[Quête] Les méandres de la Houleuse

[Taliesin]

L'elfe récupéra aussitôt deux couvertures dans les bagages et les donna à ses compagnons de route pour qu'ils s'y emmitouflent. Il s'affaira ensuite auprès des chevaux, les attachant puis les déchargeant. Enfin, il parcourut la bâtisse et le terrain avoisinant en quête de bois. Allumer du feu ne serait pas de trop pour les réchauffer et pour égayer quelque peu leur sinistre refuge. De surcroît, grâce aux murs de la maison, les flammes seraient sans doute peu visibles depuis la route.
Qu'il rentre bredouille ou non de ses recherches, l'elfe ne tarderait pas, non plus, à distribuer eau et vivres : il doutait que l'adolescente soit en état d'avaler quoi que ce soit mais il essaierait malgré tout de la faire manger. Par ailleurs, il veillerait à ce que personne d'autre qu'elle ne touche à l'outre dont elle aurait usé pour étancher sa soif : si la jeune fille était malade, il était grand temps de prendre de sérieuses précautions pour éviter une contamination.

[Galathée]

Mais lorsque Taliesin revint, les bras chargés de bois, il constata que ses bonnes résolutions ne pourraient s'appliquer aussi aisément. Kerun s'était roulé en boule dans un coin et, vaincu par l'épuisement, paraissait dormir à poings fermés, vision étrange alors que jusqu'ici, il avait toujours usé d'une transe elfique très maîtrisée. Sa respiration était cependant régulière, ses traits presque détendus, et quand Taliesin posa la main sur son front, il ne perçut qu'une faible fièvre, finalement moins inquiétante que prévu. La jeune elfe, par contre, avait à nouveau vomi, et gémissait, les bras recroquevillés autour de sa maigre carcasse.

[Taliesin]

Comme les vomissements faisaient partie des trois symptômes de la Feuille Pourrie énumérés par la dénommée Béryl, comme le phénomène s'était répété en très peu de temps, le barde commençait à penser que ses craintes étaient fondées. Plus déprimé que jamais par cette illustration terrible de ce qu'il avait récemment décrit à l'agent secret - le fait qu'il ne valait mieux pas voyager en sa compagnie si l'on voulait échapper à un trépas prématuré -, Taliesin s'efforça de réfléchir aux moyens d'éviter le pire. Il n'y en avait guère, malheureusement, d'autant que s'approcher trop près de l'adolescente, c'était courir un grand risque de partager le sinistre destin auquel elle semblait promise. Se souvenant malgré tout de l'un des possibles remèdes évoqué par la Mélandienne, il s'en alla fouiller leurs réserves de vivres. Kerun avait tué un lièvre, la veille : si d'aventure il avait conservé son foie, il le sècherait au-dessus des flammes, le mêlerait à un peu de lotus noir et le ferait avaler à la jeune fille. C'était un traitement dangereux aux résultats fort aléatoires, mais... Avait-il un autre choix ?

[Galathée]

Contre toute attente, l'agent luménien avait conservé le foie de la bête, enroulé dans un morceau d'étoffe, comme s'il avait anticipé ce qui était en train de leur arriver. Ou du moins, Taliesin espéra-t-il qu'il s'agissait bien de ce morceau-là... Il le mit donc à sécher au-dessus du feu, essayant de ne pas le griller, puis fut forcé de fouiller, le plus doucement possible, le Luménien, afin de lui soutirer une partie de son lotus noir. Ce ne fut pas une mince affaire car Kerun dormait dans un état de crispation extrême. Il parvint cependant à atteindre l'une de ses poches et à en extraire une petite boule sombre.
A présent, il ne lui restait plus qu'à attendre que le foie soit prêt. La petite elfe gémissait de plus en plus fort et elle vomit à nouveau. Il eut l'impression que son teint avait foncé. Elle finit par s'allonger face contre terre, ses doigts blancs griffant le sol convulsivement. Une odeur nauséabonde s'en dégagea et il comprit qu'elle avait fait sous elle. Le foie était superficiellement sec, peut-être sur quelques millimètres.

