[Lieu] Rivenalis

[Galathée]

Kerun avait accusé le coup sans broncher, jusqu'aux dernières paroles du barde.
" Je ne suis pas d'accord, pas complètement, dit-il. Je suis conscient que c'était ridicule, mais ne pas agir quand on en a les moyens, c'est ridicule aussi. Cette gamine ne m'a presque rien coûté. Je suis révolté, même, de voir à quel point elle ne m'a rien coûté. Je ne suis peut-être pas conscient de ce qui m'attend à Melandis et je compte m'instruire pendant notre voyage. Mais en quoi est-ce différent de ce que nous allons faire une fois que nous serons en ville ? Tu as le droit de ramener ta compagne. Voilà, je me suis trouvé quelqu'un à ramener. Peut-être un peu trop tôt, j'en conviens. Mais en y réfléchissant bien, ce n'est pas particulièrement dangereux : tout le monde achète de la chair fraîche, par ici. Je me fonds juste un peu mieux dans le décor."

[Taliesin]

-Kerun, si je m'étais abstenu d'intervenir, à Melandis, si je n'avais pas saisi les opportunités d'agir qui se sont présentées à moi, surtout les premières, les plus modestes... Les esclaves ne se seraient pas révoltés, Nwalk n'aurait pas pris le pouvoir à Lumenis et je ne serais jamais devenu le Monstre, répondit-il spontanément.
Il poussa un profond soupir, jeta un regard en direction de l'adolescente juchée sur l'un de leurs chevaux.
-Mais de toute façon, c'est trop tard pour en discuter : tu as fait ce que tu as fait et tu refuseras de te séparer d'elle. De plus, je n'aurais jamais le cœur de te demander une telle chose... Elle va donc nous accompagner et, par conséquent, il nous faudra trouver une autre couverture. Parce que le coup des deux matelots lancés aux trousses de leur bateau, ça ne prendra plus, avec la petite à nos côtés. Et comme la Vouivre est hors de notre portée, passée il y a peu mais poussée par des vents favorables, nous avons intérêt à en trouver une sacrément bonne, de couverture. Qui tienne tout le long du trajet.
Il se mit à faire les cent pas, les sourcils froncés.
-On pourrait essayer de passer pour une famille, mais il faudrait trouver un stock très important de maquillage et de teinture pour elle est-moi, souffla-t-il après avoir fait halte tout près du Luménien. De plus, ça risquerait de faire enfler les rumeurs à notre sujet, ce qui pourrait amener des gens à se poser des questions et à se lancer à nos trousses.
Il reprit ses allers-retours puis, tout à coup, s'immobilisa.
-Ou alors on pousse le bouchon encore plus loin et on achète d'autres esclaves, lâcha-t-il. On a une licence en bonne et due forme, après tout. Une caravane d'esclavagistes se dirigeant vers Melandis, ça n'attirerait pas le moins du monde l'attention. Et là, pour le coup, personne n'irait me soupçonner...
Oui, le Prophète Gris revenant à Melandis à la tête de bétail humain, ce serait une chose tellement paradoxale, tellement ironique que personne, jamais, n'irait l'imaginer. Cependant, il avait prononcé la tirade sur le ton de la plaisanterie : la chose réclamait sans doute trop de logistique pour être menée à bien.

[Galathée]

Kerun le regarda, éberlué.
" Tu ne crois pas que tu exagères un rien... J'ai juste... acheté une gamine qu'on allait balancer à la flotte. Oui, il faut sans doute que nous changions de couverture. Et alors ? Il y a mille raisons pour lesquelles deux types dans notre genre peuvent se retrouver sur la route. Nous cherchons du travail... Nous avons entendu parler des rumeurs de guerre avec Dorrandin et nous voulons nous engager dans l'armée... Nous avons de la famille en ville... Nous venons racheter notre vieille grand-mère qui a été faite esclave à cause de dettes il y a 200 ans... Que sais-je, moi ? Et oui, nous avons... une petite esclave. En quoi est-ce si extravagant ? Elle s'occupe de notre lessive et nous fait à manger... Il ne s'agit pas de soulever un peuple !"

