[Quête] Le mange pierre: chapelle du souvenir

[Lothringen]

Un, deux... six silhouettes sombres! Et cette intuition inexplicable qu'ici plus qu'ailleurs, il peinerait à tisser dans la Toile: sauve qui peut. Choisissant un azimuth au hasard dans la campagne couleur de cendres, Lothringen se mit à fuir de toute la longueur de ses jambes. Et en une seule enjambée, il changeait de décor...

Impossible de savoir combien de temps cela dura. Ses poursuivants ne lâchaient pas la traque, c'était certain, mais certains d'entre eux, encombrés par leur équipement, commençaient de se laisser distancer. Employant une ruse maintes fois éprouvée autrefois (mais ne vaudrait-il pas mieux tomber aux mains d'une patrouille elfique que de ses poursuivants?), Lothringen sauta derrière un repli de terrrain, se lança une invisibilité, et s'écarta aussitôt de l'endroit où il avait disparu. Les six hommes, dont pas un n'était mage apparemment, grognèrent un à un, se rassemblèrent, et râtissèrent inutilement le périmètre, en discutant entre eux. Ils s'exprimaient tantôt en un commun vaguement archaïque, tantôt en une langue étrange où le semi-drow croyait reconnaître les accents des incantations liées à ses boules divinatoires... Du nétherisse?

Finalement, les six hommes choisirent de retourner sur leurs pas. Lothringen ignorait si Salgissran avait lancé une sorte de téléportation, une sorte de dématérialisation temporaire, ou créé une sorte de portail à l'intérieur de la chapelle : c'est pour explorer cette dernière éventualité qu'il décida de les suivre. Leur retour ne dura guère longtemps; peut-être ne s'était-il pas enfui si loin que cela, même si cela lui avait paru durer des heures. Les six hommes discutèrent à nouveau à quelques pas devant la chapelle, et finirent par passer l'un après l'autre à travers une sorte d'ovale magique qui flottait là, au-dessus du sol, et où l'on voyait tournoyer des fumées noires.

Lothringen,qui aimait comme tout mage, mettre un nom sur les choses, marqua alors une pause. Cet ovale était un portail, un portail conduisant très vraisemblablement au plan des ombres. Il en était à la lisière, une sorte d'entreplan flou entre le plan des ombres et le plan matériel. Cela expliquait l'irréalité des formes visibles. Ces hommes qui parlaient nétherisse étaient des shadovars. Salgissran était un de leurs chefs, l'étrangeté de sa magie venait de ce qu'il tissait dans la Toile de Shar, un... reflet. Ragaillardi d'avoir tant nommé, Lothringen se secoua mentalement: les choses n'allaient pas si mal que cela, il lui suffisait à présent de trouver un moyen de retourner dans le plan matériel. C'est dans cette idée qu'il retourna dans la silhouette brumeuse de la chapelle du Souvenir.

Il n'y découvrit pas de portail, mais une forme sombre qui s'affairait sur un gros bloc immobile; en s'approchant, il reconnut Salgissran de Veldur, assis sur l'autel, qui s'efforçait de bander ses plaies. Contrairement à ce qu'avaient pensé ses accolytes, il n'avait pas immédiatement repris le trajet du retour, plus grièvement blessé, sans doute, qu'il ne l'avait pensé dans le feu de l'action. Et Lothringen avait sous les yeux l'homme qui avait jeté une pierre sur le ventre d'Althea, mettant en péril la vie de la mère comme celle de l'enfant, gratuitement, juste pour les occuper ailleurs. Il le contempla jusqu'à ce que son envie de meurtre devienne irrésistible; alors il lui rendit la monnaie de sa pièce, et, par le même sortilège, projeta une pierre du choeur derrière la tête du mage: pris par surprise, Salgissran bascula en avant, dans la cage de l'escalier découvert par le déplacement de l'autel.

Ensuite, tout alla très vite. La statue bondit de son socle avec la légèreté d'un voltigeur, courut jusque dans l'escalier, et abattit son épée sur Salgissran avait que celui-ci n'ait eu le temps de réagir.

Dans le plan matériel, la statue – la seconde, celle qui faisait pendant à celle de Corwin - quitta ausssi son socle, mais avec le pas aussi lourd qu'un golem, et le sol tremblait. L'helmite la vit se diriger vers l'escalier, frapper les marches d'un coup d'épée de pierre fracassant, puis se redresser, face vers l'extérieur, et s'immobiliser à nouveau, dans sa position antérieure, comme un soldat au garde à vous.
Au même moment, Lothringen, délivré du sortilège par la mort de Salgissran, se rematérialisait sur le sol de la chapelle, littéralement épuisé par l'aller-retour.

"Vous tombez bien, l'accueillit Corwin, j'ai besoin d'aide."

L'esprit un peu embrumé, le semi-drow rampa jusqu'à lui. Il vit Althea allongée, en nage, la serviette sur les jambes. Corwin avait posé un récipient près du feu et y faisait bouillir de l'eau.

L'helmite ne lui laissa pas de répit. A destination d'Althea comme de Lothringen, il reprit:

"L'enfant ne passe pas; la dernière solution est de tenter une épisiotomie."

Pas de réaction. Il tira par le manche le couteau qu'il avait posé dans la casserole d'eau bouillante, puis le passa machinalement d'une main dans l'autre pour refroidir la lame un peu plus vite.

"Cela consiste à prolonger l'ouverture à l'aide d'une incision, en direction de l'anus... "

"De la boucherie! Althea risque d'y laisser ce qu'il lui reste de sang..." protesta Lothringen, impressionné par la quantité de rouge sur les linges.

"En partie, mais l'enfant passera enfin sans problèmes, et il me reviendra alors de lancer les sorts de soin assez vite pour endiguer l'hémorragie... C'est risqué, bien sûr, mais vraiment, je ne vois pas d'autre solution: si nous ne faisons rien, nous pouvons perdre les deux. Cependant, la décision vous revient."