[Taliesin]

Aussi critique que soit la situation, il devait se cuirasser contre les émotions et, surtout, ne pas confondre vitesse et précipitation. Il n'avait qu'une vague idée de la proportion de foie séché à inclure au mélange mais la quantité de cet ingrédient dont il disposait pour l'heure lui semblait par trop minime. L'adolescente devrait donc, malheureusement, endurer son supplice encore une poignée de minutes. Toutefois, tout en continuant son labeur, il lui prodigua des paroles réconfortantes, l'encouragea à tenir bon ; il réfléchit, aussi, à l'ustensile dans lequel il pourrait verser le remède... Quand tout serait prêt, il s'entourerait les mains de tissu, se protégerait peut-être même le bas du visage contre d'éventuels miasmes. Il était prêt à tout faire pour sauver la jeune fille, oui ; cela ne l'empêchait pas, cependant, de se montrer précautionneux.

[Galathée]

Tout en s'affairant autour du feu et de la jeune fille, Taliesin commençait insidieusement à ressentir les effets de la fatigue. Sans doute était-elle davantage émotionnelle que réellement physique, mais il percevait les protestations d'un organisme à bout, qui voulait rendre les armes et s'avachir un instant. L'absence d'Esther n'en était que plus désolante : il n'y avait personne pour monter la garde à sa place et même si leur feu était invisible depuis la route, et mourrait certainement avant le milieu de la nuit, les risques étaient grands. D'autant que dans cette partie du monde, les éventuels promeneurs n'auraient probablement pas les meilleures intentions du monde.
Le foie paraissait relativement sec, filandreux, mais il serait impossible de le réduire en poudre : ce genre de procédures devait probablement prendre des jours entiers sous un soleil de plomb plutôt que quelques heures à la flamme. Mais il n'avait rien d'autre à disposition et pas d'autre choix que d'essayer, aussi prépara-t-il sa mixture, un peu au hasard, avec la meilleure volonté du monde, cependant. La faire ingurgiter à la petite elfe fut une autre paire de manches, mais il y parvint à force de patience et d'encouragements. Elle avait cessé de grogner mais ses gémissements étaient de plus en plus douloureux, de plus en plus déchirants. Elle finit par se calmer et demeura inerte sur le sol, les grands yeux ouverts, la tunique souillée, fixant le vide mais aussi le barde, tressaillant au moindre craquement dans la nuit.
Taliesin, lui, avait désormais mal des chevilles aux épaules et ses yeux ne demandaient qu'une chose : se fermer pour un temps.

[Taliesin]

-Encore un peu de courage, mademoiselle : ce remède devrait apaiser vos souffrances et vous permettre de dormir avant peu, dit Taliesin tout en lui adressant un sourire empli de compassion, tout en espérant qu'il ne mentait pas.
Évidemment, il ne pouvait présumer du résultat que donnerait la mixture. Il était fort probable que l'adolescente n'en réchappe pas. Toutefois, si l'elfe lui avait offert une fin plus paisible en agissant ainsi, il essaierait de se persuader qu'il avait agi pour le mieux. On se réconforte comme l'on peut.
Il sortit de la cabane pour jeter l'étoffe dont il s'était protégé, revint à l'intérieur pour se laver les mains puis entreprit d'utiliser les décombres du toit effondré pour barricader la porte. Il savait que le fruit de ses efforts faiblissants ne retiendrait aucun assaillant, pas même quelques secondes. Cependant, repousser ces planches pourries ferait du bruit et, avec un peu de chance, l'arracherait au sommeil. Car il allait dormir. Il le devait, même.
Quand il en eut terminé, le barde alla s'assoir près de Kerun, dos contre le mur. Il avait placé son arc et son épée à portée de main. Il ne pouvait rien faire de plus.