[Taliesin]

Cette fois, c'est vers l'endroit d'où Kerun était venu qu'il jeta un regard. Puis ce fut un nouveau soupir. Cette histoire d'esclaves vendus pour une bouchée de pain ou jetés à l'eau l'avait troublé.
-Tu as raison, reprit-il. Mon idée n'était pas sérieuse, tu sais. Enfin, pas vraiment. Parce que, pour être tout à fait franc, j'imagine que t'avoir vu faire ça a réveillé quelque chose en moi. Un besoin de ne pas rester les bras croisés. D'où ma colère, probablement, aussi... Mais je dois m'en tenir à ce pour quoi je suis venu. Ma compagne, les disparus de ceux qui m'accompagnaient sur le bateau, et c'est tout. Rien d'autre. Je ne ferai pas deux fois les mêmes erreurs.
Il se tourna vers les chevaux.
-Allez, on part. J'espère qu'il y a un autre bourg pas loin, où je pourrai trouver de quoi me grimer. Sinon, et bien, on inventera une explication. Il y a d'autres elfes du soleil en terre mélandienne.

[Galathée]

Kerun pinça les lèvres.
" Je suis désolé d'avoir réveillé de vieux démons. Je ne serais pas intervenu si je n'avais pas craint pour sa vie, dit-il. Et je suis conscient que la scène se répétera, et que je ne pourrai pas toujours bouger. Je sais que nos priorités sont celles de la Réunion et que je devrais m'en tenir aux quatre personnes que vous avez promis de sauver. Le paladin, l'avocat, la petite soeur et ta compagne. Mais si j'ai l'opportunité d'en ramener un ou deux ou dix autres, sans que cela ne mette vos propres actions en péril, je le ferai. Je n'ai pas l'âme d'un révolutionnaire, je connais mes ordres et les enjeux."
Il fit volte-face, revint vers les chevaux.
" Sinon, nous trouverons toujours les plantes requises, pour ton teint..." ajouta-t-il avec un sourire.
La gamine les vit revenir avec un soulagement manifeste. Kerun se hissa en selle derrière elle.
" Est-ce que tu sais seulement parler ?" lui demanda-t-il.
Et elle ne répondit rien.

[Taliesin]

L'elfe resta un moment immobile, à fixer le Luménien. Frustré de n'avoir pu répondre à ses dernières paroles, il rumina mentalement ce qu'il aurait voulu lui dire. Kerun n'avait-il rien écouté ou rien compris ? Le barde lui non plus n'avait aucune idée révolutionnaire, lorsqu'il s'était retrouvé pour la première fois à Melandis. Non, au début, il souhaitait uniquement retrouver les ultimes survivants de la cité idéale. Puis, profondément touché par le sort des malheureux qui pullulaient dans les bas-fonds de la capitale impériale, il avait voulu les aider, dans la mesure de ses modestes moyens, se contentant de petites choses... Certes, avec le temps, ses efforts s'étaient intensifiés ; cependant, il s'était contenté de soulager leurs souffrances. Jamais il ne les avait incités à la rébellion. Et pourtant, cela avait suffi à mettre en branle le fatal engrenage... Après le lamentable échec du soulèvement des esclaves, les folles démarches de l'agent secret avaient fort peu de chances de déclencher une nouvelle insurrection. Toutefois, elles lui vaudraient des ennuis. Elles en vaudraient sans doute à toute l'organisation... Taliesin devrait donc tenter de les limiter au maximum, alors même que sa propre nature secourable le tenaillerait, alors même qu'être condamné à l'inaction le torturerait... Comme s'il avait besoin de ça ! Comme si atteindre l'objectif auquel il devait absolument se tenir ne serait pas déjà assez difficile !
Ne pouvant réprimer un geste de mauvaise humeur, il rejoignit sa monture, l'enfourcha et la fit pivoter. Il espérait que trouver la grande route de Melandis ne serait pas difficile et qu'ils auraient quitté Rivenalis sans être les témoins d'une autre scène révoltante. Parce que dans le cas contraire, parti comme il l'était, Kerun ne pourrait s'empêcher d'intervenir et d'accroître encore les effectifs de leur groupe.

[Galathée]

Personne ne s'opposa à leur départ, sans doute parce qu'ils étaient elfes et qu'on voulait leurs miasmes le plus loin possible du bourg. Plusieurs groupes à la mine pas toujours reluisantes s'écartèrent même pour les laisser passer. Sans doute la menace d'une contamination au travers du sang réfrénait-elle les ardeurs bagarreuses des plus agressifs. La route de Mélandis s'offrit ensuite à eux et ils reprirent le petit galop, Taliesin en tête, Kerun et sa protégée sur ses talons. Le terrain s'était aplani, les arbres étaient plus grands, le sol moins humide. Ils étaient encore loin du désert, loin de Melandis, mais sans doute ne verraient-ils plus la Houleuse avant d'atteindre leur objectif...