En disant ces mots, le prêtre s'était tourné vers Althea.

[Althéa]

Dans le brouillard toujours. Althéa s'était sentie hocher la tête, presque spectatrice de la scène, comme si elle avait quitté son corps. Corwin s'était de nouveau penché. Plus rien d'autre n'importait à présent que ce petit être se battant pour venir au monde, et elle allait l'aider. Nouvelle explosion de douleur, nouveau flot de sang.

L'enfant, peut être effrayé à l'idée qu'on fasse du mal à sa mère recommença à avancer. Elle l'avait aidé de nouveau en poussant. Cette fois, elle atteignait ses dernières forces.

Elle avait vu un léger sourire sur le visage de Corwin, il avait prononcé quelques mots qu'elle n'était pas parvenue à entendre. Il s'était redressée, une petite forme hurlante dans les bras. Il lui avait administré une tape sur les fesses et s'était tourné vers Lothringen. Elle n'entendit pas la suite, elle venait de perdre connaissance.

[Lothringen]

Corwin abandonna le petit paquet hurleur dans les bras de Lothringen pour commencer de s'activer autour d'Althea et de ses deux autres malades, lançant de gauche et de droite ses derniers sorts de soin. Le semi-drow remarqua que le prêtre avait désarmé Hugo, qui dormait un peu à l'écart des autres. L'ex statue de Helm reposait d'un sommeil beaucoup plus agité, en revanche, mais sa fièvre était légèrement tombée. Peut-être cet homme s'éveillerait-il bientôt pour de bon...

Après un temps d'hésitation, Lothringen trancha le cordon d'un coup de hache sur le dallage qui aurait définitivement faussé toute arme moins magique, mais qui entailla plutôt le marbre, et sur une belle épaisseur encore. Avec des gestes plus précautionneux, il fit un nœud sur le nombril, puis entreprit de sécher le nourrisson dans les replis de sa cape.

Après la douleur liée à la première pénétration de l'air dans ses poumons, l'enfant ne cria pas longtemps : comme sa mère, il était épuisé par l'âpreté de sa lutte pour la naissance. Il? D'un coup d'œil rapide à l'endroit décisif, Lothringen corrigea: elle. Les paupières obstinément plissées l'une contre l'autre, elle respirait régulièrement, sans parvenir encore à trouver le sommeil. Elle. Sa fille. Difficile de réaliser...
Elle avait la peau d'un beau brun cendré, et des cheveux aussi blancs que les siens. Une quarteronne de drow... Il essaya de l'imaginer dans quelques années. Le souvenir de dame Dunhallym lui prouvait que cela pouvait donner de très jolies choses.

Tout en la dévisageant qui s'enfonçait enfin dans le sommeil, Lothringen se demanda combien de temps avait duré son absence. Des heures et des heures, pendant qu'il visitait bien malgré lui l'outreplan... A l'est, sur la mer, une vague lueur signalait la proximité du matin.

[Althéa]

Son corps était perclus de douleur et elle avait chaud. Ces deux sensations harcelèrent Althéa au sortir de son inconscience. Et tout d'un coup une sensation d'absence. L'enfant qu'elle avait porté durant un peu plus de huit mois n'était plus dans son ventre. Ce petit être en elle qui lui avait donné des nausées, des coups de pied, qui l'avait empêché de dormir confortablement ... Ce petit être qu'elle avait attendu avec impatience, à qui elle n'avait cessé de penser depuis qu'on lui avait annoncé qu'elle l'abritait, ce petit être qu'elle avait aimé sans le connaître était là.

Peut être était-il né trop tôt, peut être la pierre du mage l'avait finalement tué. Il fallait qu'elle sache. Elle tenta de se redresser sur ses coudes mais son corps lui fit défaut et elle retomba sans forces sur sa couverture.

[Lothringen]

Tout, autour d'eux, dormait, même les mouettes, même le vieux clerc finalement rattrapé par la fatigue. Alors qu'il sommeillait lui-même à demi, Lothringen fut réveillé par les mouvements brusques d'Althea. Se détachant alors du pilier contre lequel il s'était adossé, il se leva à demi puis fit quelques pas pour se rapprocher d'elle, l'enfant toujours endormie dans ses bras. Il s'accroupit alors pour la lui présenter. Tout en écartant les pans de sa cape pour mieux révéler le visage encore un peu fripé, il chuchotait:

"La voilà: tout va bien. Un peu frêle, mais bien décidée à vivre: pas mal du tout pour une prématurée. N'est-ce pas?"

[Althéa]

Que pouvait elle répondre ? Elle s'était empressée de courir par monts et par vaux pour aider le vieux prêtre en pensant que l'enfant ne risquerait rien. Elle s'était même ruée dans la bataille pour porter secours à Lothringen. Elle avait joué les têtes brûlées, comme à son habitude mais cette fois, les conséquences avaient manqué être plus lourdes que quelques égratignures.

Elle regarda le petit visage paisible. Ainsi, c'était une fille. Une toute petite fille, sa fille. Ses paupières fermées comme ses petits poings. Elle la trouva belle, tout simplement. Timidement, elle approcha sa main pour caresser le petit visage endormi. Des larmes roulèrent sur ses joues. Elle interrompit son geste. Non, elle n'était pas digne de la prendre dans ses bras ni quoi que ce soit d'autre. Elle avait manqué la tuer. Et plus rien d'autre n'importait à présent.

[Lothringen]

Lothringen regarda le bras d'Althea s'écarter du bébé sans trop comprendre de quoi il retournait, et il ne fut pas davantage capable d'interpréter la mine gênée qu'elle venait de prendre. Pour les risques insensés qu'elle avait fait courir à sa grossesse ces derniers mois, il lui en avait voulu, bien sûr ; il était même plus que probable qu'il lui en voulait encore - mais il s'était passé tant de choses durant la nuit, à commencer par la naissance de leur fille, que cela lui était tout à fait sorti de l'esprit.