[Galathée]

Il faisait froid et sombre. Taliesin sentait une douleur sourde pulser dans son organisme, une tension qu'il pouvait attribuer à la fatigue, mais qui paraissait plus profonde, viscérale, cramponnée à chacune des fibres de son corps. Soudain, dans un sursaut, la souffrance se contracta pour se concentrer dans sa poitrine, comme un poing en son coeur, et il eut l'impression que le souffle lui manquait. Elle explosa ensuite en mille aiguilles qui le lancèrent dans les épaules, le front, le ventre. Il eut un hoquet et vomit entre ses doigts, un liquide visqueux, brun terre, comme l'humus des bois, comme des feuilles pourries. Son regard se fit trouble, c'était à peine s'il parvenait encore à apercevoir Kerun, prostré dans son coin. La petite elfe sanglotait, mais il n'en distinguait plus qu'une forme imprécise.

[Taliesin]

Il s'était trompé. Le fait que l'adolescente soit atteinte par la Feuille Pourrie n'était pas la touche finale à l'affreux tableau que constituait leur situation désespérée. Non, cette fameuse touche finale, c'était qu'il en souffre également. La chose était si logique, compte tenu des circonstance, compte tenu de sa proximité avec la jeune elfe, qu'il avait dû la craindre en son for intérieur depuis un moment tout en refusant de l'envisager consciemment. Malheureusement, il ne pouvait plus nier la réalité, à présent.
Ainsi, il y avait de fortes chances pour qu'il trépasse dans cette sordide masure, sans avoir pu sauver Galathée et la ramenée auprès de Victor. Et bien sûr, le mal se déclarait au pire moment, alors que Kerun venait de perdre son compagnon animal et souffrait d'une grave blessure, ce qui les laisserait sans défenses face au premier voyageur mal intentionné rôdant dans les parages.
La cruauté de ce destin ignoble lui apparut dans toute son horreur et fit naître en lui une colère profonde. C'est d'elle qu'il tira la force de serrer les dents, de se lever, de préparer pour lui-même le remède incertain qu'il avait donné à l'ancienne esclave et, enfin, de l'avaler malgré les nausées qui ne le quittaient plus. Ultime tentatives pour essayer de contrer le sort qui s'acharnait sur eux. Sur lui.
Sans trop savoir comment, le barde réintégra la place qu'il avait quittée quelques minutes plus tôt, l'esprit dérivant, le corps souffrant le martyr. Il tenta de concentrer ses ultimes pensées lucides sur sa compagne, perdue à Melandis, sur son garçon, attendant leur retour parmi les Merlus... Il tenta, sans grand succès, de puiser du courage dans leur souvenir qui, déjà, allait s'étiolant.

[Galathée]

La douleur était vive mais l'épuisement commençait à prendre le dessus, la reléguant en arrière-fond, comme une mélopée lancinante, désagréable, comme un chant sinistre, mais qu'on entend presque plus. Il se sentit défaillir, mais les images qu'il conjurait demeuraient fortes. Une petite ferme. Un enfant qui court. Une femme qui sourit. Dans cet ordre. Dans un autre. Des visions furtives d'un autrefois plus lointain. Ruelles sombres, auberges emplies de musique, une ville et le ciel, des arbres qui dansent, une ritournelle jouée sur un pipeau. Cheval au galop. Le vent soufflant dans la voile d'un navire qui se déploie en claquant. La pluie. La lune. La neige dans un sous-bois endormi. Des rires aussi. Des larmes mais pas seulement chargées de chagrin. Des voix aimées et des voix craintes.
Un gamin qui pose une question. Un ruisseau coule, enchanteur, reflétant les rayons du soleil, quelqu'un marche pieds nus dans son lit. La bonne odeur du canard aux poires sauvages qu'on pose sur la table. Voler dans les nuages, à la vitesse de la brise, et le firmament paraît à portée des mains ! Des fleurs, des oiseaux, le goût du sang. Fracas. Soupirs. Des corps qui se rencontrent et qui échangent. Sueur. Joie. Une étreinte encore.

Et enfin la nuit qui prend tout.

(par ici...)