Galathée]

Harold la dévisagea.
" Non, à vrai dire, je ne comprends pas." dit-il.
Il croisa les bras, suspicieux.
" Je pensais que personne n'était au courant de mon existence, pas même le principal intéressé. Est-ce que c'est en fait... une information partagée ? Avec des gens qui pourraient potentiellement me vouloir du mal ?"
C'était vraiment difficile à croire. Mais dans le même temps... Oui. Llewella n'était que sa tante. Elle pouvait décider de se servir de lui comme de n'importe quel pion : elle ne lui devait rien.

[Vel Cheran]

Llewella balaya les soupçons de Harold d'un haussement d'épaules.

"Ta mère et moi avons toujours tenu ton ascendance secrète. Mais nous ne t'avons pas enfermé dans un donjon. Qui sait si quelqu'un n'a pas additionné un et un pour obtenir deux."

Son visage arborait une expression agacée.

"Tu ne croyais quand même pas qu'après t'avoir protégé toutes ces années nous allions crier la vérité sur tous les toits ?"

[Galathée]

" Je n'en sais rien." avoua-t-il sans fard.
Il secoua la tête.
" Je dois dire que je ne sais pas quoi penser des... méthodes de la famille... et que je ne sais pas non plus exactement à quoi m'en tenir concernant vos motivations, ou celle de ma mère. Je sais que vous êtes persuadées, toutes les deux, que l'identité de mon père est un danger, depuis le jour de ma conception. Mais je ne vais pas rester dans un trou, à craindre pour ma vie jusqu'à ce que je grise. Je n'ai même jamais rencontré Corwin ! L'idée que quiconque puisse vouloir se venger de lui à travers moi... C'est absurde. Très... archaïque. Oeil pour oeil, quelque chose comme ça ? Misère... Je me souviens pourquoi je suis parti, là, subitement."

[Vel Cheran]

"À chacun son fardeau. Je ne pense pas non plus que ton existence doive rester secrète ad vitam aeternam. À l'époque de ta naissance, tu étais en grand danger à cause du conflit de succession entre Éric et Corwin, mais aujourd'hui, c'est différent. Je pense même que tu gagnerais à ce que ton existence devienne officielle. Il n'y a pas que des conspirateurs, dans la famille : j'ai aussi un ou deux frères et sœurs honnêtes. Enfin bref, je ne pensais pas trop à un risque de vengeance par projection, ce n'est pas du tout dans les manières de Bénédict. J'ai plutôt l'intuition que, si quelqu'un essaie de faire porter le chapeau à Corwin, alors ce quelqu'un pourrait peut-être avoir des raisons de s'intéresser à son fils. Mais peut-être que je ne suis qu'une vieille tante qui s'inquiète pour un rien."

Un léger sourire flotta sur ses lèvres.

"Peut-être aussi que j'avais simplement envie de te revoir."

[Galathée]

La déclaration prit Harold au dépourvu et il soupira.
" Mes excuses, ma tante, je me suis montré sans doute... un peu rude. Les derniers événements m'affectent probablement plus que je ne peux le mesurer. J'avais... une sensation de stabilité. Une vie. Une activité. Des... compagnons, à défaut d'amis. Je dois me réajuster. Me souvenir que notre condition fait que rien ne dure jamais. Mais les choses se sont enchaînées un peu vite...."
Il eut un sourire.
" L'imprévu n'est pas forcément ma tasse de thé. Ce genre d'imprévus du moins."
Il haussa les épaules.
" Mais soit. Ce qui est, est. Il faut faire avec. Je suis donc tout ouïe... Qu'aviez-vous en tête, à présent ?"

[Vel Cheran]

"Il pourrait être temps de te présenter à Vialle, la souveraine d'Ambre."

Llewella se tapota le menton de l'index.

"Son époux et elle tentent tant bien que mal de réunifier la famille depuis leur couronnement. Je suis donc convaincue qu'ils sont dignes de confiance et extérieurs à toute manigance. Te faire connaître d'elle te permettrait a minima de bénéficier de sa protection."

Elle prit quelques instants pour réfléchir à ses propres paroles.

"Être à la fois protégé par les couronnes de Rebma et d'Ambre a ses avantages."

[Galathée]

Harold avait toujours du mal à comprendre en quoi il avait besoin d'être "protégé". C'était un statut qui ne lui était pas très agréable. En fait, cela ne lui donnait qu'une seule envie : rester anonyme et retourner se perdre en Ombre. Malheureusement, apparemment, ce n'était plus une option.
Sa deuxième incertitude, il la verbalisa.
" Je ne comprends pas en quoi exactement le fait de rencontrer la reine Vialle va m'accorder un avantage... Je n'ai pas l'impression qu'appartenir à la famille royale ambrienne soit autre chose qu'une source d'ennuis. Etre originaire de Rebma aurait-il une tout autre fonction ? Je pensais que nous étions un reflet d'eux. Sur le plan... géographique... mais aussi..."
Il se tapota la tempe de l'index.
" En plus... Est-ce qu'elle n'a pas épousé l'homme qui est responsable du suicide de ma soeur ? Ça me semble un peu... branlant comme source de loyauté."

[Vel Cheran]

"C'était bien Random, mais il a changé depuis. L'adolescent inconséquent et roublard de cette époque n'aurait jamais pu accéder à la Couronne d'Ambre avec l'assentiment de toute la famille."

Llewella haussa les épaules.

"Je ne veux pas te forcer, à toi de voir si tu acceptes de rencontrer Vialle ou non. Je remarquerai simplement que tu t'es retrouvé dans un feu croisé entre deux Ambriennes, et que l'une des deux au moins était au courant de ton identité. À mon sens, quelques alliés supplémentaires ne seraient sans doute pas de refus."

[Galathée]

" Je veux bien croire que Random ait changé..."
Il poussa un bref soupir et secoua la tête. Il ne comprenait toujours pas pourquoi Vialle s'avérerait soudain une alliée, juste parce qu'il allait lui faire la révérence. Ils ne se connaissaient pas et il était bien placé pour savoir qu'il était impossible de se faire une idée correcte de quelqu'un en quelques minutes. C'était même impossible en plusieurs années. Mais Llewella avait l'air d'y tenir, et il était rentré pour lui faire plaisir.
" Je ne comprends rien à votre logique... mais vous êtes rompue à cette danse, vous la pratiquez depuis des siècles. Si vous pensez qu'il est utile que je rencontre la reine, je la rencontrerai."

[Vel Cheran]

"Bien."

Après avoir jeté un coup d’œil critique à sa tenue, elle se tourna vers le miroir le plus proche. La surface de celui-ci sembla onduler avant de se troubler quelques instants. Puis le miroir réfléchit de nouveau Llewella, et celle-ci fronça les sourcils.

"Elle doit être occupée. Tant pis, voilà Moire de toute façon."

En effet, la reine de Rebma venait d'entrer dans le salon. À peine son regard croisa-t-il celui de Harold que son visage adopta immédiatement l'air embarrassé qu'elle avait toujours en sa présence.