Aussi le spectacle d'une jeune accouchée refusant de prendre son enfant dans ses bras le laissait-il particulièrement perplexe.

"Prends-la", insista-t-il. Pour prévenir tout refus, il déposa le nourrisson sur les genoux d'Althea.

"Que t'arrive-t-il ? ..."

[Althéa]

Durant une seconde, le visage d'Althéa avait affiché une terreur panique. Si elle prit son enfant dans ses bras, ce ne fut que machinalement. Mais elle ne savait pas, ne pouvait pas, se sentait incapable en tant que mère, la plus mauvaise d'entre toutes. Elle se sentit soudain moche et nulle ... Des larmes amères roulèrent de nouveau sur ses joues.

Elle regarda de nouveau Lothringen, les yeux brillants. Elle n'osait pas poser ses yeux sur sa fille. Sa fille ... Non, c'était trop. Elle avait peur soudain, peur de lui faillir. Elle avait bredouillé :

"Je ... je ne sais pas. C'est ..."

Elle fut incapable d'en dire plus. ELLE venait de bouger. Elle regarda Lothringen complètement épouvantée.

[Lothringen]

Pas de doute, c'était très clair ! Limpide, même. Transparent... Lothringen n'avait pas les moyens de deviner ce qu'on ne lui disait pas. Althea avait été éloignée longtemps de Manost, des semaines, des mois durant, et cela ne faisait qu'une dizaine de jours qu'elle était rentrée de Lumenis. Il avait eu des échos de l'expédition, mais plutôt sous l'angle politique et militaire des choses.

Très pris par sa fonction, et surtout par les relations à normaliser au plus vite avec Helonna, il ne s'était pas précipité pour la voir. Elle lui avait rendu la politesse... Et à présent, il se demandait ce qu'il s'était passé, là-bas, avec son lumenien, cet homme qu'elle allait épouser, avait-elle dit, avant même de se savoir enceinte. Agrippa avait-il refusé l'enfant ? Avait-il exigé qu'elle le rejoigne sitôt accouchée, qu'elle l'abandonne ? Etait-ce pour cela qu'elle pleurait ?


"Je ne comprends pas", reconnut-il avec un soupir d'impuissance. " Est-ce à cause d'Agrippa, est-ce que... tu ne veux plus d'elle ? "

[Althéa]

"Mais qu'est-ce que j'en ai à fiche d'Agrippa ? Il est parti tu comprends ? Certains l'ont aperçu après la libération de Luménis mais il n'a pas daigné réapparaître officiellement. Et quand bien même il aurait encore été là ... C'est ma fille ! Et tu crois que je ne veux ... que je ne veux plus d'elle ? Tu crois que je serais prête à la laisser pour lui ou pour qui que ce soit d'autre ?"

Sa colère était montée d'un coup. Puis elle réalisa qu'elle avait parlé trop fort. ELLE avait d'abord sursauté. Puis, une grimace avait parcouru le petit visage paisible. Et le calme rideau de la nuit avait été soudain déchiré par un hurlement strident.

"Oh non, ce n'est pas possible. Mais qu'est-ce que j'ai fait ?"

Le petit visage naguère paisible n'était plus qu'une grimace de colère et le cri une révolte au nom de tous les dormeurs arrachés au sommeil. Pour être vivante, elle était bien vivante. Ses petits poings battaient furieusement l'air sans qu'elle ouvre pourtant les yeux.

Instinctivement, Althéa avait resserré ses bras autour d'elle et l'avait bercée doucement. Les pleurs avaient diminué peu à peu en l'espace de quelques secondes.

"Hé, hé, on dirait que ça marche. Houla, je ne suis pas bien maligne moi. Je suis vraiment désolée de t'avoir réveillée tu sais ? Enfin, j'imagine que tu ne comprends rien à ce que tu me dis, non ?"

L'enfant s'était totalement apaisée. Elle l'avait regardée de nouveau.

"Tu sais que tu es mignonne toi ?"

Althéa parlait, parlait pour se rassurer. Mais ses yeux guettaient le moindre changement chez le petit être qui constituait en lui seul la plus grande énigme de l'humanité.

[Lothringen]

Corwin s'était redressé sur ses avant-bras, les regardant d'un œil ensommeillé et passablement agacé. L'inconnu avait lui aussi repris connaissance, ou plutôt, il se remettait à délirer: plus question de repos pour lui. Il n'y avait qu'Hugo que rien ne perturbait... Et Althea ignorait royalement tout ce petit monde qu'elle avait réveillé d'une voix tonitruante pour finir par bêtifier devant sa fille - qu'elle rejetait deux minutes plus tôt, d'ailleurs.

Lothringen était soudain très las, mais aussi très énervé. Il avait eu son compte de cris et de fureur pour la journée, où il avait manqué mourir, une fois de plus, lui aussi ; il n'avait pas fermé l'oeil de la nuit, il était encore blessé assez grièvement en plusieurs endroits mais il n'avait rien dit pour ne pas gaspiller les précieux sorts de Corwin – et, pour tout dire, il n'était pas disposé à essuyer les sautes d'humeur de mademoiselle. D'autant que ce ton était d'un goût nouveau, auquel il n'avait pas l'intention de s'habituer. Hors de question de se chamailler comme un vieux couple sans en avoir seulement eu les avantages ! Qu'elle garde ses querelles pour Agrippa, ou quiconque se montrerait candidat au remplacement.

"Je vois... commença-t-il sombrement. Je suis désolé qu'Agrippa t'ait abandonnée mais ce n'est pas de ma faute ET JE NE TE LAISSERAI PAS ME CRIER DESSUS DE CETTE FACON. "

L'enfant se remit à crier, mais ça n'arrêta nullement le semi-drow. Tout le monde était déjà réveillé dans la chapelle, de toute manière. Les lamentations du bébé accompagneraient donc ses paroles comme un chœur de pleureuses, et les regards des anciens dormeurs comme une rumeur publique: soit!

"Un peu avant sa conception, tu as emmené ton père dans les ruelles de Melandis, et tu es revenue sans lui... On peut dire que ça ne t'a pas découragée, puisqu'au cinquième mois, tu as entraînée ta fille dans les ruelles de Lumenis, en pleine guerre civile. C'est vrai que tu es une grande guerrière, surtout à ce stade-là de grossesse, qu'auraient-ils fait sans toi. Je n'ose imaginer comment vous en êtes revenues vivantes... Mais on ne s'arrête pas là, oh non. car au huitième mois, tu l'as entraînée à la poursuite de ces voleurs dont tu te doutais un peu qu'ils ne vous rendraient pas volontiers leur prise, et nous voici..."

Il marqua une pause. Sa colère ressortait phrase après phrase, montait en douce, s'alimentait de ses paroles. Elle faisait vraiment bon marché de ce qu'il avait pu ressentir, durant tout ce temps. Moi, moi, moi...

"La pierre que tu as reçue aujourd'hui, cela faisait des mois que tu aurais pu la recevoir, et si ç'avait été le cas, ce ne serait pas une petite prématurée que tu tiendrais dans tes bras, mais bien un avorton. Alors je te trouve mal placée pour donner des leçons et élever la voix quand je m'inquiète. Alors j'ai le droit de te faire remarquer que l'abandonner, ce n'était pas forcément le pire de ce que tu pouvais lui faire..."

Exaspéré, il sortit de la chapelle, comptant que le grand vent du large le calmerait un peu. Il marcha jusqu'à la falaise pour contempler le jour qui se levait. Les embruns, la nature sauvage. Il avait déjà oublié les éclats de voix et son soucis était ailleurs. Il commençait sérieusement à se demander si Althea serait capable d'élever leur fille. Surtout seule...

[Althéa]

Althéa était restée bouche-bée quelques secondes. Les paroles de Lothringen l'avaient blessée, d'autant plus qu'il avait totalement raison. Oui, pendant tout ce temps, elle n'avait pensé qu'à elle. Ou pire encore, elle n'avait pas pensé du tout. Agir avant de réfléchir, encore et toujours. A chaque fois, ses expéditions avaient été lourdes de conséquence et pas seulement pour elle. Lamentable, elle était lamentable. Il n'y avait pas d'autres mots, aucune excuse. Rien qui puisse la racheter.

Elle avait de nouveau regardé sa fille. Elle avait cessé de pleurer presque aussitôt. Son petit poing serré, appuyé contre sa bouche, blottie contre elle, les yeux fermés, une sorte de sourire éclot sur son visage, elle semblait tranquille. Si fragile pourtant, comme la lumière d'une chandelle que le moindre souffle de vent pouvait éteindre. Un trésor fragile.

Des larmes revinrent. Des larmes amères.

"Je te demande pardon" avait elle murmuré, aussi bien pour sa fille que pour Lothringen.

Corwin toussa poliment pour lui signaler sa présence et s'assit à coté d'elle. Il n'avait rien perdu de l'échange houleux entre elle et Lothringen. Il n'en pensait peut être pas moins sur la prudence de la future maman et les risques inconsidérés qu'elle venait de faire courir à elle comme à son enfant mais préféra ne rien ajouter à ce sujet.

"Je crois qu'elle ne dort pas parce qu'elle a faim" glissa-t-il sur le ton de la conversation.

Comme Althéa le regardait complètement effarée, il hocha la tête et retourna à ses autres malades.
Une fois seule, Althéa replongea dans la panique la plus totale. Plusieurs fois, elle avait vu des mères allaitant leur enfant, et ce geste lui avait semblé comme allant de soi. Mais au moment de passer à la pratique ...

Elle défit les boutons de sa chemise, puis avait blotti sa fille juste sous son sein. Jusque là, c'était facile. Le bébé avait ouvert le poing, comme en attente. Elle l'avait guidée avec toute la douceur possible ...

Au début, le bébé tira trop vite et se mit à tousser, regimba quelque peu et elle craignit qu'elle refuse de boire. Mais l'enfant retrouva le chemin de son sein et téta tranquillement.

Althéa regarda une nouvelle fois sa fille, consciente qu'un nouveau lien s'établissait entre elles. Elle restait dans ses bras, se nourrissait d'elle avec toute la confiance qu'on ne lui avait jamais témoigné. Qu'importe ce qu'elle avait fait, l'enfant était là avec toute sa fragilité et toute son innocence. Et elle se rendit compte à quel point elle en était responsable. Jamais elle ne devrait rompre ce lien, lui faillir. Sinon, c'est chacune d'elles qui seraient détruites. Elle pleura à nouveau.

[Lothringen]

Lothringen mit du temps à revenir. Il était descendu sur des sentiers malaisés, à flanc de falaise, pour rejoindre la plage, et de là il avait marché, longtemps, jusqu'à ce que le soleil s'élève nettement au-dessus de la ligne d'horizon et que le vent humide ait lavé son visage.

Il s'était emporté trop vite, trop loin. L'épuisement nerveux avait fait ressortir des paroles dont il aurait mieux fait de s'abstenir... Mais Althea ne savait pas ce que ç'avait été, ces derniers mois: elle était partie à Lumenis, rejoindre son homme, indifférente aux risques qu'elle faisait prendre à elle-même et à son enfant ; dans le même temps, Ravestha était parti tête baissée à Lumenis, lui aussi, lui laissant l'empire sur les bras, le laissant lui aussi devant le fait accompli, se moquant bien de ce qu'il en pensait... Et dans le même temps, il n'avait pu contacter Mornagest, et les nouvelles qu'il en recevait par les services d'espionnage étaient de plus en plus alarmantes, et Mornagest non plus ne l'avait pas contacté.

Ces derniers temps, Lothringen avait été seul, submergé de travail, et réduit à attendre dans la solitude, dans l'impuissance et dans l'angoisse, des nouvelles toujours incertaines de tous ceux auxquels il tenait... Sans sa tâche de conseiller où il avait été sollicité sans cesse pour gérer l'empire et préparer une éventuelle guerre contre Lumenis au cas où celle-ci serait tombée aux mains du tyran, il est probable qu'il n'aurait pas pu supporter cela... Mais sans cette tâche, aurait-il eu à le supporter? Il se serait téléporté où il voulait, quand il voulait, afin de redevenir acteur de son propre destin...

La promenade le calma à demi, et il put enfin ravaler son amertume. Althea était revenue, l'enfant était née, le pire avait été évité et il était temps de songer au futur.

Il rentra à pas de loup dans la chapelle. L'inconnu s'était rendormi, Corwin veillait sur lui, et Althea allaitait... Il balaya la salle du regard.

"Mes excuses pour m'être ainsi donné en spectacle et... où est le serviteur?"

On regarda autour, et dut constater que ce dernier s'était enfui sans se faire voir.

[Althéa]

Elle aurait pu se proposer de se lancer à sa poursuite. Mais elle n'en avait ni l'envie ni la force. Pourtant, elle se sentait inquiète. Il n'avait certes pas eu le temps de combattre s'il était aussi puissant que son maître ... Peut être allait il tenter de réussir là où il avait échoué.

"Il va peut être essayer de s'emparer de l'homme dépétrifié. Ou peut être est-il caché dans la chapelle"

Dans tous les cas, elle ne se sentait pas du tout rassurée. Son regard se posa de nouveau sur Lothringen. Une nouvelle fois, il avait été blessé. Cela lui rappela son combat avec le dénommé Algernon. Un autre mage fou. Un autre temps, un autre cauchemar. Mais cette fois encore, il avait été là pour lui venir en aide. Et il l'avait toujours fait ...

"Je suis désolée moi aussi" souffla-t-elle.

[Lothringen]

A l'idée que cet individu pourrait s'en prendre à un homme inconscient, Corwin avait esquissé une grimace de terreur. Il s'était aussitôt levé pour entamer une fouille consciencieuse de la chapelle. A moins de supposer à Hugo des pouvoirs magiques, ce dernier n'y était pas. Et une détection de la magie ne révéla rien de plus qu'une forte intensité dans la statue de l'escalier et une autre dans les armes de Lothringen...

"Surveillez bien le blessé. Je vais aller voir les chevaux." Et, comme Althea allait protester, le vieux prêtre ajouta: "Inutile de vous inquiéter, notre fugitif n'est qu'un humain très ordinaire, qui vient de subir une forte commotion à la tête..."

Corwin avait pris le chemin étroit qu'un sort de feu avait tracé entre la chapelle et la route, et ils s'étaient retrouvés seuls, tous les deux. Pour la première fois depuis longtemps... Après un temps de silence, Lothringen murmura, les yeux fixés sur leur fille:

"La fatigue est mauvaise conseillère - je ne suis sûrement pas le père rêvé, moi non plus. La voilà fille de l'air, est-ce un début idéal dans la vie..."

Il osait à peine effleurer ses cheveux, comme s'il la pensait de porcelaine.

"Au fait, comment la nommerons-nous ? Y as-tu réfléchi ? "

[Althéa]

Donner un nom. Faire exister. Pour l'instant, elle était parce qu'on la voyait, elle vivait. Petite forme blottie contre sa poitrine. Non, elle n'avait pas réfléchi, pas encore. Elle la découvrait juste depuis quelques heures à peine.

Des noms lui vinrent à l'esprit. Ceux qui avaient croisé sa vie. Des proches, des plus lointains. Des visages aux contours de plus en plus estompés. Sa mère, ses soeurs, ses amies, ses proches. Mais aucun prénom ne semblait convenir. Peut être Lothringen aurait il une idée.

Leur fille laissa échapper un bâillement et se frotta les yeux, prête au sommeil, les paupières toujours closes. Une ombre de sourire passa sur le visage d'Althéa.

"Je ne sais pas. C'est plutôt difficile. Une grande responsabilité, non ? Et toi, tu as une idée ?"

[Lothringen]

Il contempla ce petit visage fermé, ces yeux obstinément clos, ces poings serrés. Tout dans ce nourrisson – comme dans tout nourrisson, sans doute – indiquait le refus d'un monde où il s'était trouvé propulsé bien malgré lui. Repli stratégique sur soi-même: un univers fait de chaleur, de sommeil et de lait maternel.

Il hocha la tête.

"Non. Il me semble qu'il est trop tôt..."

Après s'être tu quelques instants, il précisa sa pensée.

"Le choix d'un nom n'est jamais anodin. Avant l'adolescence... avant les drows... je n'avais pas de nom. Ma mère disait que c'était parce que dans la tradition de son clan ç'aurait dû être à mon père de me nommer. Je crois surtout qu'elle ne voulait pas choisir pour moi entre un nom de surface et un nom d'Outreterre... "

La question ne se posait même pas pour leur fille, bien sûr : elle serait de la surface, pour toujours. Restait une réticence à prendre une décision à la légère...

Le bébé attrapa son index et serra de toutes ses forces sa quenotte pour ne pas le laisser partir. Lothringen se mit à sourire sans trop savoir pourquoi.

"Nous ne sommes pas obligés de faire la déclaration de naissance tout de suite, mais il ne faudra pas trop tarder tout de même. Peut-être... Peut-être en saurons-nous plus quand elle ouvrira enfin les paupières. Il passe tant de choses par un simple regard..."

Il ajouta d'un air espiègle.

"Si elle a tes yeux, je prévois beaucoup de dégâts dans la gent masculine."

[Althéa]

Le bébé rassasié émit un petit soupir d'aise. Les coins de sa bouche s'étirèrent légèrement.

"Oh, regarde, souffla Althéa, on dirait qu'elle sourit"

Ils s'étaient replongés dans le silence, chacun dans leurs pensées, regardant leur fille sur le point de s'endormir de nouveau. Toujours ces yeux fermés. Quel était donc son monde ? De la chaleur, des voix amies auxquelles elle n'avait pas encore donné de nom, une substance chaude qu'on lui avait donné quand son ventre avait réclamé, des bras qui l'avaient portée. Oui, tel était son monde, ses couleurs, ses reliefs. Le reste, elle l'inventerait plus tard. Elle avait serré de nouveau le doigt qu'on lui tendait.

Voila maintenant qu'on la portait debout et qu'on lui tapotait sur le dos. Mais que lui voulait on ? Elle sentit de nouveau une sensation étrange dans son ventre. De l'air remonta à la surface. Elle laissa échapper un rot sonore qui la fit sursauter. Un autre bruit qu'elle ne connaissait pas. Les voix qu'elle entendait depuis quelques mois dans son abris millénaire se remirent à parler, doucement cette fois.

On l'avait remise sur dans les bras de la voix la plus grave. La voix la plus familière, celle qu'elle avait entendu le plus souvent lui caressait les cheveux. Elle n'avait pas encore sommeil. Pas maintenant. Encore quelques découvertes. La plus importante peut être. Voir ...

"Elle est en train d'essayer d'ouvrir les yeux" murmura Althéa.

hrp : le bébé est cannibale

[Lothringen]

Le bébé passa un bon moment à plisser maladroitement les paupières, puis il se décida : deux énormes pupilles braquèrent alors leur regard droit devant elles, en direction du visage de Lothringen, qui portait à présent sa fille. Stupéfaites, ces pupilles demeurèrent un long moment immobiles, à tenter de décrypter les formes et les couleurs. Que d'informations à la fois ! Cela bougeait, en plus. Et les voix s'étaient tues.

Les voix contemplaient ces yeux : ce n'étaient pas les yeux bleu sombre d'Althéa ; ce n'étaient pas les yeux d'un bleu plus clair de Thom Mérillym, le père de sa mère, ni ceux de Maïwenn. Ce n'étaient pas non plus les yeux parfaitement noirs de Lothringen, ni des yeux rouges de drow... C'étaient des yeux d'un vert intense : s''il avait grandi dans les richesses, le semi-drow aurait fait un rapprochement avec des émeraudes. Mais il pensa plutôt aux mille reflets d'un lac de montagne, sous un soleil d'été.

Il connaissait ces yeux. Il les avait vus sur le visage d'une vieille femme aux cheveux gris tressés en nattes, une femme mal vêtue, aux traits usés par la vie, mais qui n'avait jamais baissé les bras malgré les épreuves. Une femme qu'il avait quittée trop tôt, la première femme de sa vie. Quand il l'avait vue pour la dernière fois, ces yeux-là étaient en larmes... Comme elle aurait aimé se trouver là, dans cette chapelle, avec eux. Voir que son fils avait finalement réussi à se trouver une place dans la société surfacine. Voir sa petite-fille dans ses bras. Assister à la naissance de sa lignée...

Il se mit à parler d'une voix rauque et qui tremblait un peu.

"Elle s'appellera Leodacya."


HRP: toute mangeuse d'homme commence-t-elle par être papavore ?

[Althéa]

Althéa s'était souvenue du carnet de croquis fictif dont il lui avait parlé. Erzebeth, Tymora ... Deux femmes dont il lui avait parlé. Mais aucune n'était celle là. Il lui avait parlé d'une femme aux yeux verts. "Elle regarde pour l'éternité son fils qui la quitte" ... Les mots de Lothringen avaient résonné dans son souvenir ...

"Leodacya" avait elle répété.

Le bébé avait baillé et de nouveau avait frotté ses yeux. Voix grave avait resserré ses bras autour d'elle. Elle s'y sentait en sécurité. Elle l'avait regardé de nouveau. Il était fait de différentes nuances, plus foncées ou plus claires qu'elle ne percevait encore que très peu. Seuls importaient pour le moment son souffle et sa voix. Son silence. La voix familière s'était tue. Une main chaude et douce sur son front lui apprit qu'elle n'était pas loin. Leodacya ferma les yeux et sombra dans le sommeil.

Althéa avait chaud. De la fièvre sans doute. Son accouchement l'avait laissée épuisée, sans aucune force. Elle allait avoir du mal à se remettre. Mais le jeu de la vie valait toute chandelle. Elle sourit en regardant le bébé endormi dans les bras de Lothringen et ferma les yeux. Quelques minutes plus tard, elle dormait à son tour. Cela ressemblait plus à un évanouissement.

[Lothringen]

Lothringen était retourné s'adosser à un pilier, près de l'inconnu. Il était épuisé lui aussi mais il voulait attendre le retour de Corwin avant de s'abandonner au sommeil. Quant à ce dormeur, il n'allait probablement pas tarder à reprendre conscience: ses murmures avaient presque un sens... On y distinguait le nom de Helm, entre deux mots d'un langage humain étranger que Lothringen identifia confusément pour être du chondathan. Le rêveur n'avait pas l'air en paix et le semi-drow lui souhaita de revenir au plus tôt dans un monde plus lumineux et moins coupable.

"Me revoilà, lança Corwin en rentrant dans la chapelle. Comme je m'y attendais un peu, notre accolyte s'est enfui en prenant un cheval, on ne le reverra pas de sitôt. Il ne va pas mieux qu'avant, cela dit: il a encore vomi près de la charrette... J'aurais bien aimé le guérir pour de bon."

"Je ne pense pas qu'il représente un péril majeur, commenta Lothringen. Le mage a dû simplement se servir de lui pour apprendre les mœurs de Toril..."

"Ce mage... Ce soi-disant halruaan... c'était un serviteur des ombres, n'est-ce pas? murmura Corwin. Je m'en doutais un peu. C'était la même souillure immonde que j'ai ressentie contre moi, lors de la guerre de Shar... Mais que voulait-il?"

"Entrer dans ce souterrain, à ce qu'il me semble."

"Il ne vous en a pas dit plus?"

"Avant de mourir? Non. Et vous, avez-vous la moindre idée de ce qu'il y a dans ce souterrain?"

" Aucune. Si c'est un secret du culte, c'est un secret auquel de simples clercs n'ont pas été initiés..."

Le prêtre resta quelques temps songeur.

"C'est tout de même ennuyeux. Maintenant que l'emplacement a été découvert, sera-t-il sage de laisser ce que contient cette chapelle au même endroit?"

"Je vous déconseille de défier cette statue magique, Corwin..."

"Peut-être un rituel helmite saura-t-il lui faire entendre raison? ... Je redoute que ce mage ne soit pas tombé sur ma statue par hasard, en fait."

"Votre statue n'est plus et la seconde, une fois l'autel remis en place, ne sera plus visible... Peut-être ferez-vous des recherches complémentaires à votre retour en ville, je vous engage même à consulter Guiguemar d'Aulfray ou le Grand Emissaire sur la question, mais pour le moment, je vous suggère d'en rester là..."

Ils en étaient là de leurs discussions lorsque le dormeur se mit à se débattre comme s'il était en proie à une crise d'hystérie. Et toujours ce baragouin incompréhensible...

[Althéa]

Les gesticulations avaient réveillé Althéa en sursaut. Durant quelques secondes, elle se demanda où elle se trouvait. Dans le brouillard de la fièvre, elle entrevit l'homme allongé se débattre dans son sommeil. Un cauchemar peut être. Mais de quoi parlait il ?

Elle prêta plus attentivement l'oreille. Durant sa jeunesse, elle avait parcouru les mers sur le bateau de son père. Elle avait appris de ce fait de nombreuses langues et dialectes, jusqu'à devenir plus ou moins son interprète.

Arriverait-elle à le comprendre ?

[Lothringen]

Au début, elle eut peine ne serait-ce qu'à identifier le langage. Un langage humain, bien sûr... mais affecté d'un accent du sud à couper au couteau, et truffé d'archaïsmes syntaxiques et lexicaux qui le rendaient difficilement compréhensible. Avec un peu d'effort elle parvint cependant à reconnaître une langue qu'elle connaissait bien, puisque c'était le patois majoritaire au Téthyr, en Sembie, au Cormyr et en Amn... jusqu'à Eauprofonde, sa patrie.


L'homme paraissait répéter en boucle les mêmes paroles. Il y était question de Helm (destinataire muet de la diatribe, apparemment), de faute et de mission échouée. En fait, l'homme avait l'air d'avoir pris confusément conscience de sa réincarnation, et il s'accusait jusque dans ses rêves de n'avoir pu accomplir son devoir. De temps à autres, il oubliait Helm pour parler de "blendhi", mot qu'Althea ne rattachait à rien de connu. C'était en général dans ses moments-là que son agitation était à son comble, du reste. Corwin avait d'abord essayé de le plaquer sur sa paillasse pour le calmer, mais devant la force de son adversaire (sa vieille statue émoussée était apparemment un tout jeune homme bien bâti), il avait préféré le laisser se contorsionner librement, cependant que lui cherchait comment le réveiller...

[Althéa]

Un vocabulaire ancien. Visiblement, l'homme était resté pétrifié longtemps. Mais d'où pouvait il bien venir ? Un jeune homme solide, portant l'uniforme de Helm. Un patois plutôt connu. Althéa rassembla ses souvenirs, notamment sur ce qu'elle avait appris concernant la chapelle du souvenir ... Peut être avait quelque chose à voir avec ce passé là.

Elle prit quelques minutes le temps de formuler une question la plus intelligible possible, se pencha sur l'oreille de l'homme avant de lui murmurer dans sa langue.

"Faisiez vous partie de l'expédition Piedlevé ?"

[Lothringen]

Si Althea avait espéré que ce nom déclencherait chez cet homme un choc suffisamment violent pour l'éveiller pour de bon, c'était un échec complet. A supposer que l'inconnu ait entendu ses propos, ce qui n'était rien moins que certain compte tenu du grand intérêt qu'il accordait à son propre délire, ces mots ne lui inspiraient rien.

Corwin dévisageait Althea avec l'air de se demander à quoi elle jouait. Quant à Lothringen, il avait emporté le bébé sur les marches de la chapelle, dans l'espoir d'éviter de le réveiller une fois de plus.

"Vous comprenez ce qu'il dit ? Hum..."

Et après ces propos mémorables, le prêtre n'ajouta rien de plus, comme s'il attendait de voir l'effet de la prochaine tentative.

[Althéa]

Chou blanc, complètement. Mais à quoi s'attendre d'autre ? Avait elle voulu le traumatiser ? Le rendre hystérique peut être ? Qu'elle le veuille ou non elle avait des efforts à faire au niveau de la diplomatie.

Elle avait secoué négativement la tête avant de résumer ce qu'elle avait entendu. Peut être que Corwin aurait quelques éclaircissements à apporter à l'affaire ... Vu son âge, il aurait beaucoup plus de connaissances qu'elle sur les temps anciens. Mais elle se garda bien de lui faire part de sa dernière observation.

[Lothringen]

Corwin réfléchissait laborieusement. Il avait acquis de très nombreuses connaissances du temps de son noviciat, mais ce temps était loin et depuis lors il avait beaucoup plus approfondi sa pratique curative que son savoir pur. Ce dont, en général, les pauvres de Manost lui savaient gré...

"Il parle le chondathan...J'imagine que c'était sa langue maternelle et que c'est celle qui lui revient spontanément dans la semi-conscience de son délire, mais même si cet homme était né longtemps avant la chute de Néthéril, il doit connaître le commun; nous en aurons meilleur marché avec une conversation normale."

Il ajouta après quelques temps.

"Je crains qu'il n'ait été pétrifié ici au moment de la construction de la chapelle... Nombreux étaient les colons alors issus de ces régions, et les textes mentionnent tous la présence des statues. Il se sera sacrifié pour protéger l'entrée secrète."

L'helmite jeta un regard frissonnant sur l'escalier mystérieux, dont l'accès était désormais bloqué par la seconde statue.

"C'est une magie complexe dont le savoir s'est perdu au fil du temps, ce qui peut expliquer ce semi-échec. J'espère que ça en valait la peine."

Restait à réveiller l'individu. Il s'était épuisé tout seul à force de gesticuler dans le vide, mais il n'ouvrait pas les yeux pour autant.

[Althéa]

Plutôt complexe comme problème. Une sorte de jeu d'échec dans lequel la statue tenant son épée aurait été le roi. Quels étaient les autres pions en place ? Deux pillards que les statues avaient stoppé. Un homme dépétrifié qui avait gardé le temple sous une enveloppe de pierre. La fatigue aidant, il devenait d'autant plus difficile de penser.

L'homme était faible. Mieux valait ne pas trop l'agiter pour le moment. Attendre un peu. Peut être finirait il par se réveiller. Cela leur laisserait un peu de répit. Elle se rallongea plus confortablement et serra un peu plus la couverture autour d'elle. Elle se sentait sans force, trop faible pour marcher en tout cas. Elle regarda du coté de sa fille, endormie dans les bras de Lothringen. Ils formaient un tableau serein, rempli d'inocence et de tendresse. Elle ne put s'empêcher de sourire.

C'est alors qu'une idée saugrenue lui vint à l'esprit. Et naturellement, elle se garda bien de la laisser passer.

"Et si l'autre statue était elle aussi un homme ? Peut être pourrions-nous le dépétrifier aussi ..."

[Lothringen]

Corwin hocha la tête d'un air désolé, comme s'il voulait s'excuser de s'être aussi mal expliqué. Mais ce fut Lothringen qui répondit, preuve que le semi-drow, malgré la distance qui le séparait du petit groupe, avait fait l'effort de suivre la conversation.
Le mage parlait d'une voix monocorde, comme s'il récitait une leçon: et c'était bien ce qu'il faisait, du reste.

"L'autre statue était elle aussi un homme. En fait, la magie des statues gardiennes est censée fonctionner ainsi: un individu donne sa vie librement pour être magiquement transformé en une sorte de machine de guerre affectée à la protection d'un lieu, d'un passage, d'un trésor. C'est un rituel très difficile qui nécessite l'intervention de nombreux mages d'expérience... Au cours du processus, le sujet ainsi transformé est lui-même détruit sans retour.

Ce qui est arrivé à notre ami inconscient est le résultat d'un échec de ce rituel magique: au lieu d'être transformé en marionnette surpuissante, il a été tout simplement pétrifié. J'ignore comment les auteurs du rituel ont pu ne pas le voir. Sans doute était-il enveloppé d'une magie résiduelle quand ils l'ont mis en place... C'est pour cela que votre voleur a pu le retransformer, en tout cas.
Mais ça n'arrivera pas avec l'autre, conclut-il tristement. Avec l'autre statue, le rituel a fonctionné. Je sens d'ici la magie qui en émane..."

Corwin confirma.

"Oui, quand j'ai fait une détection de la magie tout à l'heure, je l'ai perçue aussi. Il s'agit d'une brute animée par magie, désormais, et rien de l'humain d'autrefois n'en demeure..."

Le prêtre laissa une nouvelle fois son regard tomber sur l'inconnu. Il avait voué sa vie à Helm, il avait entendu parler de statues gardiennes affectées à la défense de certains lieux mythiques, comme la Tour où fut jadis emprisonné Demorgorgon ; mais il n'était pas certain de comprendre que son Dieu puisse parfois exiger pareils sacrifices.

Il lança un sort d'apaisement, afin de calmer les angoisses de son malade, mais le seul effet fut de baisser le niveau sonore des gémissements.

[Althéa]

Althéa s'était tue. Son regard s'était perdu, en direction de la statue restante. Comment pouvait on aller au devant d'un tel sacrifice, et cela pour un dieu ? Autrefois, Thorm avait pris la vie de ses fidèles pour défendre sa ville. Si certains y voyaient un acte héroïque, mu par une nécessité implacable, elle n'y avait vu qu'un acte cruel et barbare. Il y avait d'autres choix, elle en était certaine.

Elle se tourna vers le petit être endormi dans les bras de Lothringen. La vie était précieuse, d'autant plus qu'elle était tellement fragile. Un rien pouvait la détruire. Comment les dieux, dans leur éternité pouvaient ils exiger cela ?

Elle pensa à Valkur, cette présence qui ne voulait rien d'autre que l'on croie en lui. Certes, il y avait des rituels avant les traversées, surtout les plus longues et les plus périlleuses. Mais rien d'autre. Les autres dieux étaient décidément exigeants ...

Sans qu'elle le veuille vraiment, son regard se posa sur Corwin. Et lui, qu'avait il sacrifié ? Il n'avait pas hésité une seconde à partir à la poursuite d'une statue en fuite, sans penser qu'il aurait pu y laisser la vie.

Elle soupira et referma les yeux. Quelques minutes plus tard, elle dormait à poings fermés.